Miss Mousqueterr/p2/ch8


VIII

OÙ RUSSES, ANGLAIS, GRAVEURS DE PRIÈRES ET SAN LUI-MÊME, NE COMPRENNENT RIEN.


C’était bien l’intérieur de la tente que le téléphote du Réduit Central avait révélé à Dodekhan et au duc de La Roche-Sonnaille. Sara, ses compagnons de voyage s’y trouvaient encore réunis.

Après leur communication avec le Maître du Drapeau Bleu, ils avaient transmis au quartier général les avis de leur mystérieux correspondant ; en omettant bien entendu ce qui avait trait à leurs personnes.

Puis, en proie à une émotion, faite de l’angoisse d’attendre et de l’ignorance de ce qu’ils devraient faire une fois hors du camp, ils avaient déambulé parmi les tentes, cherchant vainement à s’intéresser aux menus détails de la vie du camp. Ils souhaitaient échapper à l’idée fixe, se soustraire aux suppositions incessantes de leur imagination.

Hélas ! quand la folle du logis se donne carrière, rien ne saurait enrayer sa course fantaisiste. Tous en avaient fait la cruelle expérience, et, vers la nuit tombante, alors que les ténèbres et le froid allaient s’appesantir sur la terre, les voyageurs s’étaient dirigés vers le quartier général.

Les généraux les y attendaient à dîner.

Depuis huit jours qu’ils séjournaient au camp, les voyageurs et leurs hôtes avaient appris à penser de même. À présent, Labianov, lord Aberleen lui-même, mis par de fréquentes conversations au courant des moindres aventures de la duchesse, en étaient venus à croire en Dodekhan aussi ardemment que la charmante Parisienne.

Aussi les promeneurs furent-ils accueillis par ces paroles de Labianov :

— Toutes les dispositions prescrites par le Drapeau Bleu sont prises.

— À la bonne heure, s’exclama joyeusement Mona, tout heureuse de l’alliance établie entre son père et celui que, tout bas, elle nommait son fiancé.

— Nous avons reporté notre ligne de factionnaires en arrière du rebord circulaire du cratère.

— Bien encore.

— Seulement, comme il convient d’être prêt à tout événement, toute l’armée sera sous les armes. Nous avons concentré l’artillerie sur l’éminence qu’occupe le quartier général, ce qui lui permettrait, le cas échéant, de pointer ses feux dans toutes les directions. Mais les ordres les plus sévères ont été donnés, pour que les troupes ne fassent pas un mouvement, ne brûlent point une cartouche, tant qu’une fusée rouge ne s’élèvera pas au-dessus du mamelon que nous occupons.

— Et les projecteurs électriques ?

— Disposés sur le front de bandière, ils pourront être actionnés au premier signal.

Les généraux se mirent à rire, et le père de Mona acheva :

— Il fera clair comme en plein jour sur ce plateau ; m’est avis qu’il y aura là une surprise désagréable pour les assaillants.

Durant le repas, les officiers se montrèrent d’une humeur joyeuse. Rien, en effet, ne met en gaieté des conducteurs d’hommes, autant que la pensée d’avoir assuré la sécurité de leurs subordonnés et la déconfiture de l’ennemi.

S’ils avaient été moins préoccupés par les événements prochains, ils auraient remarqué chez Mona, chez la duchesse, une sorte de contrainte. De toute évidence, celles-ci faisaient effort pour cacher leurs réflexions intérieures.

Elles songeaient qu’après la victoire, un chagrin frapperait le général Labianov, si heureux à cette heure. Sa fille quitterait secrètement le camp pour aller vers un but fixé par le Maître du Drapeau ; un but qu’il n’avait point désigné.

Enfin, le dîner se termina. Les officiers allèrent parcourir le camp, afin de s’assurer une dernière fois que leurs ordres avaient été complètement exécutés.

Mona et ses amis regagnèrent leur tente.

C’est là qu’ils étaient réunis. La duchesse, toujours tendre aux tristesses de sa compagne, lui parlait à voix basse.

— Mona, disait-elle, pourquoi ne laisseriez-vous pas un mot à votre père ?

— Pourquoi ?

Une lueur s’était allumée dans les yeux bleus de l’interpellée.

— Mais, reprit-elle après un court silence, le puis-je ? Cela ne serait-il pas contraire aux désirs de…

— De Dodekhan. Je ne le pense pas. Tout dépend des termes de votre missive.

Et doucement, Sara ajouta :

— Voyons, raisonnez, ma chérie. Quelle douleur voulez-vous éviter à votre excellent père ? Celle de constater votre disparition sans savoir à quoi l’attribuer, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Alors, ne suffit-il pas de l’avertir que vous quittez volontairement le camp, pour travailler à l’écrasement définitif dès ennemis de la civilisation européenne. Recommandez-lui de garder le secret. Ordre de Dodekhan. Vous n’aurez rien dit de ce que notre ami nous a confié, et cependant vous aurez rendu l’espoir au général Labianov.

Pour toute réponse, Mona embrassa la duchesse, puis elle rédigea une lettre brève dans les termes indiqués par sa vaillante amie.

Ce soin pris, tous se sentirent désœuvrés. Ils subissaient ce malaise indéfinissable de ceux qui attendent un événement à la production duquel leur volonté, leur action doivent rester étrangères.

Et puis, une crainte vague. La manifestation scientifique, annoncée par Dodekhan, se réaliserait-elle ? Certes, les quatre personnages groupés sous la tente se débattaient depuis de longs mois au milieu d’une véritable féerie de la science. Toutefois, jamais encore phénomène aussi puissant n’avait frappé leurs yeux. Un homme, grâce à une machinerie inconnue, arrêtant à distance l’élan furieux de hordes barbares.

Le doute, ce bourreau subtil des heures d’attente, s’infiltrait en eux, picotait leurs cerveaux, jetait en leur esprit les ferments du découragement.

Dans le camp, tout bruit avait cessé. Sous la vague clarté tombant des étoiles, les tentes alignées se distinguaient confusément. Sur le plateau du quartier général, les canons, débarrassés de leurs enveloppes protectrices, allongeaient leurs gueules d’acier vers l’horizon sombre qui cachait les mouvements de l’ennemi attendu.

Tantôt l’un, tantôt l’autre des voyageurs allait lever le panneau d’entrée, jetait un regard au dehors, puis revenait en branlant la tête.

Aucun ne songeait qu’à cette heure même, au fond de leur prison du Réduit Central, Dodekhan et Lucien, penchés sur l’écran du téléphote, regardaient le même paysage, attentifs, eux aussi, au mystère de cette nuit angoissante.

Minuit, une heure du matin.

Au début de la veillée, Max avait à diverses reprises, entraîné ses compagnes dans les méandres d’une conversation, dont le principal mérite était d’apporter une diversion aux pensées générales. Mais peu à peu, il avait rencontré une résistance plus grande. Peut-être aussi s’était-il fatigué de l’effort. Le silence régnait maintenant.

Aux soldats, aux officiers, aux généraux, cette nuit de veille devait paraître interminable. Le danger en lui-même est peu de chose ; ce qui est pénible, ce qui émousse les courages, c’est la proximité du péril et l’ignorance de l’instant où il se manifestera.

Tout homme devient brave quand il est dans le feu de la bataille. Presque tous tremblent alors que, l’arme au pied, ils attendent l’ordre qui les précipitera dans la fournaise.

Et vraiment, San paraissait se faire un malin plaisir de prolonger l’incertitude de l’armée : Un long silence encore, et la voix de Violet s’élève :

— Deux heures.

À cette minute précisément, Max Soleil, penché à l’entrée de la tente feutrée, regarde au dehors. Au son des paroles, il se retourne :

— Chut !

Ses compagnes sont aussitôt debout. Elles se glissent vers lui.

— Entendez-vous quelque chose ?

Il murmure :

— Écoutez.

Les jeunes femmes s’immobilisent. Elles tendent l’oreille.

Le froid est cinglant cette nuit. Il semble qu’il fouille le sol de ses griffes glacées. De la terre montent des grésillements, coupés parfois d’un éclat bref, strident. Il gèle à pierre fendre. Sous l’action de la température exceptionnellement basse, les rocs se désagrègent lentement en impalpables poussières, que les dégels des étés futurs entraîneront vers les plaines, vers les océans, déposeront en terrains d’alluvion à l’embouchure des fleuves.

— Eh bien ? interroge Sara après un moment.

Le romancier l’interrompt du geste.
LES ASSAILLANTS ONT ÉTÉ JETÉS VIOLEMMENT SUR LE SOL.

— Il me semble que là-bas, par delà le cercle de nuit qui nous entoure, j’entends des bruits, autres que ceux de cette nature désolée.

Ses interlocutrices écoutent avec plus d’attention. Leurs oreilles se sont accoutumées au bruissement des roches au travail. Elles pensent percevoir d’autres sons lointains. Et soudain, Violet étend le bras :

— On marche de ce côté.

C’est vrai ! On discerne le pas prudent d’une troupe. Cela n’est point le rythme régulier d’un détachement discipliné ; c’est le bourdonnement confus d’une horde irrégulière, où chacun progresse à sa fantaisie, sans se préoccuper de l’allure du voisin.

— De ce côté également, murmure Mona, désignant une direction opposée. Elle aussi a raison. Le même piétinement confus grouille dans les ténèbres. C’est l’ennemi enfin ! Oui c’est lui. Une rumeur légère monte du camp. Un mouvement, soudain vient de s’y produire. Les hommes sortent des tentes… Ils se portent sur la ligne qui leur a été assignée ; les régiments prennent leurs formations de combat.

Maintenant, du fond des ténèbres, le bruit de troupes en marche arrive de tous côtés. Un vaste cercle d’Asiates se resserre incessamment autour du cratère qui abrite la petite armée européenne. On devine des bandes innombrables accourant à la curée. Où, San a-t-il enrôlé tous ces combattants ? Comment a-t-il pu les amener jusqu’ici ? Nul Européen ne le saurait dire. Le mystère des étapes, du ravitaillement sur les Hauts Plateaux a été bien gardé.

Et cependant, dans ces solitudes où un homme meurt de faim, San a trouvé le moyen de nourrir, de maintenir ses sauvages guerriers en force et en santé.

Le bruit s’enfle, devient tumulte. À la limite de l’ombre, des formes sombres se montrent, mobiles. Puis, un hurlement terrifiant s’élève vers le ciel, cri de guerre qui enclôt le camp de sa menace circulaire. Les pas d’une multitude ébranlent la terre ; c’est l’attaque.

Et brusquement, les ténèbres se dissipent. Une lumière éclatante inonde les abords du camp d’une clarté blanche. Tous les projecteurs ont été mis en action à la fois. Cette subite illumination étonne l’assaillant. Les masses ainsi révélées subissent un flottement ; mais l’hésitation est brève. La cohue humaine reprend sa course.

Elle est à deux cents mètres à peine du rebord du cratère. Elle avance toujours. La voici à cent cinquante, à cent vingt-cinq mètres. Est-ce que Dodekhan s’est mépris sur la puissance de ses appareils électro-telluriques ? Est-ce que la barrière qu’il prétendait créer sur le passage des Asiates est illusoire ?

Les ennemis progressent toujours.

Les généraux qui, du quartier général, observent également, ont la même impression de doute que les voyageurs. Une fusée rouge s’élève en sifflant au-dessus du monticule.

À ce signal, le fond du cratère prend l’aspect d’une fourmilière… Les bataillons se croisent, les commandements vibrent dans l’air. Autour du quartier général, les artilleurs pointent les pièces, les mettent en batterie.

Mais les mouvements commencés ne s’achèvent pas.

Une sorte de grésillement se propage tout à l’entour du cratère, et une clameur, d’épouvante au delà, de joie délirante en deçà, ébranle l’atmosphère. Un invisible ennemi vient de faucher net les premiers rangs des assaillants.

Des centaines d’Asiates ont été jetés violemment sur le sol, où ils se tordent avec des hurlements de damnés. Ceux qui les suivent veulent reculer. Cela leur est impossible ; les derniers rangs poussent invinciblement en avant, les obligent à s’engager sur le terrain chargé d’électricité.

L’arme au pied, les Russes regardent, les Anglais plaisantent. Une joie formidable, délirante, secoue les rangs.

Elle ne connaît plus de bornes, lorsque des étincelles électriques pointent ainsi que des lances de feu sur le terrain infranchissable.

Cela dure quelques minutes à peine. De la multitude lancée à l’assaut par San, il reste deux ou trois cents hommes épars autour du camp, affolés, ahuris, qui s’enfuient dans toutes les directions, avec des hurlements d’épouvante. Tout le reste a été couché par la prodigieuse manifestation électrique.

La panique des survivants enivre les soldats. Leurs officiers tentent en vain de les retenir. Ils se ruent en avant, en un mouvement instinctif, irrésistible.

Ils ne vont pas loin. Les premiers qui atteignent le sommet de l’entonnoir du cratère sont projetés en arrière, roulent sous les pieds de leurs camarades.

Ce seul fait brise l’élan belliqueux. Évidemment, en s’obstinant à passer sur le terrain chargé d’électricité, les Européens auraient le même sort que les Asiates.

On relève les hommes culbutés. Ils n’ont aucun mal, quelques contusions, et voilà tout.

Du haut du mamelon dressé au centre du cratère, Stanislas Labianov et son collègue anglais ont assisté à toute la scène.

Les canonniers, prêts à servir leurs pièces, ont interrompu les manœuvres commencées. Cette bataille où la terre a brisé, anéanti une armée, leur fait l’effet d’un rêve. Et Aberleen exprime ainsi la morale qu’il tire de l’aventure :

— Ce Drapeau Bleu ! S’il lui plaisait, pas un de vous ne sortirait d’ici.

Parole grave dans la bouche de l’un des commandants en chef. Elle constate l’inutilité de l’expédition envoyée par l’Europe ; l’impossibilité de vaincre un adversaire qui, protégé par une ceinture presque infranchissable de déserts montagneux, dispose en outre de la plus effrayante puissance scientifique que possédât jamais un humain !

Labianov ne répond pas. À quoi bon ? N’est-il pas évident qu’il pense comme son collègue. Tous deux à cet instant comprennent que les trônes, les couronnes, sont irrémédiablement condamnés par la logique même du progrès.

Qu"est le pouvoir impérial, royal, auprès de celui-ci ? Une convention admise, que la volonté d’un peuple peut dénoncer à toute heure.

Tandis que la science, elle, est une vérité palpable, terrible ou douce, à l’étreinte de qui nul ne se peut soustraire.

Tous deux éprouvent le besoin d’échapper aux regards des officiers, des artilleurs qui les entourent. Il leur faut être seuls, sans témoins, pour exprimer leur prodigieuse stupeur. La victoire foudroyante les laisse moralement meurtris, brisés, sous une impression absorbante de cauchemar.

Une dernière fois, leurs yeux parcourent le champ de bataille. Sans doute, l’électrisation du sol a pris fin. Les soldats maintenant circulent sur le terrain qui naguère se couronnait d’éclairs. Leurs clameurs passent dans l’air. Ils font la moisson d’armes étranges, de coiffures baroques, d’objets aux formes inusitées, que les morts de cette hécatombe électrique brandissaient une heure plus tôt.

Ce spectacle fait frissonner les généraux. Ils se prennent par le bras, et muets, les jambes chancelantes, s’appuyant l’un sur l’autre, ils reviennent lentement vers le quartier général.

Au passage, ils soulèvent la portière de la tente de leurs hôtes, de Mona, de Sara, de Max Soleil, de miss Violet, de ces êtres amis qui leur ont apporté l’alliance de ce Dodekhan, dont ils ont constaté le pouvoir. La tente est vide. Stanislas Labianov a un grand geste vers l’horizon.

— Ils sont là-bas, sans doute. Ils ont voulu voir.

Et plus bas, il ajoute :

— Ils se sont accoutumés à ces merveilles. Dans tout courage entre une part d’habitude.

Aberleen incline la tête, sans parler, et tous deux pénètrent dans le quartier général, salués au passage par le factionnaire réjoui, qui s’écrie :

— Ah ! petit père, quelle belle bataille !

C’est un fantassin russe. Ce simple exprime la pensée de tous les soldats en liesse dans le camp.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès le combat engagé, Mona avait laissé en évidence sur le piquet de la tente, la lettre d’adieu préparée pour son père, puis se tournant vers ses compagnons, elle avait dit :

— Descendons au camp. Le moment venu, il sera bon de se trouver aussi près que possible du rocher rouge, désigné comme lieu du rendez-vous avec master Joyeux et miss Sourire.

— Très juste, appuya Sara, j’allais proposer la même chose.

Max et Violet se dirigèrent aussitôt vers la sortie, mouvement démontrant leur parfait accord avec leurs compagnes.

Oh ! ils n’eurent besoin d’aucune précaution pour dissimuler leur marche.

Toute l’armée, à ce moment était en quelque sorte hypnotisée par le spectacle qu’elle avait sous les yeux.

Aussi, Mona et ses amis gagnèrent-ils sans encombre le fond du cratère. Ils circulèrent entre les rangées de tentes, vides de leurs habitants, car les malades mêmes s’étaient portés sur le front de bandière afin de mieux voir.

Mais en approchant du « front », les jeunes gens durent s’arrêter. Les curieux présentaient un obstacle infranchissable.

Obstacle qui se dissipa bientôt, car quelques militaires, plus audacieux que les autres, s’étant assurés que le terrain ne foudroyait plus, les soldats entraînant leurs officiers s’éparpillèrent ainsi qu’une volée d’oiseaux sur le champ de bataille.

— Avançons, murmura le romancier. L’instant est favorable. Tous sont occupés à ramasser des armes, des harnachements. On ne nous remarquera, même pas.

L’événement devait lui donner pleinement raison.

La petite troupe traversa le champ de carnage sans éveiller l’attention de quiconque. Et cependant, ce fut pour les jeunes femmes un instant d’atroces émotions. Partout des cadavres ; ici, isolés, plus loin, amoncelés. Sous la clarté crue des projecteurs, les morts apparaissaient hideux, contractés, les membres raidis en d’invraisemblables convulsions. Certains portaient des traces d’affreuses brûlures. C’était le tableau sinistre d’une électrocution géante.

Max allait de l’une à l’autre de ses compagnes ; il leur traçait la route entre les morts. À différentes reprises, il dut les soutenir pour escalader de véritables remparts de cadavres.

Seules, les jeunes femmes eussent renoncé à cette marche sinistre.

Mais le romancier les encourageait. Et puis, autour d’elles, des Russes, des Anglais riaient, lançaient des plaisanteries macabres, chacun en sa langue maternelle, avec cette indifférence du soldat devant la mort, cette compagne de la guerre, qui fauche aujourd’hui l’un, demain l’autre.

Enfin, le terrain meurtrier est traversé. À cent pas peut-être, se dresse le rocher rouge indiqué par Dodekhan. Ce rocher apparaît comme le but le plus riant aux voyageuses dont les yeux sont encore pleins de visions lugubres.

Elles se hâtent vers lui. Elles vont l’atteindre, quand brusquement, l’obscurité se fait. Les projecteurs se sont éteints tous à la fois, et des sonneries de clairons, de fifres, rappellent les soldats au camp.

Aveuglées par l’obscurité soudaine, Violet, Sara, se sont arrêtées sur place. Mona chuchote d’une voix tremblante :

— Où êtes-vous ?

Tandis que le romancier qui, lui, a déjà gagné le rocher, appelle d’un ton contenu :

— Par ici. Je tiens le roc rouge.

Il s’interrompt pour jeter un cri :

— Qu’est-ce que c’est ?

Une main vient de saisir sa main. Mais à sa question, on répond vite :

— Master Joyeux.

— Ah !

Le romancier n’a pas le loisir d’ajouter quoi que ce soit à cette onomatopée. Celui qui vient de se faire reconnaître l’a déjà quitté. Max distingue confusément, une, puis deux silhouettes falotes bondissant vers l’endroit où sont restées ses compagnes. Il se confie :

— Joyeux et sa petite amie Sourire.

Mais qu’est-ce encore ? D’autres ombres passent, suivant la même direction que les gamins. Celles-ci sont souples, sveltes, on dirait des félins. Et le Parisien, un instant surpris, se gourmande :

— Bon ! Leurs panthères noires. J’ai suffisamment suivi la piste de l’une de ces jolies bêtes pour ne pas être surpris en la voyant.

Mais un groupe s’approche de lui. Ce sont ses compagnes, que guident les gamins, auxquelles les fauves prodiguent des marques d’amitié. La duchesse, Mona, flattent les panthères sans la moindre crainte.

— Bonjour, ma belle Zizi.

— Bonjour, bon Fred.

Et miss Violet, un peu déconcertée tout d’abord à l’apparition des fauves, se rassure à voir ses amies si paisibles. Elle aussi flatte les panthères, qui semblent très honorées de cette caresse d’une inconnue. Tous parlent à la fois, interrogeant. Mais master Joyeux répond gravement :

Au-dessus du feu ronronne une marmite.
Au-dessus du feu ronronne une marmite.


— Tout à l’heure, quand nous serons hors de vue du camp.

Miss Sourire ajoute :

— Un campement dans les rochers. Bon feu. Des yaks. De la venaison. Du thé !

Tous ont compris. Si l’on constatait leur départ, les projecteurs fouilleraient le plateau de leurs rais lumineux. Ils seraient aperçus, poursuivis, ramenés au camp. Jamais Labianov ne consentirait à laisser sa fille s’enfoncer de nouveau dans les solitudes glacées des Hauts Plateaux.

Ils se souviennent, de la lettre d’adieux laissée par la blonde Slave. D’une minute à l’autre, elle peut être découverte, cette lettre, que personne n’aurait eu le courage d’empêcher Mona d’écrire. Et la peur d’être pris les talonne. Tous pressent le pas dans les traces des gamins. Ceux-ci ont pris par la main la duchesse et la fille du général Labianov. Ils les guident, leur signalent les aspérités du chemin.

Autour de la petite troupe, Fred et Zizi bondissent. Les panthères sont joyeuses. Elles se lutinent, se poursuivent, se perdent dans l’ombre, puis en jaillissent brusquement. Des montagnards les prendraient pour des gilds, pour des lutins des plateaux.

Et l’on monte, l’on descend, pour remonter encore.

Tout à coup à quelque distance, une légère lueur rougeâtre se montre. Sara retient Joyeux qui s’est fait son conducteur.

— Quoi ? questionne le gamin.

— Un feu là-bas.

— Oui, le nôtre. C’est là que nous allons.

La marche est reprise. On contourne un amoncellement de rocs énormes que l’on supposerait entassé par la main de géants. Une sorte de chambre a été réservée au centre de l’amas, un feu clair y brille, au-dessus duquel ronronne une marmite.

— Mais c’est une véritable installation, s’écrie joyeusement la duchesse, seulement, master Joyeux, ne crains-tu pas que la flamme attire quelques rôdeurs ?

L’interpellé rit silencieusement.

— Des soldats de San ? prononce-t-il avec une indicible ironie.

— Précisément.

— Ne vous inquiétez pas, Madame la duchesse. Ils sont loin d’ici. Ils courront jusqu’à ce qu’ils tombent, ils ont cru que les génies de la montagne les frappaient de leurs lances de feu. San ne les réunira plus jamais.

En quelques mots, le petit vient d’expliquer la panique qui a dispersé les survivants des bandes de San.

Avec leur propension au merveilleux, leur ignorance scientifique absolue, les combattants rassemblés autour du camp européen, ont attribué aux esprits de la nuit les manifestations électriques que leur intellect ne pouvait comprendre.

Ce sont les Génies qui les ont battus, dispersés, exterminés. Dès lors, les Génies n’approuvent pas les projets de San. Ils protègent les gens d’Europe, dont San voulait la destruction. Ils se sont retournés contre l’athlétique Graveur de Prières. Ils lui ont refusé obéissance. Ils l’ont abandonné. Et partout, au loin, ils porteront la nouvelle de la défaite du chef par les puissances extra-terrestres. Partout, ils communiqueront leur indiscipline, leur découragement.

Les gamins expriment ces faits avec des mines si drôles que les voyageurs se laissent aller à partager leur gaieté communicative.

Ils prennent place autour du foyer, qui répand dans la chambre de pierre une douce chaleur.

On est bien là, sous l’influence de la tiédeur, du ronron de la marmite dont le chant monotone promet le repas chaud, réconfortant, l’on s’oublierait presque dans la jouissance physique de l’instant.

Mais master Joyeux, lui, ne saurait oublier les ordres de Dodekhan, du seul homme vraiment bon à sa faiblesse qu’il ait rencontré. Puis, les jours de misère ont blasé le gamin, tout comme sa petite compagne, miss Sourire.

— Tandis que Sourire veillera sur la marmite, prononce le gamin, je vais dire à Mlle  Mona et à Mme  de la Roche-Sonnaille, ce qu’attendent d’elles ceux qui m’ont envoyé.

Ces simples mots suffisent à chasser l’accès de sybaritisme du petit groupe. La réalité de la situation leur réapparaît.

Tous regardent Joyeux, dont la face maigre, les yeux vifs, s’éclairent étrangement à la flamme rouge du foyer. Lui aussi a l’air d’un lutin de la montagne. Mais il parle.

Il conte d’abord comment Dodekhan et le duc, qui, du Réduit Central, peuvent bouleverser l’Asie à deux, trois mille kilomètres de distance, sont impuissants sur l’unique kilomètre séparant leur prison du poste A.

Et tous sont impressionnés par cette lacune. Ainsi, Dodekhan a pu détruire les bandes de San ; il a pu réaliser ce prodige électrique dont les voyageurs ont été témoins. Et à deux pas de lui, à portée de sa main presque, il ne saurait se libérer de l’étreinte de quelques geôliers.

Il dit la tristesse du Maître à constater combien l’état mental des Asiates est éloigné de celui qui permettrait l’émancipation pacifique, préparée par Dilevnor, tentée par lui-même.

L’heure de la délivrance doit être reculée. Mais Dodekhan ne veut pas la destruction de l’admirable et irrésistible force emmagasinée par son père dans les entrailles de la montagne.

Il veut que cette force soit mise hors de l’atteinte de tous. Il veut qu’elle attende, ignorée mais intacte, les temps où l’Asie jaune sera apte à concevoir l’alliance de la liberté et de la bonté.

Pour cela, il faut dissimuler l’abri des appareils électro-telluriques, fermer la sente unique conduisant au temple. Le secret sera gardé par Dodekhan, par ses descendants, transmis de génération en génération jusqu’à l’être prédestiné qui aura la joie d’accomplir l’œuvre géante.

C’est du poste A seulement que l’on peut déterminer les explosions, les bouleversements du sol susceptibles d’effacer le chemin sacré, d’isoler du monde le temple et le Réduit Central.

Et Dodekhan, captif en ce dernier point, ne saurait gagner le poste A.

Tous écoutaient sans un mot, sans un geste, pétrifiés par l’évocation du rêve gigantesque, évocation faite par ce gamin, ce gavroche asiatique, avec accompagnement de gestes baroques, inattendus. Nul n’échappa à un petit frisson, quand Mona demanda d’une voix hésitante :

— Qu’attend de nous le Maître du Drapeau Bleu ?

— Il attend que nous lui ouvrions le chemin entre le poste A et le Réduit Central ; que nous débarrassions d’ennemis, les mille mètres de galeries qui relient ces deux points.

— Nous. Comment le pourrions-nous ?

— Nous le pourrons, dit tranquillement le gamin, si Mlle  Mona connaît bien la valeur des verres colorés.

La phrase énigmatique laissa bouche bée les interlocuteurs du petit.

— Que veux-tu dire, Joyeux ?

— Quels verres colorés ?

— Ceux qui faisaient partie de votre bagage, la caisse de Stittsheim.

— Oui, je sais l’usage, je le sais bien.

— Alors, Mlle  Mona, voulez-vous nous dire lesquels, parmi ces tubes, ont causé la mort des gens de San à Calcutta ?

— Les violets.

— Ce sont les seuls qui tuent ?

— Non, les indigos, ou bleus-noirs sont également mortels. Mais tandis que les violets brûlent, déterminent l’incendie des matières combustibles, les bleus-noirs arrêtent la circulation sans laisser de traces.

— Cela vaut mieux. Alors, les tubes violets et indigos sont ceux que nous prendrons.

— Que nous prendrons, se récrièrent les assistants secoués par ces dernières paroles, ils ne sont donc pas restés au pouvoir de San ?

Les enfants se prirent à rire.

— Il ne les a même pas soupçonnés. Nous nous sommes fait donner la caisse comme part du butin. Elle est là, entre les pierres.

Tous se retournèrent vivement, plongeant leurs regards dans la fente que le gamin désignait du doigt.

Il ne les avait pas trompés. Remplissant l’écartement de deux des énormes pierres formant l’édifice naturel sous lequel la petite troupe s’abritait, les voyageurs reconnaissaient la caisse de chêne enfermant la « gamme » des tubes de lumière colorée.

Sans se faire part de leurs pensées, chacun avait plus d’une fois déploré la perte de cet « arsenal lumineux ». Une joie intense les envahit à le savoir là, à portée de la main. Mais ils sursautèrent en entendant le gamin déclarer :


— Nous enterrerons ce coffre sous les pierres pour le retrouver plus tard.

— Pourquoi l’enterrer ?

— Parce que nous ne possédons pas de yaks et que nous ne pouvons nous charger de pareil poids.

Les auditeurs de Joyeux baissèrent la tête. L’argument était sans réplique.

— Seulement, continua le petit, puisque les tubes violets et indigos donnent la mort, nous les partagerons. Ces armes inaccoutumées n’inspireront aucune méfiance à nos adversaires. Ils sont peut-être deux cents ; nous sommes huit, en comptant nos braves panthères. Elles se chargeraient bien d’une vingtaine de ces serviteurs de San ; mais après ?

Il exposait cette situation avec la plus absolue tranquillité. On n’eût point supposé que ce gamin maigre, à la taille exiguë, songeait dans ces conditions à engager la lutte contre les Graveurs de Prières, si supérieurs numériquement.

— Donc, poursuivit imperturbablement le fidèle de Dodekhan, la ruse s’impose. L’on dit que la ruse est agréable aux enfants, aux femmes ; Sourire et moi l’avons reconnu par l’expérience.

La fillette approuva d’un geste mutin.

— La ruse donc nous protégera. Nous allons nous diriger vers le poste A. Nous nous y présenterons.

Tous écoutaient, stupéfaits de la simplicité du plan développé par le gamin.

— On nous reçoit à bras ouverts, naturellement. Nous choisissons le moment favorable, et, maniant les tubes de lumière…

Il s’interrompit pour rire en découvrant ses dents blanches, ce qui provoqua chez miss Sourire un accès d’hilarité telle, que la fillette demeura un bon moment sans parvenir à replacer sur la marmite, le couvercle qu’elle venait d’enlever afin de mesurer de l’œil le degré d’avancement du ragoût. Quelle que fût leur haine à l’égard de San et de ses créatures, les jeunes femmes avaient pâli. Elles interrogèrent d’une même voix :

— Que prétends-tu exprimer, Joyeux ?

Il les considéra une seconde, comme s’il s’étonnait de n’avoir pas été compris, puis du ton le plus naturel, il répliqua :

— Deux cents coquins sont disséminés entre le Réduit Central et le poste A, barrant le passage au Maître. Les tubes violets ou bleus les tueront, avec ou sans brûlures ; voilà tout.

La perspective de ce massacre ne le troublait pas, Dans le dévouement comme d’autres dans la vengeance, il apportait inconsciemment la férocité atavique, paisible et raisonnée, de la race jaune.

Aucune voix ne s’éleva après la sienne. La réplique du gavroche asiate avait traversé le cerveau de ses auditeurs ainsi qu’un éclair. Brusquement, ils avaient compris l’angoisse morale qui avait conduit Dodekhan à dire :

— L’Asie n’est point mûre pour la liberté !

Et dans le silence de la nuit, où bourdonnait la marmite du campement, où le vent passait par bouffées gémissantes, ils songeaient à cette haie de morts qu’il faudrait aligner pour délivrer ce poète de la science, Dodekhan, qui avait, rêvé d’émanciper l’Asie sans faucher d’humaines existences.