Miss Mousqueterr/p2/ch7


VII

LES CAPTIFS DU RÉDUIT CENTRAL


— Vous le comprenez, ami, le dilemme est celui-ci : D’une part, nous sommes prisonniers ici, et n’en pouvons sortir que si l’on vient nous délivrer ; d’autre part, je veux que l’outillage auquel mon père a consacré sa vie ne tombe au pouvoir d’aucun gouvernement.

— Diable ! Diable ! Alors, nous n’en sortirons jamais !

Dodekhan et le duc de la Roche-Sonnaille échangèrent des répliques, qui avaient à tout le moins le mérite d’exposer clairement leur situation fâcheuse et compliquée.

Tous deux se trouvaient dans le Réduit Central, naguère dépeint par San, lors de son entrevue avec Mona au poste B.

C’était bien cette salle circulaire aux murailles de granit, visibles seulement dans leur partie élevée, toute la partie inférieure disparaissant sous des appareils étranges, ornés de manettes, de leviers, de roues dentées, de boutons aux formes variées.

Une seule ouverture s’ouvrait sur cette espèce de laboratoire gigantesque, et par la baie allongée en ogive, on distinguait au dehors, dans une sorte de pénombre violacée, le sanctuaire du temple souterrain, avec ses rangées de colonnes alternées, se dressant vers la voûte comme les troncs d’une futaie de pierre.

Faisant face à cette porte unique, l’écran d’un téléphote, encadré de baguettes de cuivre couvrait la paroi de sa toile grisâtre. Mais cet écran devait se mouvoir autour d’un axe à charnières très apparent. Des roues, leviers, tout un dispositif d’horlogerie fixé le long du cadre de cuivre, indiquent par quels moyens s’opérait la manœuvre.

— Enfin, reprit le duc avec un enjouement affecté, je vous remercie, mon cher Dodekhan, de m’avoir présenté la situation avec autant de clarté. Vous avez désiré me préparer à un long bail avec cet appartement, pas désagréable en somme, s’il était permis d’en sortir.

— Nous en sortirons.

— Croyez-vous ?

— Vous ne me croyez pas sur parole, murmura son interlocuteur.

— Pardonnez-moi un doute. Soyez persuadé qu’il n’a rien de blessant à votre égard. Mais je vous ai vu, ces jours derniers, préoccupé de conduire ma femme, Mona et leurs amis au poste, où les devait rencontrer ce coquin de San. Ensuite, vous avez travaillé à les amener au camp de l’armée anglo-russe.

— Me le reprocheriez-vous ?

— Vous ne le pensez pas. À cette heure, vous prenez toutes les dispositions utiles pour protéger ladite armée contre une attaque des bandes de San disséminées dans la montagne. Ceci encore m’apparaît louable, seulement… cela m’apparaît aussi n’avoir qu’un rapport très lointain avec notre liberté.

Un sourire voltigea sur les lèvres de Dodekhan.

— Cependant, fit-il d’un ton assuré, la réunion de Mona avec son père, le salut de cette troupe de braves Anglais et Slaves, sont autant d’étapes indispensables à la réalisation de notre émancipation définitive.

Et Lucien marquant un mouvement de surprise.

— Vous allez le comprendre. Mais pour ce, je dois vous apprendre certains détails que vous ignorez.

Dodekhan pencha un instant le front vers la terre avant de continuer :

— Ni mon père, ni moi, n’avions envisagé la possibilité de la trahison, et de ce fait, notre œuvre est demeurée inachevée.

— Inachevée ?

— Jugez-en. Nous pouvons atteindre d’ici des ennemis résidant à deux mille lieues de nous. Que faut-il pour cela ? Abaisser un levier, abattre une manette ; nous déchaînons les courants électriques, serviteurs rapides et discrets. Nous pouvons cela, et notre pouvoir s’arrête au seuil de ce temple. À quelques mètres de distance, je deviens impuissant. Ni mon père, ni moi, je le répète, n’avions supposé que la trahison nous environnerait ; que nous aurions à nous défendre contre des amis de la veille, des soldats d’hier, devenus les plus ardents adversaires.

Lucien acquiesça du geste. Il comprenait.

— Voilà pourquoi, continua lentement son interlocuteur, nos gardiens échappent à ma colère. Certes, je puis suivre tous leurs mouvements sur l’écran du téléphote, mais il m’est impossible de les frapper, de les punir. Au seuil de ce Réduit Central, je ne suis plus qu’un homme qui se briserait contre l’obstacle infranchissable de centaines de gardiens.

Il s’arrêta. Lucien le considérait avec une amicale pitié. Il eût voulu à cet instant trouver la parole qui réconforte, qui apaise ; mais aucune ne se présentait à son esprit. L’originalité de la situation même le mettait en dehors de tous les intérêts dont s’entretiennent habituellement les humains. D’ailleurs, le Maître du Drapeau Bleu rompit de nouveau le silence.

— Tomber dans un suprême combat ne serait rien, mon cher duc, mais ce deviendrait un désastre de tomber en laissant l’œuvre géante, édifiée pour l’émancipation d’une race, soit aux mains de brutes sanguinaires, soit en celles de nations d’Europe qui, les unes et les autres, en feraient un instrument d’oppression.

Et, avec un profond soupir, Dodekhan conclut :

— Or, les dispositifs, qui permettraient d’effacer la seule route d’accès au temple, sont à un kilomètre d’ici, dans une casemate que nous appelons le poste A. Mille mètres de galerie nous en séparent à peine, et je ne les saurais parcourir, parce que de nombreux geôliers veillent sur le parcours. Telle est la raison qui m’attache en ce lieu, qui me fait agir en dehors de façon à soulever vos railleries. Ah ! duc ne raillez plus, je cherche la personne qui nous sauvera peut-être, qui de l’extérieur atteindra le poste A. Puissè-je, en la trouvant, ne pas briser mon cœur !

Sa tête s’était penchée sur sa poitrine. Ses traits exprimaient un découragement profond.

D’un mouvement instinctif, Lucien le prit dans ses bras. Le gentilhomme se sentait touché par la souffrance mal définie de son compagnon. Dodekhan était pour lui un frère d’élection. La communauté des dangers, des épreuves, avait en quelque manière fusionné les âmes des deux hommes.

Mais sa bouche, ouverte déjà pour les mots affectueux et dévoués, ne leur livre point passage.

Des voix rauques retentissent sous les voûtes du temple.

Ce sont des Graveurs de Prières, des Asiates, qui insultent l’homme dont le rêve fut d’émanciper l’Asie.

Pourquoi ? Eh parbleu, parce que les hommes jaunes ne sont pas plus clairvoyants que leurs congénères blancs. Ils blasphèment leurs bienfaiteurs, et acclament ceux qui se jouent de leur sottise.

Ces Asiates, San leur a dit :

— Dodekhan voulait traiter doucement les Européens, voleurs de nos territoires. Moi, je veux répandre leur sang, car ce serait trahir nos pères, que ne point les venger.

La phrase creuse a sonné dans les cerveaux obscurs. La barbarie atavique a fait le reste.

Il n’est pas un de ces hommes qui ne massacrerait volontiers Dodekhan. Et comme la barrière infranchissable d’électricité qui obture l’entrée du Réduit Central ne le permet pas ; comme elle repousserait les assaillants, comme naguère elle repoussa le projectile lancé par San, ces stupides créatures se tiennent prudemment dans le sanctuaire, mais elles clament leur haine à l’homme qu’elles devraient chérir, car il représente la seconde génération se sacrifiant à la liberté asiate.

Ils rugissent :

— Mort à Dodekhan, le valet des Européens !

— À mort le traître !

Les injures se croisent, s’enflent sous les voûtes.

Lucien s’énerve. Il sent monter en lui la colère contre l’injustice, contre l’idiotie de ces braillards, porte-paroles de la sottise des foules.

C’est qu’il a appris à aimer son compagnon si loyal, si juste. Il se figure sa souffrance en face de ce déchaînement d’ingratitude.

Il se tourne vers lui. Il est frappé de l’expression de tristesse de son visage. Il lui prend les mains, et s’écrie :

— Que vous importent les grondements de ces fous ! Votre conscience vous crie, elle, votre dévouement, votre abnégation.

Il ne continue pas, son interlocuteur a eu un sourire douloureux :

— Ce n’est point là ce qui m’afflige, dit-il.

— Quoi. Cela vous est indifférent ?

— Oui et non. Indifférent en ce qui me concerne personnellement ; mais atrocement pénible en ce qui touche les projets légués par mon père.

— Je ne saisis pas.

Dodekhan étendit les bras dans la direction des forcenés.

— Vous voyez ces hommes.

— Et je les entends, essaya de plaisanter M. de la Roche-Sonnaille.

— Croyez-vous qu’ils soient mûrs pour la liberté ?

— Certes non.

— Et ces Graveurs de Prières sont une élite parmi les Asiates.

— Pas flatteur pour les autres.

— Et désespérant pour moi, car ils me font comprendre que mon père, que moi, avons cru trop tôt à la possibilité de leur émancipation. Notre signal de liberté serait traduit par un signal de massacres. Et je souffre de penser que ce n’est pas moi qui aurai la sublime joie d’appeler l’Asie à l’indépendance.

Un moment, les deux amis demeurèrent muets, les yeux dans les yeux, puis Dodekhan se passa la main sur le front, comme pour le débarrasser d’un voile flottant sur sa pensée, et d’une voix redevenue ferme :

— Aussi dois-je être ménager du patrimoine légué par mon père. Il faut qu’à l’heure fixée par le destin, celui qui conduira l’Asie à la liberté trouve intactes, les forces accumulées par le génie de Dilevnor.

D’un grand geste, il embrassa les choses qui l’entouraient.

— Ceci est l’arsenal de la liberté. Ceci doit échapper aux Asiates barbares, aux Européens cupides.

Les cris avaient cessé dans le sanctuaire.

Sans doute, les insulteurs, sans en deviner la cause, avaient constaté l’indifférence des prisonniers volontaires ; rien ne décourageant l’injure ou la taquinerie comme l’inattention de qui en est l’objet, ils avaient pris le parti de quitter le temple et d’aller porter ailleurs les manifestations de leur bruyante ineptie.

Dodekhan remarqua la solitude de la salle sacrée.

Il s’approcha de l’entrée du Réduit Central, sans en franchir le seuil toutefois. Avec une attention inquiète, il s’assura que nul Graveur de Prières n’était resté autour de l’autel, des piliers, dans le voisinage des niches brûle-parfums, évidées dans l’épaisseur du roc.

Revenant alors vers son compagnon.

— La petite manifestation quotidienne est terminée. Personne ne viendra nous troubler. Par l’illusion du téléphote, allons faire une promenade parmi nos amis et nos adversaires.

Ce disant, il s’approchait de l’écran gris du téléphote.

Un déclic, un léger cliquetis métallique résonna dans le silence.

Le Maître du Drapeau Bleu venait d’actionner le mécanisme du cadre de cuivre du téléphote.

Et soudain, l’écran s’éclaira. Un paysage montagneux se dessina à sa surface. Puis la toile fut balancée par une vibration oscillatoire régulière, qui donnait au spectateur l’illusion d’être emporté rapidement par une locomotive.

Le panorama sembla se précipiter au devant de l’opérateur.

Les hauteurs succédèrent aux hauteurs, les vallées aux crevasses, les mamelons pelés aux pics dénudés. La stérile horreur des Hauts Plateaux défilait sous les yeux de Dodekhan.

Sa main s’étendit vivement, fit tomber un petit taquet entre les pointes d’une roue dentée. L’écran redevint immobile, fixant l’image qu’il reflétait à ce moment.

Cela représentait la rive d’un lac, sur les eaux duquel des volutes de vapeurs glissaient, paresseusement.

À quelques mètres du bord, un monceau de ruines noircies par le feu, découpait une tache noire dans un gazon d’un vert pâle.

— Le poste B, murmura le Maître ! San a levé le camp. Voici les traces laissées par sa troupe. Naturellement, elles se dirigent vers le camp anglo-russe. Il se décide à l’attaque, parfait !… Voyons un peu quelles dispositions prend ce fourbe.

D’une pichenette, il fit sauter le taquet d’arrêt, tourna d’un quart de cercle une poignée d’acier, et l’écran pivota autour de ses charnières, décrivant un arc d’environ quarante-cinq degrés.

Puis, l’oscillation se produisit de nouveau. De nouveau, le panorama des Plateaux se déroula ; d’abord désert, il se peupla bientôt.

Sur des sentiers à peine perceptibles, des bandes d’hommes se déplaçaient, convergeant toutes vers une même direction. C’étaient des hommes jaunes, couverts de fourrures, montrant des faces sinistres et cruelles.

— Tous sont en route, murmura encore le jeune homme. L’attaque est proche.

L’écran se mouvait toujours.

Maintenant les détachements se montraient plus nombreux, plus importants. Puis, tout à coup apparut une large cassure de la montagne, une vallée sauvage, encaissée entre des falaises à pic. Ici, il y avait un grouillement indescriptible d’hommes, d’animaux, de tentes de feutre.

Au centre de la cohue, dominant tous les autres, l’abri conique de San
DES BANDES D’HOMMES SE DÉPLAÇAIENT.
se dressait, surmonté du Drapeau Bleu, rudement secoué par le vent s’engouffrant dans le ravin.

— À quelle distance est le camp anglo-russe ? prononça encore Dodekhan, sans que sa voix trahît la moindre émotion.

L’écran poursuivait son mouvement.

Le ravin où se concentraient les séides de San avait disparu. C’étaient derechef des solitudes qui se profilaient sur la toile grise.

Soudain, deux sentinelles, l’une anglaise, l’autre russe apparurent.

Vite, le jeune homme manœuvra le taquet d’arrêt. Le paysage s’immobilisa. Dodekhan se pencha sur un cadran fixé à la partie inférieure du cadre. Il consulta l’aiguille mobile qui tremblotait sur un pivot.

— Cinquante-cinq secondes, dit-il. Les deux armées sont à six kilomètres l’une de l’autre. San ordonnera l’assaut pour cette nuit.

Puis se tournant vers son compagnon, qui était allé jeter un coup d’œil à la porte ouverte sur le temple.

— Lucien, appela-t-il.

Le duc se tourna vers lui.

— Sans nul doute, nos amis seront attaqués la nuit prochaine.

M. de la Roche-Sonnaille eut un léger tressaillement.

— La nuit prochaine ? répéta-t-il d’une voix assourdie.

— Oui, San a concentré ses forces à six kilomètres à peine de la ligne des factionnaires anglo-russes, cela indique l’assaut imminent. Vous connaissez mes projets aussi bien que moi-même. C’est vous qui les ferez connaître à votre courageuse femme, lorsque le sans-fil nous apportera l’appel du parleur.

— Ah merci de cette bonne pensée, Dodekhan.

— Pourquoi me remercier, vous qui vous êtes sacrifié pour moi.

Et Lucien ouvrant la bouche pour protester, le Maître du Drapeau Bleu l’interrompit par ces mots :

— Prenez ma place. Voyez ce que fait à cette heure celle que vous aimez. La voir vous sera doux, en attendant la minute où il vous sera permis de lui parler.

Doucement, il avait rejoint le duc et le poussait vers l’écran. Lucien ne résista pas. À son tour, il déclencha la roue dentée, mais en modérant la vitesse de la projection aboutissant à la surface grise.

Les factionnaires furent dépassés, puis les divers échelons de garde. Le camp des troupes européennes se montra, occupant le fond du cratère ; le mamelon central se dessina, fut escaladé. Son plateau supérieur parut portant le quartier général, résidence des commandants en chef, les abris de l’état-major, et enfin une tente spacieuse.

Là le duc arrêta l’appareil.

Cette tente servait de demeure à Sara, à Mona, à miss Violet. Il le savait bien, lui qui, depuis huit jours, l’amenait sur l’écran toutes les fois que la viduité du sanctuaire le permettait. Oh ! il n’ignorait rien de l’existence de ceux que la volonté de Dodekhan avait conduits au milieu des régiments d’Europe.

Ne savait-il pas aussi que Max Soleil partageait une tente voisine avec le chef d’état-major, que tout le jour, le vaillant romancier rejoignait les jeunes femmes, qu’il les encourageait, qu’il les contraignait à des promenades dans le bivouac ; qu’à midi exactement, il piquait son parleur dans la perche centrale, et lançait à l’intention de Dodekhan un allô retentissant, quitte à recommencer d’heure en heure, si pour une raison quelconque, gardiens présents dans le temple, fanatique, priant devant l’autel privé de représentation divine, le Turkmène ne répondait pas.

Depuis huit jours, la captivité lui était devenue plus pénible. Il voyait Sara ! Elle ne pouvait le voir, elle. Et il songeait avec amertume que jamais plus elle ne le reverrait, s’il ne parvenait à échapper à ses innombrables geôliers.

Mais tout à l’heure, le Maître avait laissé tomber des mots d’espoir.

— La protection de l’armée anglo-russe était une étape de la libération des captifs du temple souterrain.

Lucien n’avait certes pas compris la corrélation existant entre les deux choses, mais il ressentait une confiance absolue dans son compagnon. La vague promesse incluse dans ses paroles l’avait réconforté. Voir Sara sur l’écran lui apporterait aujourd’hui une satisfaction sans mélange.

Il desserra de deux spires un pas de vis, et soudain les parois de la tente semblèrent se fondre, se volatiliser, permettant de discerner ce qui se passait à l’intérieur.

Sara était assise sur une couchette de campagne, enlaçant Mona Labianov dont le front s’appuyait sur l’épaule de la jeune femme.

Devant elles, Max Soleil et miss Mousqueterr se tenaient debout, parlant avec animation, autant que l’on en pouvait juger par le frémissement de leurs lèvres, par leurs gestes. Sur tous les visages passaient la crainte, la surprise, l’ennui.

— Qu’est-ce donc qui peut les émouvoir à ce point ?

La réflexion jaillit sans que le duc eut l’intention de la prononcer. Il peut voir, grâce au téléphote mais il ne peut entendre… Pour percevoir les sons, il faut que le parleur soit mis en action.

Ce lui est une inquiétude lancinante de deviner par le regard, que la duchesse, ses amis sont en proie à des idées désagréables, et de se sentir impuissant à préciser quelles idées les tiennent en éveil.

Mais Max Soleil tire sa montre. Inconsciemment, Lucien consulte la sienne.

— Midi moins cinq.

Le duc a clamé ces trois mots : Midi moins cinq : cela signifie pour lui :

— Dans cinq minutes, le parleur demandera la communication ; dans cinq minutes, je pourrai interroger Sara, savoir pourquoi ses yeux noirs si rieurs, décèlent à présent l’anxiété.

Dodekhan surpris, par ce subit éclat de voix, questionne :

— Qu’avez-vous ?

Il répond :

— Ils sont ennuyés, je le vois. Il me tarde de savoir pourquoi ?

— Vous n’attendrez pas longtemps. M. Max Soleil dispose le parleur.

Le Maître ne se trompe pas. Dans la perche centrale, le romancier plante le petit appareil qui va relier à travers l’espace toutes les victimes de San.

Une seconde, le silence règne, puis, d’une large plaque vibrante formant un angle droit avec le cadre de l’écran, un appel jaillit :

— Allô !

— Je suis là, répond Lucien d’une voix frémissante.

Sara s’est dressée d’un bond. Elle est auprès du parleur. Elle supplie :

— C’est Lucien, laissez-moi lui parler.

Mais Max Soleil s’est écarté devant la duchesse. Elle se penche sur le parleur. Avec une intonation impossible à rendre, elle prononce :

— Lucien, rassure-moi, car j’ai peur.

— Peur ?

— J’attendais midi avec une angoisse terrible. Depuis huit jours, on était bien tranquille. Cette nuit, l’incompréhensible a recommencé.

— Que veux-tu dire ?

— Les aérostats, bien gardés cependant, ont été lacérés, mis hors de service.

— Cela indique que San attaquera le camp avant peu, répliqua le duc avec un soupir de satisfaction. Les ballons eussent pu signaler les mouvements de ses bandes. C’est là ce qui vous inquiétait tout à l’heure ?

La plaque vibrante apporte une exclamation étonnée :

— Comment sais-tu notre inquiétude ?

— Par le téléphote. Je te regardais, chère âme, et je m’affligeais d’ignorer la cause de ton trouble.

À ce moment, l’organe de Dodekhan se fit entendre.

— Pressons-nous, mon cher Lucien ; nous pouvons être interrompus d’un moment à l’autre. Il importe que nos instructions soient données.

— C’est juste.

Et rapidement, le duc reprit :

— Dodekhan pense que le camp subira l’attaque la nuit prochaine. Que Stanislas Labianov et Aberleen donnent les ordres les plus sévères pour qu’aucun soldat ne bouge. Que tous les réflecteurs électriques soient prêts à fonctionner dès le début de l’assaut, mais que l’on ne bouge pas. L’armée assistera à un beau spectacle ; qu’elle demeure spectatrice, pour ne pas partager le sort des ennemis.

— Ce qui les concerne, vite, ordonna Dodekhan. Voilà bien longtemps que nos geôliers n’ont rôdé par ici.

Obéissant, Lucien poursuivit :

— Sans avertir personne, tu entends, bien, la bataille terminée, toi et Mlle  Mona vous gagnerez la chaîne des factionnaires. Si l’on vous interroge, vous feindrez la curiosité. Soyez tranquilles, personne ne s’en étonnera. Vous vous dirigerez vers le petit pic rouge qui domine le cratère au Sud-Est et sur lequel le soleil brille vers quatre heures.

— Je sais, je sais.

— Là, Joyeux et Sourire vous attendront. Vous les suivrez. Ils vous diront ce qu’il y a à faire pour nous réunir enfin et à jamais.

À présent, Mona était auprès de la duchesse. En même temps qu’elle, la jeune fille murmura :

— Nous irons.

— Eh ! moi aussi, lança joyeusement Max Soleil.

Le duc consulta Dodekhan du regard, le Turkmène répondit par un signe affirmatif que M. de la Roche-Sonnaille traduisit aussitôt :

— Si vous le voulez, Monsieur Max Soleil, bien qu’il y ait danger.

— Cela me décide, répliqua le romancier.

— Nous vous savons brave. Si nous croyons devoir vous signaler le danger, c’est uniquement parce que miss Violet Mousqueterr restant au camp…

La phrase fut coupée net.

— Moi, je pars avec mes amies.

Violet exprimait ainsi sa volonté. Avec volubilité, elle continua :

— M. Max et moi avons commencé le voyage pour aider deux inconnues Elles sont nos amies maintenant, ce n’est donc point le moment de les abandonner.

Sur un signe de Dodekhan, Lucien s’empressa de clore l’incident.

— Comme il vous plaira. Ne cherchez plus à communiquer aujourd’hui. Vous ne communiquerez plus qu’une fois en route. Il serait trop terrible qu’une malchance bouleversât tous nos plans. Au revoir, Sara, au revoir.

— Au revoir.

Ce fut tout, le romancier, frappé par le dernier argument du duc, avait enlevé le parleur et le remettait soigneusement dans son portefeuille.

— Le téléphote, on vient, ordonna Dodekhan.

Manettes et roues cliquetèrent.

L’écran redevint gris, s’appliqua au mur, et quand une demi-douzaine de fanatiques pénétrèrent dans le sanctuaire avec des cris de mort à l’adresse des prisonniers, protégés par le rempart électrique du Réduit Central, il ne restait pas trace de « l’entrevue ».

La scène violente du matin se reproduisit.

Les Asiates, dans leur rage impuissante, jetèrent à leurs insaisissables adversaires les imprécations, les malédictions, dont les langues orientales sont si riches. Après quoi, enroués à force de crier, ils se retirèrent.

Dodekhan n’avait pas même paru s’apercevoir de leur présence. Le silence revenu, il dit seulement :

— Tout est prêt maintenant. Mangeons et dormons jusqu’au repas du soir. Nous veillerons la nuit prochaine.

Sur ce, il embraya le commutateur, qui déterminait la formation du rideau protecteur électrique contre lequel les efforts de San s’étaient naguère brisés, puis il franchit le seuil.

Au pied du cube de marbre de l’autel, une corbeille, avait été déposée.

Le jeune homme la souleva, la rapporta près de l’écran et replaça le commutateur dans sa position première.

Les insulteurs de tout à l’heure étaient les gardiens chargés de remettre la nourriture aux prisonniers. Lucien et son compagnon mangèrent de bon appétit la nourriture grossière mise à leur disposition, après quoi, ils s’étendirent sur les nattes, et s’endormirent.

À l’heure où allait se jouer une partie dont dépendait leur existence, bien plus encore leur bonheur, ils trouvaient le sommeil calme, sans rêves. C’était la préparation à la veillée des armes de deux héros.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Neuf heures, dit lentement Lucien.

Dodekhan opine du geste.

— La veille va commencer. Actionnons les appareils électro-telluriques qui mettront le camp anglo-russe à l’abri de toute surprise.

Les deux hommes se serrent la main, en proie à une émotion qu’ils ne peuvent dominer.

La partie suprême, ils l’espèrent du moins, va s’engager. Ils vont au téléphote, l’actionnent. Sans doute l’écran a été repéré déjà ; car, dans un paysage de nuit, paraît aussitôt le cratère éteint où dort le camp des régiments, envoyés d’Europe.

Mais soudain, Dodekhan prête l’oreille. Lucien écoute également.

Des pas, éloignés encore, résonnent dans les galeries accédant au sanctuaire.

Que signifie cela ? Qui vient à cette heure tardive ?

À l’ordinaire, les geôliers font trêve après le repas du soir. Pourquoi donc ce changement à leurs habitudes ?

Un tour de roue, les images s’effacent sur l’écran. Il était temps. Un groupe de Graveurs de Prières, de Masques Jaunes, fait irruption dans le temple, escortant un gros homme, rouge de teint, incandescent de cheveux, qui souffle, s’agite, se presse, sanglé en un complet de coupe européenne.

Les Asiates ne crient pas, ne profèrent nulle invective à l’adresse des prisonniers.

Ils sont respectueux, empressés autour de l’étranger. Ils lui désignent l’autel, le Réduit Central, la baie de communication.

Puis, sur un geste de lui, ils se retirent processionnellement, le laissant seul, éclairé par une lourde lampe dont le bronze se contorsionne en forme de dragon.

Les prisonniers se regardent interdits.

Évidemment, ils se demandent ce que veut ce personnage inconnu, s’il va demeurer là, s’il va les troubler par sa présence importune dans l’accomplissement de leur œuvre de protection.

Mais la réponse leur arrive aussitôt.

L’inconnu s’assure qu’il est bien seul dans le sanctuaire, puis il s’approche de la baie ouverte sur le réduit, en homme averti qu’il ne fait pas bon en être trop près, et avec un accent britannique des plus prononcés :

— Je donne le bonsoir, gentlemen, je dois dépenser ma vie le long de vous quelques jours durant. Aussi je présente, pour la correction des relations.

Se figeant en une attitude burlesque qu’il juge sans doute avantageuse, le singulier visiteur ajoute :

— Sir John Lobster, Représentant du Collège électoral de Beggingbridge à la Chambre des Communes, présentement ambassadeur et ami du noble San, Maître du Drapeau Bleu.

Dodekhan, le duc tressaillent. John Lobster. Les jours précédents, le parleur de Max leur a appris le rôle joué par l’Anglais.

— Je suis chargé, reprend sir John, de remettre en vos oreilles un message verbal de l’illustre San, et je remets avec le plaisir le plus grand, car en séparant le digne San de deux ladies qui l’intéressent, vous avez opéré la séparation de moi-même avec ma fiancée.

Il s’absorba dans la confection d’un grog.
Il s’absorba dans la confection d’un grog.

Il marqua une pause. Ses auditeurs ne faisant pas mine de répondre, il reprit :

— Les deux ladies et mon doux cœur ont entraîné elles-mêmes en évasion. San est convaincu que vos artifices ne sont point étrangers à cela. Comme il est très occupé par une petite affaire, il a expédié mon corps en avant vers vous : primo, pour vous avertir qu’il allait revenir bientôt et en finirait avec vos personnages. Secundo, il a dit, parlant à mon honorable personnalité : Sir John, vous êtes Anglais ; vous connaissez donc les machines, un Anglais connaît toujours les machines. Vous surveillerez de près mes prisonniers et découvrirez le maniement des appareils diaboliques grâce auxquels ils me tiennent en échec.

Gonflant ses joues d’un air satisfait, John conclut :

— Je pense l’explication vous semble claire, et aussi loyale. Vous savez à présent que deux yeux anglais sont ouverts sur vous.

Ceci dit, il retourna s’asseoir à l’endroit où il était tout à l’heure ; d’une corbeille que les captifs n’avaient point remarquée à son arrivée, il tira un flacon, un verre, une cruche, une lampe à esprit de bois, et s’absorba dans la confection savante d’un grog.

C’est là sans doute ce qu’il appelait ouvrir des yeux anglais sur les prisonniers.

Hélas ! Ceux-ci n’étaient point en train de faire des réflexions railleuses.

Lui présent, impossible, d’agir. Et s’ils se résolvaient néanmoins à l’action, lui découvrant le secret du téléphote, il leur était impossible de prévenir Mona, Sara, leurs compagnons de la complication inattendue ; San annonçant son retour. Ainsi elles quitteraient le camp, guidées par master Joyeux, par miss Sourire, et soudain le géant surgirait sur leur chemin. Pourquoi avaient-ils prescrit, à leurs amis de ne plus utiliser le parleur avant d’avoir obéi à leurs instructions ?

Pendant quelques instants tous deux demeurèrent atterrés. Puis Dodekhan murmura si bas que le duc l’entendit à peine :

— Nous devons en tout cas assurer à l’armée européenne la protection sur laquelle elle est en droit de compter.

Des commutateurs claquèrent ; des manettes martelèrent des heurtoirs, puis un bruissement emplit la salle, le sanctuaire. On eût cru entendre une chute d’eau.

Le bruit tira Lobster des délices de sa préparation. Il regarda à droite, à gauche, non sans inquiétude, puis, ne découvrant rien, il grommela :

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est une cascade dont je viens de déterminer l’intrusion dans les galeries du temple, répliqua Dodekhan avec un flegme déconcertant.

— Une cascade. Justement. Il me semblait, reconnaître le son.

— Dans une demi-heure, l’eau envahira le sanctuaire jusqu’à la voûte.

— Jusqu’à la voûte, hurla John affolé. Mais alors je ne pourrai plus respirer.

Puis une réflexion lui venant :

— Eh ! vous serez noyés aussi.

— Non.

— Comment, non ?

— Le circuit électrique qui empêche d’entrer chez nous, arrêtera la nappe liquide, comme il a arrêté naguère la balle que San me destinait. Il a dû vous conter cela.

— Oui, oui, bredouilla l’apoplectique personnage dont la terreur augmentait de minute en minute. En ce cas, je me sauve. San n’avait pas prévu la cascade.

En hâte, il replongeait lampe à alcool, verre, flacon, cruche dans la manne. Il saisissait le récipient en vannerie, il courait vers l’entrée du sanctuaire qui tout à l’heure lui avait livré passage.

La voix de Dodekhan l’arrêta net.

— Inutile, disait le jeune homme. À cette heure, les galeries sont impraticables. Un torrent les parcourt. Dans dix minutes, les eaux bouillonnantes envahiront la salle où vous êtes.

Un râle d’épouvante jaillit de la gorge de sir John. Ses jambes tremblèrent sous lui. Dans son désarroi, il lâcha la manne qui roula sur le sol avec un tintamarre de verre brisé.

— Comment échapper, comment ? balbutia le malheureux d’un accent étranglé.

— Réfugiez-vous près de nous. J’ai voulu vous donner une leçon, je ne souhaite pas votre mort.

— Mais le rideau électrique ?

— Je l’interromps un moment.

Une manette abaissée, et Dodekhan s’avance vers la baie, la franchit sans peine. Mais en le voyant approcher, une nouvelle défiance prend le gros Anglais. Il tire son revolver, il rugit :

— Si vous faites un pas, je tire.

— Inutile, riposte son interlocuteur en faisant demi-tour, je ne prétends pas sauver les gens malgré eux.

Il est rentré dans le réduit. Il est revenu auprès des appareils électro-telluriques. Quelques touches savamment poussées, et le vacarme redouble. On croirait qu’un torrent bondit tout proche.

Portée à son comble, la terreur de Lobster l’aveugle. Ce n’est plus de l’effroi, c’est la panique qui se déchaîne en son cerveau. Sans réfléchir, il se rue vers l’entrée du Réduit Central ; il le passe. Il est dans le réduit. Un claquement sec résonne. L’Anglais se retourne le revolver au poing.

— N’approchez pas.

— La peur vous trouble, Monsieur, réplique froidement Dodekhan ; je viens de l’établir le courant qui nous mettra à l’abri de l’eau.

Confus, l’Anglais-abaisse le bras, le laissant pendre le long de son corps ; mais le Maître du Drapeau Bleu actionne un mignon engrenage à crémaillère. Lobster répond à ce geste par un hurlement effaré.

Son revolver lui a été arraché des mains par une force irrésistible.

John tourne sur lui-même. Il aperçoit l’arme appliquée sur les deux pôles d’un électro-aimant, dans lequel Dodekhan a envoyé le courant.

Affolé, le gentleman se précipite pour reprendre l’arme. Il ne réussit qu’à recevoir une violente commotion qui le projette a trois pas et le fait rouler à terre.

Froissé, contusionné, il tente de se relever. Impossible… Dodekhan, Lucien qui a compris le but de son compagnon, se sont jetés sur le bedonnant personnage. Ils le ligotent, lui voilent la bouche et les yeux d’un lambeau d’étoffe. Ils le portent sur l’une des nattes, le couchent la face tournée vers le mur. Puis, Dodekhan avec un soupir de soulagement, s’écrie :

— Maintenant, il est aveugle et, sourd ; rien ne nous empêche plus de regarder ce qui va se passer là-bas, au cratère.

Mais son ton s’abaisse, devient mélancolique.

— Mon cher duc, prenez le revolver de cet homme. Une arme nous sera peut-être utile plus tard.

Et tandis que Lucien interrompt le courant, cueille le revolver sur l’électroaimant, le Maître du Drapeau Bleu actionne de nouveau le téléphote.

Sur l’écran se reflètent le cratère, les tentes.

La nuit est noire là-bas. De lourds nuages traversent le ciel, poussés par un souffle de tempête. Aucune lumière. Quelques feux achèvent de se consumer. Dans les tentes, des brasiers doivent entretenir la chaleur, mais toutes sont hermétiquement closes. Les généraux se sont scrupuleusement conformés aux instructions que Sara leur a transmises.

Il est dix heures. Les deux hommes se tiennent devant l’écran, attendant la venue de l’ennemi dans ce décor de ténèbres.

Et le jeune homme songe avec amertume que lui, le propagandiste de l’émancipation asiate est prisonnier, seul contre tous les fils d’Asie. Ironie des choses ! Ses seuls amis maintenant sont un petit groupe d’Européens : C’est grâce à eux qu’il vaincra peut-être San.