Miss Mousqueterr/p2/ch4

Boivin et Cie (p. 333-349).


IV

UN DUEL ÉTRANGE


— San ! nous sommes retombés entre ses mains !

La duchesse se tordit les mains en lançant cette exclamation d’une voix déchirante.

Et ses compagnons saisis, encore engourdis par les longues heures de sommeil, regardaient assis sur les fourrures qui leur avaient servi de couchettes.

Sara ne se trompait pas. Debout devant les voyageurs, un géant jaune, à la face bestiale, les considérait de ses yeux cruels. À ses côtés, des hommes armés semblaient n’attendre qu’un signe pour égorger les Européens, surpris dans la cabane où ils avaient pensé trouver un refuge.

Comment leurs ennemis étaient-ils arrivés là ?

— Ah ! murmura encore Sara, la piste de la panthère…

— Une idée à moi, ricana l’athlète jaune ; je voulais vous amener ici, à bout de forces, exténués, afin de vous prendre sans combat. Le sang de mes guerriers ne devait pas couler pour une capture de si mince importance.

Et narquois :

— Causons, Madame la duchesse.

Il fit un signe. Aussitôt chacun des captifs se trouva encadré par deux séides du sinistre successeur de Log, jadis son serviteur. Celui-ci approuva le mouvement d’un sourire, puis lentement :

— Je ne vous apprendrai rien, Madame, en vous disant que mon maître Log, — sa voix se fit rude et frissonnante, — que mon maître Log, à qui j’appartenais comme le riz à l’eau, est mort assassiné par votre mari, ce frêle fils d’Europe auquel nous avions eu la sottise de laisser la vie.

Sara affirma du geste. La vaillante femme, le premier moment de stupeur passé, se ressaisissait. Elle tendait toutes ses facultés à bien comprendre le géant asiate, à deviner sa pensée derrière le rideau de ses paroles.

Et puis, elle venait de songer que San n’était point un jouteur comparable à son chef défunt.

Serviteur, lieutenant, esclave hier encore, ce malandrin, qui détenait à présent le titre magique de Maître du Drapeau Bleu, n’avait point appris les subtilités du dire. Il trahirait sa volonté peut-être en croyant la cacher.

Mais bientôt, elle dut abandonner cette espérance. San parlait, et elle se rendait compte qu’elle ne surprendrait rien, car il ne cherchait à rien cacher.

Avec l’audace instinctive des esprits simples, il suppléait à la finesse qui enveloppe les volontés adverses, par la brutalité qui les brise.

— Le maître mort. Que faire ? reprit sourdement l’athlétique personnage. Honorer sa dépouille, convoquer la confédération asiate tout entière sur sa tombe. Et après ? C’était jeter dans les esprits un ferment de crainte. Pourquoi crier aux soldats : Le chef, celui que vous vénériez à l’égal d’un dieu, a vécu. Pour faire de lui la chose inerte que contient le sépulcre, il a suffi d’un revolver manié par la main débile d’un Européen chétif, d’un être sans force, sans grandeur, de moins que rien.

Il eut un soupir menaçant.

— Ah ! le Drapeau Bleu ; la liberté de l’Asie. Que m’importe cela ! Seule me reste la piété adorante que je ressens pour le maître. L’honorer, comme il eût voulu l’être. Tel devenait le but de ma vie. Qu’avait-il rêvé ?

La voix du bandit se fit plus âpre, en ses yeux noirs flambèrent des lueurs rouges.

— C’est du sang qu’il lui faut, un fleuve de sang, et surtout, avant tout : celui des Européens qui ont causé sa perte, le vôtre, Madame la duchesse, celui de Mona, du duc, de Dodekhan !

S’il avait pensé effrayer la jeune femme, il dut être déçu.

— Eh bien ! répondit-elle avec une vaillance tranquille. Je suis votre prisonnière ; rien de plus simple que de me tuer.

Certes, l’herculéen San avait autant de cruauté, plus peut-être, que son ancien chef Log, mais son cerveau ne possédait point la même souplesse. Il pouvait comprendre et exécuter les ordres ; il était incapable de diriger.

Aussi le serviteur, devenu maître par un hasard sanglant, demeura-t-il un instant déconcerté par le courage tranquille de son interlocutrice. Un flot de sang monta à ses joues safranées ; ses yeux se durcirent, et enfin il gronda :

— Vous ne comprenez pas. Je vais m’expliquer. Oui, vous mourrez. ; mais pas maintenant. Pas maintenant, répéta-t-il avec force, car le sacrifice ne serait pas complet, car l’esprit du vénéré Log, qui erre entre ciel et terre, réclame d’autres victimes, beaucoup d’autres, un peuple de victimes.

Il parlait les dents serrées ; les mots semblant avoir peine à franchir ses lèvres. Pourtant, il s’apaisa peu à peu.

— Madame la duchesse, reprit-il d’un ton plus calme, vous ne savez pas ce qui s’est passé au temple souterrain des Graveurs de Prières des monts Célestes. Je veux vous le dire.

Et férocement narquois :

— Pour vous démontrer que vous êtes ici de par ma volonté, que mes décisions se sont accomplies, qu’elles s’accompliront, jusqu’au bout…

Il prit un temps, comme pour laisser à son affirmation le loisir de bien pénétrer dans le cerveau de ses auditeurs. Puis, avec une lenteur calculée.

— Vous vous souvenez du bastidou Loursinade, sur la route d’Aubagne, près de Marseille, dans le pays des Francs ?

Sara tressaillit violemment. Mais les mots prononcés avaient secoué bien autrement la blonde Mona.

Elle fit un pas en avant, et la voix ferme elle répliqua.

— Nous nous souvenons. L’écran nous a montré le duc de la Roche-Sonnaille punissant un bandit.

De la bouche de San jaillit un rugissement ; mais la fille du général Labianov n’y prit pas garde. Elle continua :

— Nous avons vu les couteaux des assassins levés sur le duc, sur Dodekhan, puis plus rien. Et ceux que nous croyions morts, sont vivants. Pourquoi vivent-ils ? Voilà ce qu’il nous importe de savoir. Le reste n’a point d’intérêt pour nous.

La face du géant s’était transformée. À présent, ses traits exprimaient l’ahurissement. Encore malgré lui, il balbutia :

— Vivants. Elles savent cela ! Comment le savent-elles ?

La réflexion involontaire causa un malaise subit à Max Soleil qui jusque-là, avait assisté impassible à la scène.

Brusquement, il se souvenait d’avoir laissé, fiché dans le poteau soutenant la toiture, le parleur grâce auquel, lui et ses amis avaient pu communiquer avec ceux dont la jeune Russe venait de prononcer les noms.

Il coula un regard angoissé vers le poteau.

Le léger instrument, s’il était découvert, renseignerait l’ennemi. Qui sait, il lui donnerait peut-être le moyen de surprendre la confiance de ces deux hommes qui vivaient, prisonniers sans doute, dans la caverne inconnue, d’où leur voix, leur pensée, s’évadaient sur les vibrations insaisissables du téléphone sans fil ?

Mais il eut beau regarder, il ne vit rien. Le parleur avait disparu. Cela le surprit à tel point, qu’il ne put retenir une sourde exclamation. Sur lui se posa un instant l’œil dur du gigantesque San, mais cela ne dura qu’une seconde. L’héritier du terrible pouvoir du Drapeau Bleu ne pouvait songer à cet homme inconnu de lui, alors que Mona venait de poser à son intellect, cet insoluble problème :

— Comment sait-elle l’existence de Dodekhan, de son compagnon ?

Une anxiété pesait sur les captifs. Tous se rendaient compte que l’affirmation de Mona pouvait mettre leur farouche adversaire sur la voie du secret surpris par eux. Mais comme San redisait encore :

— Ils savent cela.

Mona eut un rire joyeux, et avec un à-propos inattendu :

— Sans doute, je sais que nos amis vivent.

— Comment ? qui vous l’a appris ?

Elle rit plus fort.

— Vous-même, Monsieur San.

Et le géant esquissant un geste d’énergique dénégation, la fille du général Labianov reprit, toujours riante :

— N’avez-vous pas affirmé tout à l’heure que vous vous proposiez de nous massacrer.

— Je l’ai affirmé, et cela sera, gronda l’Asiate avec un éclair dans les yeux.

— Je n’en doute pas, Monsieur San. Je suis certaine que pour massacrer, on peut compter sur vous. Mais dès l’instant où vous avez l’intention de tuer, avec nous, MM. Dodekhan et de la Roche-Sonnaille, — ce sont vos propres paroles de tout à l’heure, — j’ai cru pouvoir en déduire qu’ils sont vivants. Car, conclut-elle avec une ironie légère, vous reconnaîtrez que s’ils étaient défunts, il vous serait impossible de les tuer encore.

Le faciès de San se dérida. L’homme fit entendre un bruyant éclat de rire.

— Maintenant, reprit la blonde Slave, si je ne m’abuse, Monsieur San, vous alliez nous expliquer pourquoi le duc Lucien et M. Dodekhan, que l’écran du docteur Rodel nous montra renversés, sous le poignard de vos serviteurs, ont échappé au trépas.

— Ils n’ont pas échappé, interrompit l’Asiate d’une voix rauque, je les ai graciés.

— Graciés, vous ?

— Oh ! temporairement, voilà tout, et je l’ai regretté jusqu’à l’instant où j’ai pénétré dans cette cabane, où vous voyant endormis, sans défense, absolument en mon pouvoir, j’ai compris.

Sa phrase se suspendit brusquement.

— Mais, procédons par ordre. Vous entendrez tout à l’heure pourquoi vous avez chassé mes regrets.

Et ricanant :

— Donc, vous disiez bien ; mes serviteurs tenaient vos amis renversés sur le sol. Une seconde encore, et les poignards vengeaient le maître Log, traîtreusement frappé par ce duc maudit. Alors, une pensée traversa mon cerveau ; une lueur d’éclair… S’ils meurent, il n’y a plus de Drapeau Bleu.

— Plus de Drapeau Bleu, clamèrent les captifs d’une seule voix.

San les couvrit d’un regard sombre, puis, haussant les épaules :

— Je vous tiens à présent, je puis ne rien cacher. Non, il n’y avait plus de Drapeau Bleu. Log, lui, était un vaste esprit ; lieutenant de Dodekhan, il avait pu lui succéder sans à-coup, parce qu’il avait percé à jour le réseau des signes, des secrets ; il avait la science qui conçoit toutes les applications scientifiques ; l’éloquence qui entraîne les foules ; il était né chef et maître.

Avec une mélancolie dont on ne l’eût pas cru capable, l’athlète jaune poursuivit, la voix abaissée :

— Moi, je ne suis que le serviteur fidèle, le bras qui exécute la pensée du maître. L’instruction, l’intelligence me manquent. Les secrets passaient à travers mon crâne, comme sable dans un crible. Le Réduit Central où une machinerie compliquée permettait au chef de correspondre, sans bouger de son fauteuil, avec l’Asie entière, de jeter des ordres aux points les plus éloignés du continent… Ce réduit m’apparaissait à moi comme une demeure magique. Pas assez de science pour évaluer cette création de la science ! L’ignorant juge impossible ce que son cerveau étroit ne s’explique pas. Je n’avais même pas cette ressource. J’avais vu, de mes yeux vu, la possibilité de l’incroyable, de l’invraisemblable. Le Réduit Central me faisait peur.

San s’arrêta un instant, les yeux mi-clos, comme absorbé par ses souvenirs.

Puis, redevenu maître de lui :

— J’avais besoin de ces hommes que j’aurais déchirés avec joie. J’avais besoin d’eux, non pas pour continuer l’œuvre du Drapeau Bleu. Peuh ! Je devais le venger, je devais répandre à flots le sang, afin que les peuples apprissent par la douleur que les yeux d’un Maître s’étaient fermés à la lumière. Et pour frapper, pour entasser les ruines, je devais conserver l’existence aux meurtriers, qui seuls, désormais, connaissaient les ressorts de l’organisme géant établi dans le Réduit Central des monts Célestes.

Il disait ces choses sans colère, avec l’insouciance de l’Asiate barbare, cruel par instinct atavique.

Évidemment, rien ne le révoltait dans les cérémonies sanglantes, qui accompagnaient autrefois les funérailles des Khans conquérants et dévastateurs.

Dans son raisonnement effroyablement simpliste, il croyait logique d’immoler d’innombrables victimes sur le tombeau de Log, puisque, lors du trépas d’un simple chef de tente, les Mongols arrosent la sépulture du sang de ses femmes, de ses serviteurs et de son cheval préféré. Lentement, il continua :

— Et j’étendis la main. Les couteaux levés ne s’abaissèrent pas. À Dodekhan, à son compagnon, j’exprimai ma volonté. Je les conduirais au Réduit Central. Ils m’indiqueraient la manœuvre de ces appareils diaboliques demeurés lettre close pour moi ; ils me donneraient le moyen de bouleverser l’Asie. En échange, je leur promis la liberté, la joie de vous rejoindre, Madame la duchesse de la Roche-Sonnaille, Mlle  Mona Labianov.

— Ils ont refusé ? s’écrièrent impétueusement les deux femmes.

San secoua la tête :

— Non, ils ont accepté.

— Accepté, eux, ce n’est pas vrai !

À ce cri, le géant regarda alternativement les deux jeunes femmes. Une surprise se lisait dans ses yeux. Enfin, il murmura :

— Ah ! ah ! Vous n’auriez donc pas cru à leur sincérité, vous ?

Elles secouèrent énergiquement la tête.

— Eux, se faire complices du crime. Impossible !

C’était Mona qui prononçait ces mots, avec une assurance dont l’athlète jaune parut déconcerté.

— On dit les femmes d’Europe expertes en perfidie, murmura San ;
LES COUTEAUX LEVÉS NE S’ABAISSÈRENT PAS.
moi, j’ai pensé, le maître Log avait cru en leur parole, ils l’ont trompé. Mais il demandait à Dodekhan de lui livrer le pouvoir du Drapeau Bleu. L’ambition était trop haute peut-être ; moi, je ne sollicite rien de semblable. Que veux-je ? Apprendre à me servir d’appareils mystérieux, et cela, non pas pour régner, non pas pour dominer le monde, mais seulement pour jeter sur une tombe les flots de sang qui honorent un chef. Ils promirent. J’eus confiance en eux. J’eus tort.

Son talon frappa rudement le sol.

— Vous souriez, Mesdames. Vos yeux disent le triomphe. San a été battu, berné. Jouissez de votre reste, riez. Vous tremblerez tout à l’heure.

Et s’apaisant soudain :

— Fort de leur promesse, je partis avec eux. Nous arrivâmes au temple souterrain des Mad. C’est là qu’est établi le Réduit Central. En arrière du temple des Padmé Om, centre de la foi boudhique, il existe une vaste caverne. Elle affecte une forme circulaire, et n’a d’autre issue que le sanctuaire lui-même. Là, Dodekhan, après son père, avait dressé des machines étranges qui leur permettaient de voir, de parler, d’entendre à distance. Celui qui en connaît le maniement peut donner des ordres aux fakirs de Singapoor, aux bonzes de Péking, aux pêcheurs qui errent sur les bords de l’océan Glacial, aux pachas d’Asie Mineure. Et puis, et puis, il y a plus effrayant que cela. Comment, par l’enchaînement de quels prodiges cela est-il possible ? Je l’ignore, moi ; mais le Maître des Machines peut, à mille lieues de là, par l’abaissement d’un levier, d’une minuscule tige de fer, déterminer des explosions, des ruines, des hécatombes.

Il respira fortement avant de poursuivre :

— C’est ce pouvoir de destruction que je voulais.

Plus personne n’avait envie de rire, à présent. Dans l’accent du géant, tous sentaient l’obstination presque démente de l’atavique cruauté. San se montrait sincère. Le Drapeau Bleu, sa tâche émancipatrice lui importaient peu ; son rêve était celui d’une bête féroce. Il souhaitait détruire pour détruire, devenir le souverain d’une anarchie gigantesque, jamais lassée de ruines. Son idéal vertigineux aspirait à se dresser sur les décombres, au milieu du sol asiate couvert de flaques sanglantes et de cités détruites.

— Avec eux, reprit-il, la voix sifflante, je pénétrai dans la souterraine basilique de Mad Padmé Om. Nous traversâmes le sanctuaire ; nous contournâmes l’autel sur lequel ne se dresse aucun dieu, mais qui supporte seulement une invocation, le Mad, Lad, Ghad Padmé Om des Graveurs de Prières. La crypte ronde aux appareils s’ouvrait devant nous. Les parois du rocher disparaissaient sous des machines : écrans du téléphote, postes du téléphone sans fil, clavier de l’association, sur lequel deux cents boutons mobiles, de couleurs, de substances différentes, mettent le Maître en communication avec les chefs des sociétés secrètes d’Asie. Et puis des cylindres de fonte, des tuyaux de cuivre aux coudes serpentins, des leviers, des manettes. Que sais-je ! Une usine formidable et infernale, d’où il suffit de vouloir, pour déchaîner la mort et les désastres sur les immenses territoires d’Asie.

Une fois encore, San respira fortement, et pensif, comme se parlant à lui-même :

— Il suffit de vouloir, disais-je. Je me trompe. Il faut aussi savoir. Si j’avais su !

Puis, pressant son débit, comme s’il avait hâte d’arriver au terme de son récit :

— Dodekhan se tourna vers moi : San, me dit-il, demeure un instant auprès de l’Autel. Les appareils n’ont pas fonctionné depuis longtemps ; je vais les essayer d’abord. Un accident se peut produire, et toi, qui n’es pas au courant de la manipulation, tu risquerais d’en être victime. J’ai vu là une attention délicate. J’ai obéi.

De nouveau, des lueurs rouges flambèrent dans les yeux de l’Asiate.

— Je m’étais adossé à l’autel. Tout bas, je murmurais : Maître, le sang coulera abondamment sur ta tombe. Il réjouira tes mânes courroucés. Soudain, je sursaute. La voix railleuse de Dodekhan vient de s’élever dans le silence.

Elle me crie :

— Merci, brave San. Tu viens de me rendre la puissance. Désormais, tu seras sans force pour le mal !

Qu’est-ce ? Que signifient ces paroles railleuses ? Je me précipite vers l’entrée de la caverne aux machines. Une force invisible me repousse, me projette violemment contre terre, et Dodekhan parle encore :

— Ni toi, ni aucun des tiens ne franchirez le seuil. L’électricité le garde.

— Il paraît, poursuivit le sinistre personnage, il paraît, je ne saurais expliquer ces choses, que le fourbe peut projeter de l’électricité ; que le sol, les rochers, l’air, en sont saturés, et qu’ainsi se crée une barrière aussi invisible qu’infranchissable.

— Électrisation par influence, murmura Max Soleil avec un sourire entendu.

Mais San avait perçu les dix syllabes. Il couvrit le romancier d’un regard étrange :

— Ah ! tu comprends, toi…

Il ne put en dire davantage. Mona avait fait un pas en avant, la main tendue, son index touchant presque la poitrine du Graveur de Prières, et la figure rayonnante, une exaltation mystique auréolant son front pur, elle disait :

— Loués soient les Esprits du Bien ! Dodekhan est de nouveau Maître du Drapeau Bleu !

Le rugissement du tigre blessé donnerait à peine une idée du cri effroyable qui jaillit de la bouche du géant.

Il leva ses poings formidables. Un instant on eût pu croire qu’il allait broyer la jeune fille. Il n’en fut rien. Il se calma tout à coup ; un sourire féroce stria son visage de mille rides. Il se courba, amenant sa figure à hauteur de celle de Mona, puis lentement, d’un accent qui retentit dans le cerveau des assistants, ainsi qu’un glas funèbre :

— Oui, oui, un maître ; tu l’as dit, jeune fille ! Un maître ! Seulement, ce maître est prisonnier dans la Caverne des Machines. S’il en sort, je le déchirerai de mes propres mains.

Et ses traits s’assombrissant encore :

— J’aurais pu le laisser mourir de faim. Il ne l’a pas permis. Je veux, a-t-il dit, que l’on nous apporte chaque jour nos repas avec régularité. Sinon, je détruis le temple. Cela m’est égal, répondis-je, tu t’enseveliras sous ses ruines.

Alors, il se prit à rire.

— Je te poursuivrai de mes coups, toi et tes aides.

— Hors d’ici, je ne te crains plus.

— Tu as tort, car je réduirai en poussière, les restes de Log ; je bouleverserai son tombeau, j’en effacerai la trace.

Oh ! toucher à celui qui fut mon maître, ma raison de vivre. Une rage folle me secoua, je me ruai en avant ; mais l’obstacle électrique m’arrêta derechef, et me jeta sur le sol. Moi, moi, dont la vigueur est celle de cinq hommes ordinaires, j’étais terrassé, roulé par cette force incompréhensible, comme le fétu de paille qu’emporte la tourmente.

Et puis, une peur me prit. Est-ce que l’on sait jamais avec ces hommes de science ! J’avais vu déjà tant de choses merveilleuses que tout me semblait possible. J’eus peur pour le sépulcre de mon maître Log. Je cédai ; seulement, la nuit venue, je fis prendre le cercueil, déposé à l’arrivée dans la crypte du temple, un souterrain creusé dans le roc au-dessous de l’autel. Ce cercueil, on l’emporta au dehors. À dix li (mesure chinoise) on l’abrita sous un amoncellement de roches.

Le pouvoir de Dodekhan est terrifiant. Le lendemain, je me rendis au sanctuaire ; je voulais le braver. Or, il m’accueillit par ces paroles :

— San, tu t’es donné une peine inutile. Je puis détruire la tombe que tu as creusée cette nuit près des Cinq Femmes Rouges.

C’est là le nom des rochers sous lesquels j’avais pensé abriter la dépouille du maître.

— Comment sais-tu cela ? m’écriai-je sans réfléchir que j’avouais.

— Je t’ai vu, répondit-il avec un rire insultant.

Vu ? Il se moquait de moi. Des guerriers avaient veillé toute la nuit dans l’enceinte du temple, gardant l’unique ouverture. Il n’avait pu sortir pour m’espionner.

La nuit suivante, je déplaçai encore le cercueil.

Au matin, Dodekhan me dit où je l’avais transporté. Il avait vu. Comment ? Je l’ignore. Il avait vu, car il me citait des détails, des répliques, qu’il n’avait pu saisir qu’en étant sans cesse auprès de moi.

— Le téléphote sans fil, murmura Max, si bas cette fois que le géant ne l’entendit pas.

Celui-ci continuait d’ailleurs, entièrement accaparé par son sujet :

— Alors, je songeai à le tuer durant son sommeil. Il lui faudrait bien à un moment déterminé, céder à la fatigue, s’endormir. La balle d’une carabine ne serait pas arrêtée par un rempart électrique.

J’attendis, pas longtemps. Le soir même, caché par un pilier du temple, je vis Dodekhan et son ami, ce duc, que Boudha confonde, s’étendre sur leurs nattes. Ils fermèrent les yeux.

Une longue heure, je les regardai dormir.

Je craignais une feinte, mais il n’en était aucune. Ils dormaient paisiblement, comme si nul danger ne les pouvait atteindre.

Ma carabine chargée gisait, près de moi. Je la saisis sans bruit, j’épaulai et visai avec soin. Enfin, sûr de mon coup, j’appuyai lentement sur la gâchette. Une détonation, un sifflement, et j’ai un cri étranglé. Un prodige s’accomplit, là, en face de moi.

La balle n’a pas dépassé le seuil de la Caverne aux Machines.

Elle est devenue incandescente, décrivant dans l’air des courbes sinueuses, tel un gros insecte de feu[1].

Au bruit, Dodekhan s’est soulevé sur sa couche. Il regarde de mon côté, aperçoit la balle lumineuse. Il hausse, les épaules et lance dédaigneusement :

— Imbécile !

Puis, il se lève, va vers l’un de ses appareils maudits, abaisse un levier. La balle s’éteint aussitôt, tombe à terre et roule presque à mes pieds.

La balle décrit dans l’air des courbes sinueuses.
La balle décrit dans l’air des courbes sinueuses.

Lui, imprime un nouveau mouvement au levier, un déclic m’en avertit, puis, il revient en se dandinant jusqu’au seuil que, ni moi, ni les projectiles ne sauraient dépasser, et d’un ton qui redouble ma rage impuissante :

— Tu ne peux rien contre moi, San. Assassin vulgaire, renonce à tes tentatives vaines ; contente-toi de me conserver prisonnier.

Cette parole est une lueur pour mon esprit. Elle me console, me réconforte.

— Ah ! Prisonnier. Tu reconnais au moins que tu n’as pas le pouvoir de sortir d’ici.

Il incline la tête :

— Était-il besoin de le reconnaître ? Serais-tu obtus à ce point de ne pas avoir pensé que, sous peine de retomber entre tes mains, sans défense possible contre tes hordes, je devais demeurer sous la protection des machines, créées par mon père pour délivrer l’Asie.

— Et qui servent seulement à défendre ta vie ; celle du Français damné.

Il m’interrompt :

— Prisonnier volontaire, je garde l’Asie contre tes entreprises criminelles. Cela encore serait approuvé par mon père.

Et sans hâte, il regagne sa couche, s’y étend comme s’il avait oublié ma présence.

Personne ne parlait. Les captifs de San, le considéraient, les yeux agrandis par l’anxiété, leurs idées bouleversées par ce duel étrange dont les péripéties leur étaient contées par l’un des acteurs.

L’athlète reprenait son récit :

— Ah ! duchesse Sara, jeune Mona, et vous insensés qui vous êtes attachés à leur fortune, vous triomphez. Vous vous leurrez de cet espoir que je suis vaincu par la science infernale de votre ami Dodekhan. Réservez voire joie, réservez-la. Je vous ai affirmé, il n’y a qu’un instant, que vous deviez trembler. Écoutez, et dites si je me suis trompé.

Une pause ; puis il poursuivit :

— Il faut que Dodekhan, que Lucien de la Roche-Sonnaille, quittent la Caverne des Machines qui les abrite de mes coups. L’esprit du maître Log est entré en moi. Il m’a soufflé l’art des subtiles tortures. La souffrance de Mona avait arraché au fils de Dilevnor la promesse de livrer les secrets de la confédération des Sociétés secrètes de la terre d’Asie. La souffrance de Mona le fera sortir de son refuge.

La voix du colosse s’enflait maintenant, semblant rythmer un chant de triomphe barbare.

— Voilà pourquoi, avec l’aide de fidèles, j’avais préparé votre évasion de la maison Elleviousse ; un moment, j’ai craint que vous échappiez à mon étreinte. Vous vous étiez évadées avant l’heure fixée par moi. Mais ce qui est écrit aux pages du destin ne saurait être empêché. Vous vous êtes jetées dans la toile d’araignée tissée à votre intention. En vain, vous avez lutté. En vain, vous avez cru dépister la poursuite. En vain, près de Calcutta, un allié inconnu a incendié la propriété, votre prison d’autrefois, fatalement vous veniez à ma rencontre. À présent, vous êtes captives, au milieu de mes guerriers. Nous reprendrons ensemble le chemin du Réduit Central, et votre sang, celui de ceux qui sont votre âme, réjouiront l’esprit du maître dont je fus, dont je reste le serviteur.

Tout ce qui est menaçant, impitoyable, vibrait dans l’accent de l’athlétique Graveur de Prières. Cependant, ses prisonniers oubliaient presque l’horreur de leur situation, devant la grandeur farouche de son dévouement à Log.

Cela était un dévouement de bourreau, de fauve, mais c’était du dévouement. Les cœurs généreux admirent la grandeur n’importe où. Le criminel leur inspirait à la fois terreur et respect.

Nulle ambition, nul intérêt personnel en cette brute sanguinaire qui les dominait, de sa haute taille. Non, une sorte de fou, hypnotisé par le souvenir du chef dont il avait été l’esclave. Un rêveur de massacres, atteignant le paroxysme des épouvantes, par une déviation inattendue du plus noble sentiment humain : la mémoire de l’ami disparu.

L’organe hésitant de John Lobster les arracha à ces pensées philosophiques.

Le membre de la Chambre des Communes s’était incliné correctement devant San, et il prononçait, avec le flegme le plus britannique :

— Gentleman, je ne permets pas à mon personnage d’apprécier les contestations de Votre Grâce avec plusieurs de ceux qui sont le long de moi. Je serais obligé simplement de convaincre que je suis étranger, au degré le plus haut, à tout cela ; je dirai même davantage, j’ai agi en ami de vos envoyés en Europe.

— Honte sur vous, sir Lobster, murmura miss Mousqueterr. Vous êtes méprisable d’oser afficher vanité d’une conduite aussi peu louable.

— J’affiche le désir de ne pas voir mon corps divisé en petits segments, dear Violet, et ce désir est complètement respectable.

Tout en parlant, il tirait de sa poche les débris de son parleur, et, les présentant au géant :

— Vous voyez cette chose. Vos agents d’Europe l’avaient donné pour correspondre avec eux, pour dire la direction de la marche. Je ne saurais justement devenir responsable, d’une part, de ce qu’ils ont tenu le silence depuis quelque temps, et d’autre part, d’une chute dans la montagne, qui a fait peser toute ma personne sur ce fragile instrument et l’a réduit en aplatissement.

Sans doute, Violet allait exprimer la colère que trahissait son joli visage ; mais San lui imposa silence du geste, et s’adressant au gros gentleman avec toute l’affabilité dont il était capable :

— Alors, vous êtes l’Anglais, dont Felly m’avait parlé.

— Je suis, en effet, s’empressa de répondre John.

— Il a dû arriver malheur à Felly. On meurt beaucoup en Russie par ces temps de révolution, et l’Asiate souligna d’un rire grinçant sa funèbre plaisanterie. — mais il m’avait entretenu de ton bon vouloir, Inglise ; ainsi, je te traiterai autrement que tes compagnons. Tu seras libre après m’avoir rendu un service que je t’exposerai tout à l’heure.

— Oh ! il est rendu, noble San, soyez-en assuré. Je dépenserai tous mes efforts à vous être agréable.

— Alors, suis-moi.

Ce disant, le Graveur de Prières se tournait vers la porte. Lobster l’arrêta.

— Une minute, Gentleman.

— Quoi, que veux-tu encore ?

— Je souhaiterais la liberté encore pour une autre personne.

Les sourcils de San se froncèrent. Vite, bredouillant dans sa hâte, sir John continua :

— Oh ! la, personne n’est pas en grande importance dans vos projets ; c’est le hasard, sa folle tête qui l’a introduite dans toute cette affaire, et comme je dois marier contre elle, si elle est prisonnière, et moi en liberté, le mariage deviendra, l’impossibilité.

— Qui est celle-là ?

Lobster désigna miss Violet. Son interlocuteur inclina la tête.

— C’est bien. Elle sera libre en même temps que toi. Maintenant, suis-moi sous ma tente ; je te dirai ce que j’attends de toi.

Le géant avait gagné la porte. L’Anglais se précipitait dans ses traces, quand une main fine s’appuya sur son bras. Il se retourna vivement. Violet Mousqueterr était auprès de lui.

— Sir Lobster, fit-elle.

Il n’y avait plus de colère chez la jeune fille. Ses yeux étaient voilés de larmes ; elle suppliait.

— Vous voulez me remercier, s’exclama-t-il avec un absolu contentement de lui-même.

— Non, commença-t-elle, mais se reprenant aussitôt, c’est-à-dire si, je vous remercie, bien que le mariage contre vous… Enfin, je vous remercie. Seulement, votre devoir est de réclamer aussi la liberté pour un autre.

— Quel autre ?

— Sir Max Soleil.

Le romancier fit mine de se récrier, mais Violet d’un regard arrêta la parole sur ses lèvres.

— Eh bien ? reprit-elle, implorant Lobster, Celui-ci avait gonflé ses joues, pointé un doigt sur son front. À la question de la blonde Miss, il répondit en secouant négativement la tête :

— Quoi, vous refusez ?

— Totalement.

— Vous oubliez donc que, dans la montagne, M. Max vous a sauvé, au péril de sa vie. Que, sans lui, vous seriez resté sur le rocher, au-dessous des galeries, où vous n’aviez d’autre alternative que de mourir de faim ou de vous jeter dans le précipice.

— Je n’oublie pas.

— Alors, vous seriez ingrat ?

Lobster esquissa un geste noble :

— Pas du tout. Je suis rempli de reconnaissance. Si master Soleil se trouvait dans le besoin, je donnerais la forte somme pour payer la reconnaissance.

— Alors ?

— Alors, il est le rival de moi-même. L’entraîner en liberté ne serait pas pratique ; un Anglais ne fait pas une chose pas pratique.

Sur cette conclusion, le gentleman se déroba prestement à l’étreinte de son interlocutrice et bondit vers la porte qui retomba sur lui.

Miss Mousqueterr eut un mouvement de désespoir, puis revenant à ses amis, elle s’écria :

— Je ne serai libre qu’avec vous.

— C’est de la folie, commença la duchesse. Vous, vous pouvez être sauvée…

— Oui, interrompit résolument Violet ; je le pourrais, mais je ne le veux point.

Et elle s’assit sur les pelleteries, où le sommeil l’avait livrée au mortel ennemi de Dodekhan et de celles dont elle s’était improvisée le champion.



  1. Expériences effectuées en grand secret, par une commission du Génie allemand, dans les casemates du champ de tir d’Essen. On croit pouvoir appliquer bientôt aux fortifications ce blindage électrique qui rendrait inoffensif le plus violent bombardement.