Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 309-314).


CHAPITRE XI

DEVOIRS DE L’HOMME ENVERS LUI-MÊME


Un mot d’abord sur la classification des devoirs adoptée et suivie dans ce livre. Il nous a paru juste de commencer par les devoirs envers Dieu, parce que l’homme, avant de se considérer comme individu ou comme partie du genre humain, doit songer et songe naturellement qu’il est une créature de Dieu. Cette pensée, en le reportant vers son origine, lui découvre sa fin, ainsi que le rôle qui lui est réservé par suite des belles facultés dont il a été doué. Rien aussi n’est plus capable de lui faire comprendre sa supériorité sur les autres êtres, que le sentiment de reconnaissance qu’il se sait tenu de vouer à son créateur, que l’attachement et l’amour qu’il ne peut légitimement lui refuser sans forfaire à sa conscience.

Cependant ni la vue, ni l’examen de son corps ne sauraient le confirmer dans cette conviction de supériorité sur le reste des êtres créés. Là ne réside ni n’éclate le témoignage de son excellence native ; là rien ne l’élève au-dessus de l’animal ; il se trouve la même organisation physique, presque les mêmes instincts et les mêmes appétits que lui. Il lui faut donc faire un pas de plus pour découvrir ce qui, en définitive, constitue sa nature noble et élevée. Et voici que soudain une lumière se fait ! Sous cette enveloppe matérielle que l’on appelle le corps, se révèle quelque chose qui brille d’un éclat plus vif que le diamant c’est le sceau ineffaçable apposé par le Créateur à l’être le plus parfait qu’il ait fait sur la terre, c’est l’âme qui participe en quelque sorte des perfections de Dieu, c’est l’image même de ce Dieu que l’homme s’est senti tout à l’heure le besoin d’aimer et d’adorer. Aussitôt le corps n’apparaît plus que comme l’instrument nécessaire à l’âme pour traverser la vie terrestre ; c’est le véhicule dont elle se sert ; c’est l’esclave mis à sa disposition. Mais dès lors aussi l’homme comprend qu’à moins de se dégrader et de déchoir de son rang, il ne peut plus consentir à laisser ce corps quitter sa condition de serviteur, pour essayer de dominer en maître, et ainsi il est porté à réfléchir à ce qu’il doit respectivement au corps et à l’âme.

Quant aux devoirs de l’homme envers son prochain, rien de plus naturel que de les placer après ceux que nous avons à remplir envers nous-mêmes. Ce n’est pas qu’ils en découlent comme de leur source ; tous les devoirs se rattachent à un même principe, à Dieu, et ont tous en conséquence le même caractère d’importance et de sainteté. Mais l’accomplissement exact et rigoureux des uns prépare et assure le triomphe des autres. Ainsi, n’est-il pas vrai que pour respecter son semblable, l’homme doit commencer par se respecter lui-même ? S’il ne craint pas de porter atteinte à sa propre dignité, quel caractère sacré aura pour lui celle de son prochain ? Rien ne s’enchaîne plus étroitement, et de la violation du droit en nous et par nous, on peut hardiment conclure à la violation prochaine ou éloignée du droit dans autrui.

Les docteurs israélites ont parfaitement aperçu cet intime rapport qui existe entre ces deux sortes de devoir. Aussi, leur premier soin a-t-il été de mettre l’homme en garde contre cette funeste maxime encore tant répétée de nos jours, qu’il est permis de s’avilir, de se dégrader, quand, après tout, on ne fait de tort qu’à soi-même. « Non, disent-ils, ne sois pas » méchant pour toi-même[1]. » Apprends qu’alors même que tes vices et tes désordres ne portent point en apparence préjudice à ton prochain, il n’en est pas ainsi en réalité ; car, serais-tu assez aveugle pour ne pas voir et comprendre que, dans ton cœur sillonné par la passion, il ne peut plus se trouver de place pour un bon sentiment ? Là où trône l’égoïsme, l’amour du prochain peut-il s’introduire ? Si tu oses flétrir ton âme et que, malgré ses droits évidents sur le corps, tu la laisses succomber sous la tyrannique oppression du corps, penses-tu posséder assez d’empire sur toi pour respecter scrupuleusement le droit de ton semblable ? Je ne te parle pas ici de tes devoirs envers lui. Le droit, rien que le droit ! Eh bien ! non, ton prochain n’aura qu’à te porter ombrage, il n’aura qu’à se trouver par hasard sur le chemin que tu parcours follement, tu ne te feras pas scrupule de le renverser comme un obstacle importun, et de fouler aux pieds ses droits les plus sacrés.

Supposons cependant que l’homme qui s’avilit à plaisir conserve encore assez de sens moral et d’empire personnel pour respecter ailleurs ce qu’il méprise en lui-même. Ce faible reste pourra-t-il pallier l’énormité de son crime d’avoir profané l’image de Dieu qu’il porte dans son sein, d’avoir refusé d’accomplir la tâche qu’il a acceptée avec la vie ? Car, qu’il le sache, ce n’est pas en vain que Dieu l’a distingué des autres êtres de la création par ce qu’il a mis en lui de noble et d’élevé. A cette distinction, Dieu a attaché une mission et un devoir formel. Le devoir est de se maintenir au rang où il a été placé, la mission est de développer tout ce qu’il y a de force et d’influence en vue du bien de l’humanité. Quelles que soient ses facultés intellectuelles, qu’il soit libéralement pourvu ou tout à fait dénué d’esprit, quel que soit le degré qu’il occupe sur l’échelle sociale, qu’il lui soit donné d’en atteindre le faîte ou qu’il soit condamné à végéter à sa base, rien ne peut l’autoriser à croire son action inutile au maintien de l’ordre universel. Rien n’est de trop dans l’univers ; chaque atome y trouve sa place, fait partie du tout et laisse un vide quand il vient à disparaître. L’ouvrier qui remplit sa tâche a autant de mérite que le patron qui s’acquitte de la sienne, et ce serait blasphémer Dieu que de se juger impuissant à servir ses desseins. « Ne me réponds pas que tu es trop jeune, dit Dieu au prophète Jérémie, va partout où je t’enverrai et publie tout ce que je t’ordonnerai[2]. » Dans aucun cas, l’homme ne peut donc s’imaginer que son avilissement moral ne soit nuisible qu’à lui seul. Ne pas prêter son concours actif à la société, c’est déjà travailler à sa ruine. Une machine est quelquefois détériorée par l’absence d’un petit ressort. La raideur d’un membre, le plus insignifiant en apparence, peut arrêter tout le mouvement du corps. Ainsi, chacun de nous forme un anneau de la chaîne immense et mystérieuse qui lie les hommes entre eux. Que, par conséquent, chacun de nous s’efforce aussi de tenir ferme les deux bouts de la chaîne dont il est l’anneau intermédiaire. C’est à cet effet qu’il a reçu les facultés supérieures dont il peut à juste titre s’enorgueillir. Qu’il étudie, qu’il examine les droits que possède chez lui la nature intellectuelle sur la nature animale, et il ne s’avisera plus, sous aucun prétexte, d’intervertir leur rôle et de donner la suprématie à celle qui en est indigne. Et du même coup qu’il saura ce qu’il se doit à lui-même, il comprendra ce qu’il doit à son semblable. Un respect en amène toujours un autre. Ni la vertu ni le vice ne marchent seuls ; ils ont chacun leur cortège.

D’ailleurs, si nous osons nous servir de cette comparaison, comment s’y prendrait-on pour rappeler un coupable au devoir, pour lui inspirer des sentiments meilleurs, pour le remettre dans le droit chemin ? De quoi lui parlera-t-on en premier lieu ? De sa propre dignité, de l’opprobre et de l’infamie attachées aux actes honteux par lesquels on asservit l’âme aux passions du corps. On lui fera comprendre que noblesse oblige, et qu’il lui est défendu de profaner les riches et précieux dons qu’il doit à la munificence du Créateur. Avec quelle promptitude il franchira ensuite l’espace qui le sépare du prochain ! Il ne sera pas longtemps à se persuader que, comme lui, personnellement, ne doit se priver d’aucun moyen de travailler à l’accomplissement de son devoir, de même il faut qu’il laisse à son prochain la liberté des moyens pour l’accomplir à son tour, et c’est ainsi que sa personne lui deviendra sacrée. Or, l’adolescent, s’il est aussi dépourvu de vertus que le criminel qui vient de nous servir de point de comparaison, a, du moins, sur lui l’immense avantage de posséder une âme tendre et flexible, une âme vierge et non encore flétrie par le vice. Quoi donc de plus facile que d’y jeter les semences d’une saine morale, en l’éclairant de bonne heure sur le respect qu’il se doit à lui-même ? Fécondées plus tard par le sentiment de la charité et de l’amour fraternel, ces semences germeront, pousseront des racines, grandiront et porteront de beaux fruits qui pourront devenir la manne nourrissante du corps social. Universellement reconnus, le respect du droit en soi-même et l’accomplissement des devoirs qui y correspondent engendrent la soumission et l’obéissance à la loi morale, et sont les plus sûrs garants de la pureté des mœurs.

Mais quels sont les devoirs de l’homme envers lui-même ? Voyons tout de suite comment le Judaïsme les comprend et les enseigne. Nous rechercherons après cela si le Christianisme et le Mahométisme ont su mieux faire que lui, ou si, ici encore, les principes dogmatiques professés par les deux nouvelles religions n’ont pas entravé l’épanouissement de cette série de devoirs. Seulement que l’on ne s’attende pas à nous voir détailler séparément les devoirs en vers le corps et ceux envers l’âme. L’homme est un être tellement complexe et si peu séparable, même en pensée, qu’il y aurait quelque difficulté à dire d’une façon tranchée : voici les devoirs envers le corps et voici les devoirs envers l’âme. Pour l’accomplissement des premiers, il est souvent nécessaire de quelques éléments des seconds et vice versa. Nous préférons donc réunir à la fois le corps et l’âme et examiner les devoirs négatifs envers le corps et l’âme pour de passer aux devoirs positifs envers les deux.

  1. Pirké Aboth, chap. II.
  2. Jérémie, chap. I, v. 7.