Rabbin Simon Levy
Féret, Maisonneuve. (p. 282-308).

§ III
LE CULTE PUBLIC

A côté de la crainte et de l’amour de Dieu se place un troisième devoir, celui de servir Dieu. Servir Dieu, c’est après avoir reconnu intérieurement et s’être convaincu par l’observation des faits de la nature ainsi que par la réflexion, que Dieu seul est véritablement grand en bonté, en puissance et en sagesse, l’honorer de nos hommages et de notre adoration, lui vouer une obéissance entière et parfaite, enfin lui adresser nos vœux et nos prières.

Ainsi, deux choses sont nécessaires, indispensables pour bien servir Dieu, d’abord de le connaitre, ensuite d’avoir le ferme désir de lui obéir. Et comme si l’on avait voulu rendre la tâche plus facile à l’homme, ces deux choses naissent ordinairement à la suite l’une de l’autre, sans effort aucun. Celui qui, en élevant ses pensées vers Dieu, est parvenu à se faire une juste idée des perfections divines, se sentira aussitôt porté naturellement à accepter, selon le mot expressif des docteurs israélites, « le joug du royaume des cieux[1] ». Pénétré d’admiration pour l’Être suprême, il ne tardera pas à s’incliner respectueusement devant lui, à effacer sa volonté devant la sienne et à imposer silence à tout penchant qui tendrait à l’éloigner de la Loi sinaïque, dans laquelle Dieu a plus spécialement marqué sa volonté, en y inscrivant des règles de conduite pour les circonstances majeures de la vie. Voilà pourquoi la Bible a voulu d’abord qu’on connût Dieu et a ensuite prescrit le devoir de l’aimer et de le craindre avant celui de le servir. Elle voulait préalablement établir dans le cœur le règne de Dieu, en l’honneur duquel elle organiserait un culte.

Le mot culte a une double signification. Il exprime ce sentiment de vénération que l’on éprouve pour Dieu quand on est arrivé à le comprendre dans ses sublimes perfections ; cela, c’est le culte intérieur. Le mot culte répond encore à l’ensemble des pratiques que chaque religion impose à ses fidèles, pour ramener de temps en temps leur esprit et leur cœur vers le Dieu qu’elle proclame et qu’elle prescrit d’adorer ; c’est le culte extérieur. A ce dernier point de vue, le culte, comme on l’a sensément remarqué[2], n’est rien autre chose que le symbole de la doctrine ; ce qui veut dire qu’il se mesurera toujours exactement à la hauteur de la doctrine dont il est l’expression ; qu’il se distinguera en pureté et en élévation si la doctrine est pure et élevée, et qu’il sera exempt de toute cérémonie superstitieuse dans le cœur où la doctrine elle-même est parvenue à se dégager de toute superstition. Nous voici tout de suite amené à rechercher le caractère qu’il a pu revêtir dans les religions chrétiennes et musulmanes. Nous ferons voir après ce qu’il est dans le Judaïsme.

Il va sans dire que notre respect tout entier est acquis d’avance à toutes les pratiques de dévotion par lesquelles ceux qui se trouvent en dehors de la communion juive, croient devoir honorer le Dieu un et éternel. Nous savons que toutes ces pratiques sont des hommages adressés à l’Être suprême. Nul doute à concevoir sur leur portée qui va jusqu’à mettre en présence de Dieu le fidèle qui les pratique. Mais si la fin pour laquelle elles ont été instituées est vraiment sainte et sacrée, la source d’où quelques-unes d’entre elles sont tirées l’est-elle également ? Était-il impossible que le Christianisme et l’Islamisme qui sont allés s’offrir aux païens avec un extrême abandon, leur eussent laissé quelques-unes des cérémonies qui leur étaient chères, afin de ne pas trop les brusquer dans des habitudes qui avaient la consécration des siècles ? Pourquoi l’apôtre Paul[3], par exemple, qui, devant les Galates, prêchait ouvertement l’inutilité et la complète indifférence des œuvres de la Loi, n’aurait-il pas toléré chez eux un reste d’attachement pour des pratiques religieuses qu’ils tenaient de leurs pères ? Ne suffisait-il pas, dans sa pensée, que l’on eût foi en Jésus, pour qu’aussitôt tout se sanctifiât, excepté pourtant, comme il dit, les actes de violence, de fourberie. d’injustice et d’immoralité ? Que prétendait, en somme, la nouvelle religion ? Détacher les païens de l’idolâtrie et les gagner à Dieu. Noble but, s’il en fut jamais, mais en vue duquel, parce qu’on a voulu l’atteindre trop promptement, on n’a quelquefois pas été assez attentif aux moyens à employer. Déjà, pour le dogme, nous avons vu le Christianisme concéder la grande erreur du Logos ou Verbe de Dieu. Que ne dut-on pas concéder lorsqu’il était simplement question de pratiques extérieures ! Là, il n’y avait plus autant à craindre de se compromettre. Il ne s’agissait que de donner un nouveau sens à ces pratiques, de répandre sur elles un autre vernis religieux pour leur ôter ce qu’elles avaient de sacrilège par suite de leur origine.

Mahomet, du moins, ne se fait pas faute de convenir qu’il en a agi de la sorte dans plus d’une circonstance. Quand il vint prêcher sa fameuse théorie du Mouslim (résignation à la volonté de Dieu), il sentit tout de suite le besoin de la rattacher aux traditions qui avaient cours dans le pays, de temps immémorial. Et, comme les Arabes, au sein même de l’idolâtrie avaient conservé la table de leur généalogie qu’ils faisaient remonter par Ismaël à Abraham, ils prétendaient que le patriarche avait édifié de ses propres mains, avec le concours de son fils, un temple qui se trouvait à La Mecque et qui portait le nom de Ka’aba. Ce temple avait toujours été le centre de leur culte, et il était d’usage antique d’en faire sept fois le tour lorsqu’on venait en pèlerinage pour y adorer des idoles. Le premier soin de Mahomet fut donc, non pas tant de conserver cet usage, que de placer dans la bouche méme d’Abraham une prière contenant une complète profession de foi du Mouslim. Cependant, tout entier encore à son zèle pour la cause du Dieu un, il aurait voulu détacher les Arabes de ce temple où de nombreuses statues avaient été élevées à de fausses divinités. Il redoutait avec raison de laisser ainsi subsister dans les cours un dernier levain d’idolâtrie. Il essaya en conséquence de tourner leurs yeux vers Jérusalem[4]. Ce fut après cet acte important de sa part, que l’on vit quelques Juifs s’attacher à ses pas, mais Mahomet ne put réussir à faire de Sion le lieu de l’adoration commune de l’Être suprême. Une grande agitation qui eut lieu lui fit comprendre qu’il serait prudent de rendre à la ville de La Mecque et à son temple leurs titres de métropoles. Et alors il ne se contenta plus seulement de rendre aux Arabes leur Ka’aba et leur Kéblah avec tout le cérémonial des prières et des génuflexions d’autrefois, il permit encore de faire le tour des deux collines qui se trouvaient aux environs de La Mecque, et qui n’avaient absolument d’autre titre à de pieux pèlerinages que celui d’avoir vu se célébrer auparavant sur leur sommet un culte d’idoles[5]. Voudrait-on après cela que le culte public du Mahométisme fût pur de tout alliage avec des cérémonies polythéistes et qu’il ne se rencontrât chez lui aucun élément qui, recherché dans sa source première, ne trahît une origine quelque peu suspecte, et ne fût capable d’entretenir, au moins dans l’esprit de la foule, certaines idées superstitieuses ?

Ainsi identiquement du Christianisme. S’il est vrai qu’il ait laissé subsister quelques pratiques religieuses trop chères à la gentilité pour avoir pu lui être arrachées, n’y a-t-il point là comme un continuel danger de voir refleurir quelque vieille erreur fort compromettante pour la jalouse croyance à l’Unité du Créateur ? Nous ne voudrions pas insister trop sur ce point délicat, parce que nous savons combien l’Église a toujours eu soin d’écarter de l’esprit de ses fidèles jusqu’à l’ombre d’une pensée qui eût pu faire songer à une adoration rendue à un autre qu’à Dieu. Tous les saints qu’elle vénère, ne les présente-t-elle pas comme autant d’intercesseurs auprès de Dieu en faveur de l’homme, et leur a-t-elle jamais donné un piédestal qui pût les élever au rang de divinités ? Elle n’a jamais songé à accorder l’apothéose à Marie, et Jésus n’est adoré par elle que parce qu’elle le considère comme consubstantiel avec Dieu et ne formant qu’un seul et même être avec lui. Mais ces distinctions qu’en théorie elle n’a jamais cessé de faire, furent-elles toujours comprises et admises par le commun des croyants ? Combien, au contraire, de ces derniers qui s’agenouillent devant la statue d’un saint et l’adorent avec effusion de sentiment qui leur fait oublier que ce n’est pas à lui, mais à Dieu, que leurs prières devraient s’adresser. Les iconoclastes, s’ils ont témoigné d’une fureur coupable parce qu’elle fut violente et intolérante, peuvent du moins être cités comme preuve des erreurs qui, à cette époque de l’histoire, s’étaient déjà glissées dans la chrétienté à la faveur du culte des images. Aucun acte de persécution religieuse ne peut se légitimer et c’en était un des plus repréhensibles d’avoir cherché à détruire par la violence ce qui possédait aux yeux de quelques croyants, bien qu’égarés, un caractère sacré. La liberté de la conscience veut qu’on laisse à chacun la faculté de prier à sa façon et d’adorer Dieu selon la manière qui peut le mieux lui convenir. Mais nous ne croyons nullement porter atteinte à cette liberté, en disant ici franchement que le culte des images est repréhensible et souverainement condamnable ; qu’il est, dans le Christianisme, un triste reste de l’idolâtrie, l’importation directe d’une pratique païenne dont on aurait dû se défier à cause des mauvais fruits, des fruits empoisonnés qu’elle avait portés.

Peut-être le catholicisme qui continue à tenir à cette pratique, s’imagine-t-il pouvoir en conjurer les coupables effets et en pallier le caractère évidemment sacrilège, en prétendant ne l’employer qu’à entretenir les sentiments religieux dans les cœurs trop froids pour se complaire dans une adoration toute directe des perfections divines. Cependant le Protestantisme a, depuis son avènement qui date de plusieurs siècles déjà, abandonné ce moyen purement factice d’excitation à la piété, et ses temples ne sont pas plus délaissés pour cela, ni ses fidèles moins fervents que les plus zélés des catholiques.

Quoi qu’il en soit, la doctrine israélite a le droit de protester contre un semblable abus, pour ne pas l’appeler d’un autre nom, qui constitue une violation flagrante du deuxième des dix Commandements. Dans ce Commandement il est expressément défendu de proposer l’adoration d’aucune image à la crédulité publique, et l’Église, en tolérant et en encourageant même cette adoration, brise ouvertement avec l’esprit répandu dans la Bible. Elle est infidèle à sa mère qui n’aurait jamais transigé sur ce point. C’est là une de ces condescendances auxquelles le Judaïsme n’aurait pas voulu souscrire au prix des plus beaux triomphes. Nous avons déjà dit combien il est ennemi de tout compromis avec ce qui ne lui paraît pas être la vérité. Dans l’espèce, c’eût été pire qu’un compromis, c’eût été une défection.

Il n’y a donc pas à se faire illusion sur le danger qui existe à conserver dans le culte public de la foi unitaire une ou plusieurs pratiques d’origine douteuse ou de signification obscure et ambiguë. Le Pentateuque, dès son apparition, a jugé urgent de rompre avec elles. Ce qui le prouve, c’est la multiplicité des cérémonies du culte qu’il s’est mis à prescrire immédiatement. Il semble n’en avoir tant accumulé le nombre que, parce qu’il voulait doter Israël d’un culte aussi riche et aussi varié que l’était celui des peuples d’alors, mais qui, en même temps, s’en distinguât par des pratiques portant le cachet des enseignements bibliques sur le Dieu un. On ne s’attend certes pas à ce que nous fassions ici l’énumération de toutes les lois regardant les cérémonies du culte israélite. Nous parlerons seulement de quelques-unes d’entre elles, des principales, et nous terminerons par une considération générale sur la prière, le tout à l’effet de montrer que le Judaïsme a eu de bonne heure, sur l’importance du culte public, des idées qui ont pu être copiées ou imitées, mais non dépassées.

Un mot, auparavant sur la simplicité du culte public. Nous avouons que le Judaïsme n’en faisait point une obligation, et qu’il n’était nullement ennemi des pompes religieuses qui, on le sait d’ailleurs, avaient revêtu un éclat fort brillant sous le règne de Salomon. Entendons-nous pourtant sur la portée de notre aveu. En le faisant, nous ne voulons affirmer qu’une chose, c’est que la grandeur et l’élévation dans le dogme n’exigent pas absolument la simplicité dans le culte. La raison en est facile à saisir. Quel est le premier et le dernier but du culte ? De grouper les fidèles autour de l’autel, de les appeler dans la maison de prière, de les y retenir. Il y en a parmi eux qu’une paresse naturelle empêche de se mettre souvent en présence de Dieu ; d’autres n’ont pas la force de demeurer le temps convenable devant lui, si rien d’extérieur ne les attache en parlant à leurs yeux plutôt qu’à leur cœur. Or, s’il en est ainsi, les magnifiques pompes dont les cérémonies religieuses du culte des Juifs étaient autrefois entourées, ne sauraient plus rien prouver contre l’élévation du dogme. Elles témoigneraient tout au plus d’un certain état d’ignorance dans lequel se trouvaient les Hébreux de ce temps, puisque, pour les gagner à Dieu en vue d’une adoration régulière, il fallait agir sur eux par une autre puissance que celle de la raison. Mais assurément, dès que l’intelligence peut s’élever par ses propres forces jusqu’à l’Être Suprême, le cœur n’a plus besoin de stimulant extérieur pour s’attacher à lui. Israël connaissant tout ce que les principes de sa religion ont de sublime, les accepte avec une foi sincère ; Israël se persuadant que tout dans le monde provient de Dieu, se sent toujours porté à s’incliner devant lui, à l’adorer, quand il remarque dans l’Univers les nombreuses traces de son infinie sagesse. Ce n’est pas dans des temples splendidement ornés qu’il va puiser des sentiments de dévotion. Il lit dans le grand livre de la nature et dans cet autre, la Bible, qui, non moins que le premier, est riche et fécond en enseignements sur Dieu. Ce n’est pas aux pompeuses cérémonies qu’il demande des inspirations de piété ; elles naissent en lui à l’aspect des êtres qui fourmillent sur la terre et lui révèlent la présence du Créateur, de ce Créateur qu’il sent alors être partout sans l’apercevoir nulle part, et, pénétré pour ce Dieu d’un amour mêlé de respect, il trouve dans le plus modeste des temples un lieu propice aux épanchements de son âme.

Mais si, d’après ce que nous venons de dire, le culte public, celui qui se célèbre dans des maisons de prières pour l’édification des fidèles, va toujours se simplifiant de plus en plus, selon le degré de perfection auquel atteint la raison de l’homme, il n’en est pas ainsi des pratiques religieuses ordinaires et habituelles. Quelle est l’origine de leur institution ? On le découvre dans le désir qu’a chaque religion de mettre au cœur de ses croyants les principes qu’elle consacre. Or, la vérité ne s’impose pas toujours par elle-même aux esprits vulgaires. S’ils s’en rendent généralement compte, s’ils la comprennent au moment où on la leur présente, il est de fait qu’ils vont le moins souvent possible la rechercher de leur propre mouvement. Ils en resteraient sevrés des jours et des mois entiers, si on ne prenait la peine de la leur offrir, en les approchant d’elle par quelques signes extérieurs et matériels. Et c’est ce que le Judaïsme a fait. Les nombreuses pratiques qu’il impose, sont autant de moyens mis en œuvre par lui pour placer constamment l’Israélite en présence de Dien. La circoncision, le rachat des premiers-nés, les sacrifices, le Schemang[6], les Tephilin[7], les Tsiztih[8], et la Mesousah[9], ont-ils un autre but ? « Quand vos fils vous demanderont : que signifient ces témoignages, ces commandements et ces préceptes que l’Éternel votre Dieu vous a donnés, vous leur répondrez : Nous avons été esclaves en Égypte ; Dieu nous en a retirés avec une main puissante ; il a opéré de grands miracles et couvert de plaies Pharaon et toute sa maison ; il nous en a fait sortir pour nous amener dans le pays qu’il avait promis à nos ancêtres de leur donner dans leurs descendants. En même temps, il nous a ordonné d’obéir à sa volonté, de le craindre afin de vivre et d’être toujours heureux[10]. »

Toutes ces pratiques servent ainsi à affermir en nous la croyance en Dieu, à nous faire connaître ses attributs, à nous rappeler ses bienfaits ; elles ont pour but d’ennoblir en nous le sentiment, et de nous habituer à des règles de conduite nécessaires à notre bonheur. Et il en est ainsi de toutes les autres pratiques prescrites par la Bible. lei, par exemple, elle nous ordonne le repos du samedi, pour nous faire penser d’un côté à la création, et, de l’autre, pour mettre un frein à cette ambition souvent démesurée, à cette soif inextinguible de tout posséder, perfides passions qui nous agitent sans cesse et nous ravissent la tranquillité. Et de peur que nous ne nous ingénions à nous tourmenter nous-mêmes en cherchant à éluder quelques-unes des lois sabbatiques, elle nous défend absolument tout travail[11]. Là, elle institue la fête la plus digne d’un grand peuple, celle de la liberté. Chaque Israélite, à l’approche de la solennité de Pâque, doit se souvenir de ce qu’ont été ses ancêtres en Égypte et se fortifier dans sa foi et sa confiance en Dieu. Il doit se rappeler que nos pères n’ont obtenu leur indépendance qu’à la condition de se vouer à Dieu, de marcher dans ses voies, de lui promettre obéissance et fidélité, de recevoir et de défendre sa Loi, en un mot, de devenir son peuple, sa nation. Il doit se persuader que la liberté la plus précieuse est celle qui nous soustrait à l’assujétissement des passions. C’est même comme symbole des passions que doit lui apparaître le pain azyme que, durant cette fête, la religion lui fait une obligation de manger, nous voulons dire que le commandement qui lui est fait de purifier sa maison, à l’approche de Pâque, de tout pain levé, doit lui simuler l’avertissement de chasser du cœur toute mauvaise passion[12].

A la fête de la liberté succède celle de la Révélation, la Pentecôte. Israël doit célébrer, par une réjouissance toute particulière, le jour mémorable où il fut constitué en peuple de Dieu et où il reçut la Loi sur le mont Sinaï. Ce fut le jour où, du milieu des tonnerres et des éclairs, on entendit une voix mystérieuse proclamer l’existence et l’unité de Dieu. L’Univers tremblait, car le monde allait enfanter un autre monde ; l’ancien s’écroulait et tombait en ruines ; l’idolâtrie l’avait miné jusque dans ses fondements ; il était réservé à Israël de le rétablir et de le consolider. Chaque année, nous comptons avec impatience les quarante-neuf jours qui s’écoulent entre Pâque et Pentecôte, comme si nous devions assister à une nouvelle manifestation du Dieu suprême se révélant chaque année à nouveau pour le salut du genre humain[13].

Tandis que les autres religions consacrent le commencement de chaque année à la joie et au plaisir, la religion juive, quand arrive le nouvel an israélite, ordonne à ses fidèles de se présenter devant Dieu dans une profonde humilité pour lui demander la rémission de leurs fautes. C’est la fête du souvenir[14]. Chacun doit jeter un coup d’œil en arrière, examiner sa conduite passée, compter ses bonnes et ses mauvaises actions. C’est la fête du souvenir : Dieu fait paraître tous les hommes devant lui et pèse leurs vices et leurs vertus dans la balance de sa justice. Placés dans une cruelle incertitude, ne sachant si le fil de nos jours devra être brisé ou continué, si l’on nous inscrira pour la vie ou pour la mort dans l’année qui s’ouvre, serait-ce bien-le moment de nous abandonner à une insouciante et folle gaîté ? Il ne nous reste plus qu’un instant pour implorer la miséricorde du souverain juge ; l’arrêt fatal va être prononcé si nous ne prévenons la colère de Dieu par un sincère repentir, si nous ne cherchons à l’apaiser par une sérieuse pénitence. Et Dieu ne demande que ce repentir et cette pénitence ; il nous y invite formellement en nous fixant le dernier moment favorable à l’obtention de notre pardon[15]. Tout Israélite doit ainsi se livrer à la pénitence pendant les dix premiers jours de l’année religieuse et consacrer spécialement le dixième à un jeûne complet[16].

Mais remarquez comme le Judaïsme a hâte de chasser de notre esprit ces tristes et sombres pensées de mort si capables de troubler notre repos, et de rendre amères nos plus légitimes et nos plus innocentes joies. A peine laisse-t-il s’écouler cinq jours, que déjà il nous convie à une réjouissance, à une fête, celle des Tentes ou de la récolte. Cette fête encore a pour but de retremper notre confiance en Dieu, et particulièrement de nous rappeler les soins providentiels dont il avait daigné entourer nos ancêtres durant leur pénible pérégrination à travers d’arides déserts ; de nous dire, comment il avait fait jaillir pour eux de l’eau d’un rocher, comment il leur avait établi des tentes pour les abriter contre les rayons d’un soleil brûlant ; comment, semblable au bon berger, il les avait conduits en les portant dans ses bras et sur ses épaules. Et quand Israël aura remercié le Seigneur du passé, il viendra, dans une sainte allégresse, lui chanter encore des louanges et lui adresser des actions de grâces pour les bienfaits présents qu’il ne manque jamais de dispenser régulièrement à la création tout entière. Car ce sont en même temps des fêtes de la nature que les fêtes israélites. Quand l’arbre, s’affaissant sous le poids de ses fruits, les aura laissé tomber à terre à l’approche de l’automne ; quand la vigne, pressurée par la main de l’homme, aura prodigué son jus avec libéralité ; quand les prairies se seront dépouillées de leur verdure, et que les champs auront fini de donner à l’homme leurs riches produits, alors la religion juive ordonne de venir témoigner à Dieu de la reconnaissance. Et dans la crainte qu’à l’exemple du roi Ezéchias, en contemplant l’abondance de nos caves et celle de nos greniers, un sentiment d’orgueil ne s’introduise dans nos cœurs, elle veut que nous habitions durant sept jours sous des tentes fragiles[17], afin de nous rappeler notre dépendance vis-à-vis de Dieu au milieu de la plus brillante prospérité.

« L’homme, dit ailleurs l’Écriture Sainte[18], ne vit pas seulement de pain, mais encore de la parole du Seigneur. » Nous devons en conséquence nous souvenir au sein de nos fêtes des soins paternels dont Dieu entoure encore aujourd’hui, sur la terre, ceux qui y ont été placés par sa sagesse créatrice, et savoir que, lorsque la bénédiction du ciel se répand sur nous et nous élève, par les richesses qu’elle nous donne, au-dessus de nos semblables, ce n’est point pour que nous nous en fassions un titre de gloire, et que nous nous laissions aveugler, au point de mépriser, de dédaigner ceux que la fortune ne favorise pas autant que nous. Au commencement de la fête des Tentes, dit le Pentateuque, l’humble saule qui croît au bord de la rivière et une branche de ce palmier qui s’élance si majestueusement vers les cieux, doivent se trouver réunis dans vos mains[19]. Avec eux, vous paraîtrez devant l’Éternel pour témoigner de votre estime et de votre amour pour tout ce que le Créateur a daigné appeler à l’existence, et comme pour proclamer que grand et petit, faible et fort, riche et pauvre ont à ses yeux, ainsi qu’aux vôtres, un droit égal à être respectés, à être protégés, à être soutenus.

Quel caractère vraiment sacré ne s’attache donc pas à toutes les fêtes juives ! Elles n’ont rien de mystérieux. Ce sont, nous l’avons dit, tantôt les fêtes de la nature, tantôt les fêtes de la liberté soit morale, soit matérielle, et qui, pour cela aussi, deviendront un jour les fêtes de l’humanité. Célébrer Dieu et ses bienfaits, voilà à quoi elles invitent. Raviver le sentiment de la dignité humaine et faire sérieusement réfléchir au devoir, c’est là leur but.

Autant en pouvons-nous dire d’une autre pratique religieuse, la prière, telle que le Judaïsme la comprend. Et d’abord, il la place par son importance au-dessus de la charité, des sacrifices et de l’encens[20]. Mais cette importance, hâtons-nous de le dire, n’est que celle tout ordinaire et générale que possède le principe, sur la conséquence. La prière effectivement en élevant notre pensée vers Dieu, nous la fait reporter ensuite avec plus de sollicitude, de sympathie et de compassion sur le pauvre implorant notre secours. Quel est celui qui, encore sous l’émotion d’une fervente prière, osera refuser l’aumône qu’on sollicite de lui. Ne vient-il pas un moment auparavant, d’abjurer devant Dieu son orgueil, de déposer ses vanités, de se convaincre de ses faiblesses et de la fragilité de son existence, de se persuader enfin qu’aux yeux de Dieu, riches et pauvres se valent ? La prière est donc bien une des sources de la charité et, à ce titre, elle la prime. Elle est, d’un autre côté, disent les docteurs israélites, supérieure aux sacrifices et à l’encens. Il faut entendre ici l’encens et les sacrifices offerts avec indifférence. Tout le monde connaît la véhémente apostrophe adressée par Isaïe à ceux qui se présentaient au Temple de Jérusalem, l’âme souillée de vices pour prendre part à la célébration du culte divin. « Qui vous demande, s’écrie le prophète, de venir ainsi fouler mes saints parvis ? Purifiez-vous, étouffez vos mauvais penchants, cessez de faire le mal, et ne venez pas dans le temple du Seigneur les mains trempées de sang innocent. Ne lui offrez pas des sacrifices impies, ne brûlez pas pour lui un encens sacrilège[21]. » — « Déchirez vos cœurs et non vos vêtements », dit un autre prophète[22]. Sachez que vous vous trouvez devant celui qui sonde les reins et le cœur de l’homme. Il connaît vos plus intimes pensées. Que vous sert de dissimuler avec lui ?

Il y a plus, ajoutent les rabbins : « Il ne faut pas qu’en aucune occasion, votre prière vous soit à charge. Livrez-vous à la prière comme à un besoin de l’âme[23] ». Priez après avoir médité sur la grandeur de Dieu, et alors vous vous sentirez entraînés par un mouvement irrésistible vers celui qui, au sein de vos méditations, vous est apparu le seul digne d’être adoré de vous.

Mais, on l’a souvent demandé, la prière considérée comme manifestation extérieure de nos sentiments de piété est-elle bien nécessaire ? Pourquoi laisser ces sentiments éclater au dehors ? Renfermés en nous, perdent-ils quelque chose de leur valeur ? Sont-ils moins un culte réel ? Sont-ils moins agréables à Dieu et agréés par lui ? D’autre part, n’est-il pas préférable de se borner à penser à Dieu, à l’admirer, à l’aimer sans aucune démonstration, que de s’astreindre journellement à réciter une longue suite de prières qui ne partent pas toujours du fond du cœur ? Voilà autant d’objections élevées par l’incrédulité contre le caractère obligatoire de la prière, telle que la comprennent toutes les religions positives. Le Judaïsme doit y faire sa réponse avec d’autant plus d’empressement, qu’il a été la première des trois religions qui ait enseigné la vérité sur les éléments constitutifs du culte public.

Il est aisé de voir que la fin de cette argumentation repose sur un complet malentendu. Aucune croyance positive, et le Judaïsme est du nombre, a-t-elle jamais nié que la prière, telle que l’envisagent et telle que la font les gens superstitieux et les faux dévots, ne soit plutôt un blasphème qu’un hommage à Dieu ? Nous pourrions ici encore citer Isaïe s’élevant avec son énergie accoutumée contre ceux qui ploient la tête comme un roseau et se revêtent d’un cilice et se couvrent de cendres croyant par cela seul, gagner le ciel[24]. Ne leur crie-t-il pas seul malgré leur apparente piété et précisément à cause d’elle : « Malheur à vous qui faites toucher une maison à l’autre, qui confondez les bornes des champs, et qui empiétez avec une sainte componction sur les droits de votre prochain[25] ». Ce ne sont donc pas les religions positives qui commandent et favorisent l’hypocrisie. Ainsi que la doctrine juive, l’Islamisme et le Christianisme auraient à cet égard mille textes à faire valoir[26].

Sans doute, si l’on n’avait jamais permis aux hommes d’adorer Dieu autrement que par la pensée, si l’on n’avait jamais fait consister le culte à lui rendre que dans de simples méditations sur l’excellence de sa nature et la magnificence de ses œuvres, la fausse dévotion serait éternellement restée enveloppée dans les ténèbres. Mais cela se pouvait-il ainsi ? L’Écriture Sainte rapporte qu’Anna, poursuivie par les railleries d’une méchante compagne qui la plaisantait sans cesse sur sa stérilité, se présente un jour au temple de Silo. Elle va s’asseoir au pied de l’autel, tête tristement penchée sur son sein ; elle s’agenouille en pleurant ; elle veut prier, mais sa douleur la suffoque ; elle éclate alors en gestes de désespoir. Es-tu prise de vin ? lui demande le grand-prêtre qui, l’observant attentivement, la voyait dans une si grande agitation. Non, répond la pauvre femme, c’est ma tristesse qui m’accable, et je répands mon âme devant Dieu ; une profonde douleur me trouble et m’agite ainsi. — Retourne donc en paix, lui dit Hélie, car certes le Seigneur, qui lit au fond des cœurs, t’a déjà exaucée. Et Anna renaît comme à une nouvelle vie ; le ciel lui accorde un fils ; elle se rend de nouveau à Silo, où elle exalte en termes éloquents la bonté de Dieu qui a mis fin à son violent chagrin.

Nous le demandons : dans une situation semblable, ne serait-ce pas faire violence à notre nature que de nous condamner à contenir en nous ou autant de peine ou autant de joie ? On a bien vite fait d’affirmer qu’une adoration mentale suffit, et à l’homme qui sent parfois très vivement le besoin de prier, et à Dieu qui se plaît tant à écouter nos prières. Il s’agirait cependant de savoir si une semblable adoration ne conduirait pas à quelque violation ou des lois de la nature humaine ou de la volonté de Dieu formellement manifestée. L’histoire d’Anna prouve le premier cas ; le second ressort clairement de cette parole des docteurs de la Synagogue, que Dieu a commencé par frapper de stérilité les épouses des patriarches, afin de porter ces derniers à se jeter à genoux devant lui et à lui adresser de ferventes prières.

Mais pour répondre pleinement aux objections contre la prière, nous allons plus loin et nous disons que celui qui ne se sent pas porté à adorer Dieu à la fois de cœur et de bouche, ne l’aime pas véritablement. Cela peut paraître paradoxal, et cependant en l’affirmant nous croyons ne pas dépasser la limite du vrai. Qu’est Dieu pour le fidèle ? Un père, un ami. C’est en lui qu’il trouve un appui et de la tendresse, en lui qu’il fonde ses joies et ses espérances. La fortune le comble-t-elle de ses libéralités ? il n’est heureux qu’avec Dieu ; il semble qu’il veuille l’associer à son bonheur, le partager avec lui. Au contraire, les caprices du sort lui sont-ils défavorables ? c’est encore dans le sein de Dieu qu’il se réfugie. trouve en lui un ami sincère, constant, toujours prêt à le soutenir, à l’encourager, en lui faisant entrevoir à travers les ténèbres du présent les brillantes lueurs d’un riant avenir. Or, avec quel plaisir ne parle-t-on pas d’un ami ? Avec quel empressement ne saisit-on pas toutes les occasions pour le relever aux yeux du monde ? On ne tarit pas en éloges sur lui, on s’exagère ses qualités, on oublie ses défauts, son nom est constamment sur nos lèvres, nous ne cessons même pas de l’entretenir de notre affection, nous voudrions pouvoir lui en donner à chaque instant de nouvelles preuves. Tel est le caractère de l’amitié comme de l’amour : ils sont essentiellement expansifs. Et s’il en est ainsi de l’amour des hommes entre eux, que sera-ce donc de celui bien plus élevé et plus sublime que les hommes témoignent à Dieu ? Tandis que le premier ne se nourrit que de la contemplation de perfections purement relatives, le second s’inspire de la contemplation du bien et du beau absolus ; et, si l’un a besoin de s’épancher, de se communiquer, pourquoi l’autre demeurerait-il froid, indifférent, silencieux ? Y a-t-il donc quelque chose qui soit capable de nous toucher plus profondément, que la pensée qu’on peut parler u père de tous les êtres, à celui dont la bonté s’étend sur l’Univers tout entier, et ne comprend-on parfaitement le roi David s’écriant : « Vraiment ! quand je me trouve en présence de Dieu, il me semble que tous mes membres s’agitent et se préparent à lui dire : Éternel qui est comme toi[27] ! »

Ah ! nous comprenons que l’incrédule ne trouve rien qui justifie à ses yeux cette effusion d’une ardente piété. Lui, dont les sentiments se sont engourdis au souffle glacé de la plus froide indifférence, comment se convaincrait-il de la nécessité de la prière Sait-il seulement ce que c’est que prier ? N’ayant jamais éprouvé ces vives émotions dont nous fait palpiter l’amour de Dieu, il s’imagine que nous ne tournons notre regard vers le ciel que pour demander l’accomplissement de nos vœux et de nos désirs, la réussite de nos entreprises, le succès de nos démarches. Il ne peut se faire à l’idée de nous voir le plus souvent nous incliner devant lui dans nul autre but que dans celui de lui présenter l’hommage de notre admiration. Non pas que nous croyions qu’il ne soit pas permis d’exposer à Dieu ses besoins de tous les jours, et même d’implorer sa protection spéciale pour un intérêt personnel ou en faveur de quelqu’un qui nous est cher. Le Judaïsme n’a jamais mis en doute l’efficacité de la prière ; il l’affirme hautement ; il la proclame en nous représentant Abraham qui intercède pour les malheureuses villes de Sodome et de Gomorrhe, et Dieu qui est disposé à se laisser fléchir par la prière du saint patriarche ; il la proclame quand il nous montre Isaac obtenant par une fervente prière que sa femme Rebecca lui donnât de la postérité, Jacob demandant et recevant de Dieu le pain quotidien et le bonheur de revoir la maison paternelle, Eliézer sollicitant et obtenant la grâce d’être guidé par Dieu dans un pays étranger où il était allé chercher l’épouse destinée à son jeune maître, Ezecchias sauvé d’une mort prédite et dont il avait demandé à Dieu d’être préservé dans une bien fervente prière, Moïse enfin, arrêtant tant et tant de fois le bras vengeur de Dieu prêt à s’appesantir sur un peuple désobéissant et toujours rebelle.

Tous ces faits, attestés par l’histoire, ne prouvent-ils pas que Dieu se plaît à écouter nos supplications ? Quant à savoir comment ces supplications peuvent agir sur un Être immuable, dont la volonté se détermine par des motifs éternellement sages et vrais, nous confessons volontiers notre ignorance sur ce point. Nous serons toujours prêts à répondre à ces sortes de questions, ce que nous avons déjà répondu concernant le problème posé à propos de la manière dont Dieu est en communication avec le monde le fait existe ; l’expérience et la conscience l’attestent. Que la raison comprenne ou non, peu importe ! Serait-ce parce que la raison est impuissante à comprendre, que nous devrions imposer silence à l’expérience et à la conscience ?

Toutefois, il faut signaler, dans les enseignements du Judaïsme, une nuance propre à jeter un peu de lumière sur ce délicat problème de l’efficacité de la prière. Un des plus beaux chapitres du livre de Job commence par ces mots : « N’est-il pas vrai ? l’homme n’apporte aucun profit à Dieu. Que sert notre justice au Tout-Puissant ? Quel intérêt peut-il avoir à nous voir marcher dans l’intégrité ? Si nous revenons à lui en chassant le péché de nos demeures, si nous faisons de lui le constant objet de nos joies et que nous l’invoquions dans nos prières, alors il nous exaucera et nous fera prospérer dans nos entreprises[28]. »

Dieu, par ces paroles, est placé beaucoup trop au-dessus de l’homme, pour qu’il nous vienne seulement à l’idée de croire que nos prières aient le pouvoir de modifier ses volontés et de lui faire changer de résolution. Mais voici ce qui a lieu. Que veut Dieu de toute éternité, que peut-il vouloir ? Que l’homme ne trouble point l’ordre établi. C’est à cette condition que les récompenses descendent du ciel sur la terre. Les punitions nous frappent quand nous troublons cet ordre ; elles sont comme une conséquence forcée de nos transgressions. Dieu n’a jamais voulu et ne veut jamais autre chose que récompenser la vertu et punir le vice. Ce sont tout ensemble sa justice et sa bonté qui lui inspirent une si constante volonté. Or, qu’est-ce que la prière ? Chez l’homme juste, c’est l’obéissance à l’ordre traduite au dehors. Le juste prie en adorant et adore en priant. S’il demande quelque chose à Dieu, ce n’est que dans la mesure de l’équité. En sa qualité de juste, il ne peut avoir de désirs déréglés. Chez le méchant, la prière est un retour vers l’ordre. Si de vicieux qu’il a été, il devient vertueux, pourquoi toutes les bénédictions ne lui seraient-elles pas données ? A dire donc vrai, la prière influe plutôt sur nous que sur Dieu. Ce sont nos sentiments qu’elle modifie et non la volonté divine. C’est parce que nos sentiments sont devenus meilleurs que la volonté de Dieu nous est plus propice, ou plutôt elle nous fut toujours propice, nos transgressions seules à l’ordre établi l’empêchant de nous accorder ce que nous voulions recevoir. C’est nous qui avons donc changé ; elle, elle est restée invariable suivant toujours la loi qui demande une récompense pour la vertu et un châtiment pour le vice.

Cette pensée devient encore plus claire par la parole suivante du Talmud : « Rabbi Hanina dit : Si l’homme voit que sa prière n’est pas exaucée, eh bien ! qu’il recommence de prier et que le désespoir soit loin de son cœur[29]. » En faisant pressentir le cas où la prière pourrait ne pas être exaucée, le Talmud établit fort bien que Dieu, quoiqu’infini dans sa bonté, ne peut dépasser la loi qu’il s’est imposée à lui-même. Là où sa justice parle, sa bonté doit se taire, et de même elle doit s’arrêter toutes les fois que, par ses effets, elle pourrait contrarier les règles de l’éternelle sagesse. « Seigneur fais ta volonté au ciel et donne sur la terre à tes créatures tout ce que tu peux leur accorder[30]. » C’était là la prière ordinaire de Rabbi Éliézer, fils de Horkenos. Ce saint docteur priait ainsi dans la certitude que, si Dieu ne donne pas au juste malheureux ce qu’il demande pour avoir la prospérité sur la terre, c’est que cette prospérité doit lui être refusée dans l’intérêt de l’ordre universel. Mais l’avenir, nous voulons dire l’immortalité, la lui réservera alors plus belle encore. Son âme sera d’autant plus heureuse dans le monde futur, que les malheurs immérités qu’elle aura supportés ici-bas avec une noble résignation, auront servi à racheter et à expier jusqu’à ces petits défauts dont on sait qu’aucun homme n’est exempt.

Voilà pourquoi l’homme ne doit jamais murmurer contre la Providence, lorsque ses prières n’ont pu conjurer l’orage suspendu sur sa tête[31]. Il est des événements que rien ne peut arrêter, et auxquels il faut par conséquent se soumettre et se plier avec résignation. Ce serait une intelligence bien étroite, que celle qui verrait de l’impuissance où il n’y a qu’un effet de la sagesse suprême ! Et que faudrait-il penser d’un croyant qui faiblirait et se découragerait parce que ses supplications ne l’auraient pu soustraire aux misères attachées à l’humaine existence ? Il faudrait le plaindre au même degré que mérite d’être plaint celui qui ne lève jamais le regard vers le ciel, que lorsqu’il a besoin de lui exposer un vœu, de lui demander une satisfaction quelconque. Les deux essaient directement de mettre Dieu au service de leurs caprices, de leurs intérêts et de leurs passions. Ce n’est point ainsi, il faut le répéter, que le Judaïsme comprend la prière. Pour lui, prier, c’est s’abandonner aux chaleureuses inspirations d’une piété convaincue de la grandeur de Dieu ; c’est ouvrir son cœur et ses lèvres en présence de ce Dieu et en laisser échapper les nobles accents de la plus pure et de la plus sainte adoration.

Tout ce que la doctrine israélite contient de prescriptions et de préceptes relativement à la prière, confirme notre manière de l’envisager. Qu’a dit Moïse aux Hébreux dans le désert ? « Aussi vrai que j’existe, ainsi a juré l’Éternel, aussi vrai que ma gloire remplit toute la terre, ces hommes qui ont vu ma grandeur et les miracles que j’ai opérés et qui cependant me tentent déjà pour la dixième fois, désobéissant ainsi à ma volonté, tous, je le jure, seront frustrés dans leur espoir d’entrer dans la terre promise[32]. » Ne pas tenter le Seigneur, ne pas le mettre au service de nos velléités, voilà la première défense concernant la prière. Et voici la seconde : de ne pas se présenter devant Dieu pour réciter en son honneur de froides formules d’adoration qui ne nous réveillent pas de notre torpeur, et nous laissent tout entiers à nos préoccupations matérielles. Ce sont les prophètes qui se sont chargés de nous faire cette défense. Selon eux, la prière ne reçoit sa sanctification que des généreux sentiments qu’elle excite en nous ; elle n’est bonne, elle n’est utile, elle n’est agréée par Dieu, qu’autant qu’elle jette dans l’âme ces vives lueurs qui deviennent le phare lumineux placé au port de notre salut. « Ils se demandent, dit l’Éternel à Isaïe, ils s’interrogent et se disent : Mais pourquoi Dieu est-il insensible à nos jeûnes et nos mortifications ? Réponds-leur : Vous jeûnez et en même temps vous attisez dans votre sein le feu de la discorde ! Rompez d’abord tout pacte avec l’impiété, brisez le joug des passions, rendez libres ceux que vous opprimez, partagez votre pain avec le pauvre, ouvrez-lui les portes de vos demeures et donnez-lui des vêtements pour se couvrir. Alors votre bonheur éclora comme l’aurore, vous guérirez de vos maux, car Dieu aura exaucé vos prières[33].

Le Talmud ne comprend pas autrement la prière. Il ne cesse de la recommander, parce qu’il sait ce que l’homme a à gagner à ce commerce intime et fréquent avec Dieu, à cet entretien de tous les jours si doux et si fécond pour qui en comprend la nature et l’importance. « Que l’homme, enseigne-t-il, purifie son cœur avant de prier ; qu’il chasse toute pensée mondaine, toute préoccupation capable de le distraire. Qu’il soit tout entier à Dieu. Ainsi faisaient les pieux d’autrefois ; ils s’isolaient pour mieux se préparer à la prière, et ne s’y livraient qu’après une sérieuse méditation et un profond recueillement[34]. »

Ce n’est donc pas seulement dans les moments critiques et pénibles de la vie qu’il faut avoir recours à la prière. Elle est un devoir journalier. Il n’est pas de trop de se recueillir chaque matin avant que les soins des affaires n’envahissent votre esprit ; de vouer à Dieu un sentiment de reconnaissance pour le passé ; de lui demander la confiance et la persévérance pour l’avenir, la résignation dans la mauvaise fortune, la piété et la modestie dans la prospérité ; de payer un tribut de louanges à sa gloire et à sa magnificence, et d’y puiser dans de sérieuses réflexions sur les immuables lois de la morale dont il est le principe suprême, d’y puiser cet esprit de droiture, de justice, de générosité et de bienveillance, qui nous rend le commerce avec nos semblables si aisé, si charmant, qui garantit le bonheur de la société où nous vivons, et assure notre sécurité à nous ainsi que la sécurité du monde entier. Malheur à celui qui ne sent pas la nécessité de se présenter souvent devant Dieu pour se réchauffer aux rayons de ce soleil de vérité ! Il aura étouffé sa plus noble tendance, car c’est une tendance, presqu’un instinct qui nous pousse à rechercher Dieu pour lui exprimer notre amour, lui témoigner notre gratitude ; c’est une loi de notre nature, loi admirable, loi précieuse et qui atteste la bonté du Créateur jusque dans l’adoration qu’il exige de nous. Cette adoration, il ne la veut pas pour lui ; en quoi pourrait-elle le rehausser ? mais pour nous, parce qu’elle sert à nous fortifier dans nos bonnes résolutions, et qu’elle entretient en nous ce mâle courage que nous avons besoin de déployer dans la lutte formidable contre le vice.

Jésus priait de la manière suivante : « Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Ton règne vienne ; ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Pardonne-nous nos péchés comme aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous induis point dans la tentation ; mais délivre-nous du malin ; car à toi appartient le règne, la puissance et la gloire à jamais. Amen[35]. »

Voici peut-être quelle a été la prière journalière de Mahomet : « Seigneur, ne nous punis pas des fautes commises par oubli ou par erreur. Seigneur, ne nous impose pas le fardeau que tu as imposé à ceux qui ont vécu avant nous. Seigneur, ne nous charge pas de ce que nous ne pouvons supporter. Efface nos péchés, pardonne-les-nous ; aie pitié de nous ; tu es notre Seigneur[36]. »

Voici maintenant ce que dit Voltaire[37] de la prière journalière juive qui a donné naissance au Pater noster de Jésus : « Le peuple hébreu a une oraison depuis un temps immémorial, laquelle mérite toute votre attention par sa conformité avec notre Pater noster ; elle s’appelle le Kaddish ; on la récite en chaldéen, et elle commence par ces mots : O Dieu, que votre nom soit magnifié. »

  1. Deut., chap. X, v. 12.
  2. Palestine de Munk, page 150 b.
  3. Épître aux Galates.
  4. Cet acte de tourner les yeux vers un temple au moment de la prière s’appelle dans le Coran : Kéblah.
  5. Voir pour ces détails Coran, ch. II, v. 109 à 154.
  6. Il renferme trois chapitres du Pentateuque ; Deut., chap. VI, v. 4 à 9 ; Ib., chap. XI, v. 10 à 21. et Nombres, chap. XV, v. 37 à 41.
  7. Ils renferment les quatre passages suivants du Pentateuque ; Exode, chap. XIII, v. 1 à 10 ; Ib., chap, XIII, v. 10 à 16 ; Deut., chap. VI, v. 4 à 9 ; Ib., chap. XI, v. 13 à 21. On met les Tephilin pendant la prière du matin au bras gauche vis-à-vis du cœur et sur le front siège de l’intelligence.
  8. Ce sont des franges que la Loi de Dieu, que la Loi prescrit de porter au coin du vêtement. Voir Nombres, chap. XV, v. 37 à 41.
  9. C’est un écrit qui contient les deux premiers chapitres du Schemang. On l’applique aux portes des maisons.
  10. Voir Deut., chap. VI, v. 20 à 24.
  11. Lévit., chap, XXII, v. 1 à 4.
  12. Lévit., chap. XXIII, v, 4 à 9.
  13. Lévit., chap. XXIII, v. 15 et Deut., chap. XVI, v. 9.
  14. Lévit., chap. XXIII, v. 24.
  15. Lévitique, chap. XXIII, v. 33.
  16. Lévitique, chap. XXIII, v. 33.
  17. Lévitique, chap. XXIII, v. 42.
  18. Deut., chap VIII. v. 3.
  19. Lévitique, chap. XXIII, v. 40.
  20. Talmud, traité Berachoth, p. 22.
  21. Isaïe, chap. I.
  22. Joël, chap. 1, v. 3.
  23. Pirké Aboth., chap. II.
  24. Isaïe, chap. LVIII.
  25. Isaïe, chap. V.
  26. Job, chap. XV. — Talmud, traité Iotah, p. 2. Coran, chap. LVII. — Matthieu, chap. VI. Voir Ier livre de Samuel, chap. 1.
  27. Psaumes, chap. XXXV, v. 10.
  28. Job, chap. XXII.
  29. Traité Berachoth, p. 33.
  30. Traité Berachoth, p. 29.
  31. Voir Schoulchan Arouch : De la prière, chapitre XCVIII, v. 5.
  32. Nombres, chap. XIV, v. 21, 22 et 23.
  33. Isaïe, chap. LVIII, v. 3 à 10, et chap. I, v. 10 à 14. Voir aussi Jérémie, chap. VI, v. 16 à 21 et Zacharie, chap. VII, v. 9 à 13.
  34. Midrasch Rabbah sur l’E., chap. XXII, Berachoth, p. XXX, avec Mischnah, chap. V, v. 1.
  35. Matthieu, chap. VI, v. 9 à 13.
  36. Coran, chap. II, v. 286.
  37. Cité dans le Livre : la Messe, par Jean-Marie de V… (pseudonyme de Ragon), page 240.