Miss Mousqueterr/p2/ch3

Boivin et Cie (p. 316-332).


III

DE SURPRISE EN SURPRISE.


— Un mur de rochers.

— Oui, mais un mur percé. Voici l’entrée d’une grotte et les traces disparaissent à l’intérieur.

— Brrrr ! Pénétrer là-dedans, c’est noir !

Devant une falaise aux tons rougeâtres, indiquant la présence de minerais de fer, les voyageurs échangeaient ces répliques.

Depuis deux heures, ils suivaient la piste de la panthère, et celle-ci les avait conduits par d’étranges chemins.

À tout instant, il leur avait fallu escalader des éboulis, se glisser par des coupures étroites des rocs, s’engager sur des corniches surplombant des abîmes. Et durant la fatigante poursuite, tous avaient compris pourquoi, la veille, il leur était impossible de marcher dans une direction déterminée.

Ils avaient choisi les passes les plus praticables d’apparence ; l’animal qui les guidait à présent, semblait au contraire, préférer les plus malaisées. Et ils avaient conscience de l’utilité de ce choix bizarre, car ils progressaient vers l’Est, presque en droite ligne.

Mais à cette heure, devant le couloir sombre s’enfonçant dans la masse de la falaise, une hésitation les prenait. Quels dangers pouvaient se cacher dans les ténèbres de ce tunnel ?

Mona, seule, ne paraissait point partager l’anxiété de ses compagnons.

Elle s’élança en avant, s’engouffra dans l’ombre, disparut.

L’indécision cessa aussitôt. Tous se précipitèrent à la poursuite de la fille du général Labianov, se heurtant aux parois du couloir.

Mais une clarté brilla, dissipant les ténèbres. John Lobster, toujours pratique, venait d’enflammer une allumette. À quelques pas, tous discernèrent la silhouette mouvante de la jeune Russe.

Elle-même parut impressionnée par le rayon lumineux. Elle se retourna et avec un geste d’appel :

— Venez, dit-elle, venez, nul obstacle ; aucun danger.

Au point de vue de la logique pure, l’affirmation était sans valeur. Pourtant, personne n’hésita. On la suivit docilement, enflammant successivement des allumettes, afin d’éviter les contacts vraiment trop rudes avec les murailles entre lesquelles courait le conduit souterrain.

Le parcours ne devait, du reste, pas être long. Au bout de cinq cents mètres à peine, la galerie marqua un coude brusque. Le romancier qui marchait immédiatement derrière Mona, s’écria joyeusement :

— Le jour !

En effet, en avant de la petite troupe, assez loin encore, mais nettement perceptible, une baie lumineuse trouait l’obscurité.

La galerie était sans doute un de ces passages mystérieux, à l’aide desquels les gens de la montagne communiquent entre eux, traversent les hautes solitudes, avec une rapidité, une sûreté, qui déconcertent les explorateurs de ces contrées désolées.

Là-bas, ils retrouveraient le sol tourmenté, neigeux, stérile, mais la lumière les environnerait, jetant sur eux son encouragement. Et Max traduisit l’impression générale par cette boutade :

— Lumière et chaleur, toute la vie est dans ces deux choses. Nous aurons au moins l’une à la sortie, si bien que nous ne serons plus qu’à moitié défunts.

Telle est la vérité de l’idée exprimée par le romancier, que ses compagnons privés de nourriture depuis trente-six heures, dans ce climat inclément où les basses températures rendent indispensable une alimentation substantielle, trouvèrent la force de rire.

La clarté grandissait à mesure qu’ils approchaient.

Des traînées lumineuses pénétraient dans le couloir, accrochant des scintillements aux angles de la roche ; inconsciemment, tous hâtaient le pas. Ils parvinrent à l’orifice, demeurèrent un instant la vue troublée par le soleil qui dardait sur le sol des rayons sans chaleur, puis regardèrent autour d’eux.

Un gémissement désappointé suivit cet examen.

La galerie, se terminait à l’air libre sur une plateforme rocheuse, large de quelques mètres, et au-dessous de laquelle des pentes abruptes, impraticables, descendaient avec une raideur vertigineuse vers un ravin encaissé, dont le fond disparaissait sous des entassements de rocs, fragments de la montagne détachés au cours des siècles en ce site inconnu.

Les voyageurs s’interrogèrent du regard. Ce chemin leur apparaissait sans issue.

Un félin peut-être avait pu sauter de roc en roc… et encore. Si Max se fût trouvé seul avec le membre de la Chambre des Communes, il aurait pu à la rigueur tenter l’aventure, mais évidemment une manœuvre aussi difficile devenait impossible de par la présence de Sara et des deux jeunes filles.

— Pourtant, grommelait-il, si notre guide invisible est un ami, il ne nous a pas fait quitter notre campement pour nous entraîner dans une impasse.

Ce disant, il se tournait vers ses amis réunis, anxieux, à l’orée même du passage souterrain. Dans ce mouvement, ses yeux rencontrèrent les rocs encadrant l’ouverture, et, il sursauta.

— Là ! Là !

Son doigt désignait une pierre sur laquelle une main inconnue avait tracé au charbon :

« Échelle pour gagner grotte supérieure ».

Tous considérèrent l’inscription avec une surprise joyeuse. L’artisan de leur salut se laissait pressentir. Il jalonnait leur route.

Mais avant qu’ils eussent pu formuler une réflexion, une échelle de fibres tressées se déroula en raclant le rocher, et son extrémité vint balayer la plate-forme qu’ils foulaient.

Leur protecteur était donc tout proche, à quelques mètres au-dessus de leurs têtes, car lui seul pouvait leur envoyer l’échelle annoncée par l’inscription. Et, mue par une soudaine impulsion, la duchesse lança dans l’air ces appels :

— Peï, Tzé, master Joyeux, miss Sourire, est-ce vous ?

La voix fut répercutée par les échos de la gorge. Ils s’enflèrent, puis décrurent, moururent en confuses résonnances, sans qu’aucune réponse parvint aux oreilles des voyageurs.

— Ils ne veulent, ou ne peuvent pas se faire reconnaître, murmura Mme  de la Roche-Sonnaille avec une expression de regret.

Mais coupant court à son émotion, Max déclara simplement :

— Nous avons un moyen de les rejoindre, montons.

La manœuvre était plus difficile à exécuter qu’à conseiller. Il s’agissait de se hisser le long de la paroi à pic, avec au-dessous un abîme sinistre.

Et cependant, Sara, toujours courageuse, entreprit délibérément l’ascension ; miss Violet, sportive comme toute véritable Anglaise, stimulée d’ailleurs par cette pensée qu’une jeune fille saxonne devait faire ce qui n’avait pas été impossible à une Française, la suivit.

Un instant plus tard, toutes deux prenaient pied à l’entrée d’un couloir, dominant, le premier d’environ trente pieds.

Elles annoncèrent leur succès à leurs compagnons avec des paroles d’encouragement. Alors, Max conduisit doucement Mona au pied de l’échelle, et, montant derrière elle, la soutenant, il parvint sans trop de peine à l’amener saine et sauve auprès de ses amies.

Lui-même, se penchant à l’orifice, cria, au représentant de la Chambre des Communes :

— Quand il vous plaira, sir John.

Ah ! il n’eut pas conscience de l’ironie terrible de ce : Quand il vous plaira. Mais cela ne plaisait pas du tout au corpulent Lobster.

Depuis le début de la manœuvre, le visage du gros bonhomme, généralement écarlate, avait passé à une teinte violette. L’Anglais avait tiré son mouchoir et s’en épongeait le front sur lequel ruisselait une sueur d’angoisse.

Personne n’y avait pris garde.

Mais à l’avertissement du Français, tous eurent conscience de la situation morale de John. Celui-ci clama piteusement :

— Elle est solide cette échelle ?

— Certainement.

— C’est que mon poids est double au moins de celui du plus lourd d’entre vous.

— Nous sommes montés par groupes de deux. Allons, pressez-vous, je vous prie. Des amis bienveillants travaillent à nous sauver ; encore faut-il que nous les aidions un peu.

L’argument frappa sans doute l’interpellé, car il s’approcha de l’échelle et saisit les montants. Mais aussitôt, il se rejeta en arrière, en clamant d’un ton piteux qui, en d’autres circonstances, eût provoqué le rire :

— Je ne peux pas.

— Essayez au moins.

— Inutile. Je me sens pris de vertige. Je tomberais dans le trou.

Du coup, Max mâchonna un juron.

Est-ce que l’obèse gentleman allait les arrêter en cet endroit. Car il le faut reconnaître, à l’éloge des voyageurs, aucun ne songea à abandonner Lobster, bien qu’il se révélât comme un dangereux impedimentum.

Et le lourd personnage s’étant assis sur le rocher, geignant, pleurant presque, jurant de par Satan et ses cornes qu’il mourrait là plutôt que de se suspendre comme une araignée à un fil, le romancier éclata de rire.

— L’araignée-futaille en ce cas, fit-il.

Calmé parla plaisanterie, il se glissa vers l’échelle :

— Je vais le chercher.

Cependant, le Parisien se laissait glisser sur le rebord où le gros Lobster continuait à gémir. Il secouait le lourd personnage, lui prodiguant les objurgations.

Peine inutile. L’Anglais ne bougeait pas ; étendu sur le roc ainsi qu’une loque humaine, il redisait d’un accent lamentable, l’excès de la peur lui faisant perdre jusqu’au souci de sa respectabilité :

— C’est la chose impossible que vous demandez à ma personne. Mes mains n’auraient pas la force de serrer la corde, ni mes jambes de gravir les échelons.

On ne pouvait demeurer éternellement en cet endroit désolé. Puisque, d’autre part, Violet et Max étaient fermement résolus à ne pas abandonner John, quelque douleur que son existence leur réservât dans l’avenir, il fallait à tout prix trouver le moyen de l’obliger à gagner la caverne supérieure.

— Sarpejeu, grommela le romancier, cela me paraît aussi compliqué que de guider un hippopotame sur une échelle de sauvetage.

Puis, avec un haussement d’épaules :

— Non, j’exagère, l’hippopotame y mettrait plus de bonne grâce.

Des voix claires tombant du ciel, questionnèrent :

— Eh bien ?

Le jeune homme leva la tête. À trente pieds plus haut, il distingua les traits de miss Violet et de Sara. Penchées sur l’abîme, les gracieuses créatures cherchaient à se rendre compte de ce qui immobilisait les deux hommes. Max eut un frisson à les voir ainsi inclinées au-dessus du vide, où le moindre mouvement les eût précipitées.

— Reculez-vous, ordonna-t-il d’un organe où vibrait son anxiété. Je vais attacher Lobster à l’échelle, Je remonterai auprès de vous, et nous essaierons de le hisser.

Mais un beuglement affolé accueillit ses paroles :

— M’attacher ! Je ne veux pas. Je défends, au nom de l’Angleterre !

Sir John protestait, grelottant d’émoi à la pensée de se balancer le long de la paroi à pic du gouffre.

Il avait mal choisi son moment. La patience de son interlocuteur était à bout. Brusquement, un disque glacé s’appliqua sur la tempe du gentleman. Il ouvrit des yeux effarés. L’objet froid était le canon d’un revolver, dont son compagnon le menaçait.

— À l’échelle, et vite !

Influence persuasive d’une arme à feu ! Sir John retrouva incontinent la faculté de se mouvoir. Bien plus, il se découvrit une agilité insoupçonnée. En deux bonds, il fut auprès du mouvant escalier de fibres, assis sur le dernier échelon, les mains cramponnées convulsivement aux montants.

Ahuri, bouleversé, pitoyable et grotesque, il ne résistait plus. Il obéissait passivement.

— Croisez les mains au-dessus de l’échelon qui domine votre crâne, ordonna Max.

Lobster exécuta docilement le geste commandé. Le jeune homme, à l’aide d’une courroie lui attacha les poignets, non sans lui meurtrir un peu les chairs.

De la sorte, le bedonnant personnage ferait corps avec l’échelle, et s’il était incapable de tenir celle-ci, ce serait elle qui le retiendrait. Puis, un avertissement bref :

— Pas un mouvement, où je vous loge une balle dans la tête, ce qui vous guérira du vertige à tout jamais.

Tandis que sir John, médusé, se pelotonnait sur son échelon autant que sa rotondité le lui permettait, le romancier enjamba son corps. Leste comme un écureuil, il eut bientôt rejoint les jeunes femmes qui poussèrent un soupir de soulagement en le voyant revenir auprès d’elles.

Après quoi, Violet demanda :

— Et sir Lobster ?

— Attaché à l’échelle. Et comme il est fort lourd, je me vois obligé, Mesdames, à vous prier de vouloir bien m’aider à tirer ce gros Monsieur jusqu’à nous.

En dépit de la gravité des circonstances, la requête bizarre du Français amena un sourire sur les lèvres de ses interlocutrices.

D’un même mouvement, Mona, Sara et la jolie Anglaise saisirent, les cordes tressées, dont l’extrémité d’ailleurs était solidement fixée, à une saillie du rocher. Mais après de vains efforts pour les tirer à elles, toutes deux se relevèrent, une teinte chaude aux joues.

— Trop lourd !

— Personnage de poids, sinon de marque, persifla le romancier. Permettez que je sois de la partie, et nous vaincrons, j’imagine, la résistance de sir John à s’élever vers les cimes.

La gaieté n’abandonnait jamais le spirituel auteur. Derechef, ses amies sourirent, puis tous trois, réunissant leurs forces, halèrent sur l’échelle.

Celle-ci céda. Un gloussement éperdu, montant du ravin, leur apprit que Lobster avait quitté le sol et commençait sa périlleuse ascension.

De nouveau, ils s’arcboutèrent, ramenant peu à peu, par saccades régulières, l’échelle de cordes dans le couloir.

Un cri de douleur les arrêta. Au-dessus du rebord rocheux, se montraient les mains ligotées de l’infortuné gentleman. Ces mains avaient frotté un peu rudement la pierre, ce qui expliquait la plainte du patient.

— Ne ralentissons pas le mouvement, chuchota Max. Peu importe de l’égratigner un peu, pourvu que nous l’amenions sur le sol ferme.

Et s’attelant à l’échelon à portée de sa main, le Français marcha vers le fond du couloir, traînant après lui et la corde et celui qui y était fixé. Si bien que sir John pénétra dans la galerie en exécutant une pirouette, qui mit ses côtes et ses épaules en contact plutôt désagréable avec le sol raboteux.

Il était en sûreté, au prix de quelques écorchures et contusions. Il put, grâce à elles, renoncer à toute expression de reconnaissance, et se borner à, récriminer contre le traitement brutal et vexatoire, indigne de gens civilisés, qui l’avait fait tirer le long d’une muraille ainsi qu’un sac de plâtre.

Au surplus, ses discours, auxquels il mêlait les shérifs, constables, lord-maire et Banc du Roi, personnes et cérémonie d’une actualité douteuse sur les Hauts Plateaux asiates, ses discours n’émurent personne.

Un nouvel objet avait accaparé l’attention de tous. Une lettre sans adresse laissée bien en vue sur le sol par le mystérieux protecteur de la petite troupe, une lettre, ramassée par Sara et qu’elle lut à haute voix :

« Suivre la galerie. Faire attention. La descente est rapide par endroits. »

— Une véritable affiche du Touring-Club, remarqua le romancier. Attention, descente dangereuse. Comme je possède encore quelques allumettes, ce que notre aimable guide ignore sans doute, je les brûlerai sans compter, notre marche en deviendra plus sûre et plus rapide.

La galerie s’enfonçait dans la montagne, d’abord en ligne droite ; puis, au bout d’une cinquantaine de mètres, elle tournait brusquement, affectant de suivre une direction parallèle à la face extérieure de la falaise.

Et la déclivité se marquait aussitôt, devenant bientôt si rapide que, nonobstant toutes les précautions, des chutes et des glissades fréquentes ralentirent la marche des voyageurs.

Durant plus de trois heures, ils allèrent ainsi, suivant cette faille souterraine aux accidents incessants.

Tous se sentaient brisés de fatigue, mais l’espoir du salut soutenait leur courage.

Seul, sir John Lobster se lamentait sans trêve. Le gros gentleman, plus maladroit sans doute que ses compagnons, multipliait les chutes, dont chacune amenait de douloureux contacts entre sa personne et le rocher.

À dix reprises, il jura qu’il renonçait à l’excursion, qu’il ne ferait pas un pas de plus. Mais la crainte de demeurer seul dans les ténèbres le forçait bientôt à se remettre sur ses pieds, à rejoindre ses compagnons.

Eux ne s’inquiétaient plus de lui.

Une dernière rampe difficile, raboteuse, les amena à la lumière.

Tous eurent une exclamation. Ils avaient atteint le fond du ravin qu’ils jugeaient naguère infranchissable. Devant eux, contournant les rocs amoncelés, une sente étroite, couverte de neige, se montrait, et sur la surface blanche, apparaissaient de nouveau les traces légères de la panthère.

Ils ne perdirent pas de temps à se demander où la piste les conduirait.

Harassés, l’estomac tenaillé par la faim, ils avaient hâte d’arriver au but, quel qu’il dût être. Et Max, regardant ses compagnons, répéta une fois encore :

— Allons.

Tous s’élancèrent derrière lui sans un mot. À quoi bon des paroles, le mouvement était la plus éloquente des réponses.

Étroit, encombré de cailloux aux arêtes aiguës, le chemin serpentait au milieu des blocs éboulés. Parfois, les parois de la montagne se resserraient, à ce point, que la petite troupe se demandait si elle était engagée dans un couloir sans issue ; puis, brusquement, la gorge s’élargissait en cirques dominés par des falaises abruptes, et dont le sol glacé se hérissait de blocs, détachés des flancs de la montagne et se dressant sinistres, donnant au paysage l’apparence lugubre d’un cimetière de géants.

La marche devenait de plus en plus pénible. Miss Violet, en dépit de son éducation sportive, se sentait elle-même à bout de forces. Sara et Mona avançaient lentement, appuyées l’une à l’autre. Et John Lobster, pâli par la lassitude, accompagnait chaque pas d’un gémissement.

Quel que fût son désir d’atteindre le refuge auquel aboutissait certainement la piste de la panthère, Max Soleil se rendait compte que l’instant approchait où il faudrait s’arrêter.

Déjà l’effort accompli dépassait les forces humaines. Les voyageuses se déplaçaient à présent par mouvements mécaniques, presque inconscients.

D’un instant à l’autre, leurs membres refuseraient le service. Elles tomberaient là, au fond de ce ravin désolé. Le lourd sommeil des Hauts Plateaux aux éternels frimas, fermerait leurs yeux.

Une fois encore, Max se ressaisit. Il trouva la force d’encourager, de sourire, de promettre le gîte tout proche. Bref, il décida ses compagnes à le suivre.

Mais ce dernier élan dura peu. Les jeunes femmes n’avançaient qu’avec peine ; leurs pieds, meurtris par l’étape surhumaine, ne les portaient qu’au prix de souffrances de plus en plus insupportables.

Soudain, miss Violet eut un léger cri et tomba sur les genoux.

Elle avait heurté un caillou dissimulé par la neige, et trop faible désormais pour résister à un choc même léger, ses jambes avaient plié sous elle.

D’un bond, le romancier fut auprès d’elle. Il la releva, la soutint dans ses bras.
LA GORGE S’ÉLARGISSAIT EN UNE VASTE PLAINE.

— Oh ! je vous en prie, un peu de courage encore.

Et comme elle secouait la tête, à bout d’énergie, à bout d’espérance, il désigna une haute muraille de rochers qui semblait barrer la route.

— Venez, jusque-là.

— Je ne puis plus, gémit-elle.

— Si, vous vous appuierez sur moi. Qui sait si cette falaise de granit ne cache pas l’abri où notre mystérieux guide a désiré nous conduire.

Il avait dit cela au hasard, sans croire lui-même à la possibilité de ce qu’il affirmait, poussé seulement par la volonté d’entraîner ses amies un peu plus loin. Telle est cependant la force de l’espérance, que celle-ci, toute vague qu’elle fût, galvanisa l’Anglaise, la duchesse, Mona elle-même.

D’une allure rapide, tous parcoururent la sente, sur laquelle apparaissaient toujours les traces indicatrices de la panthère ; ils atteignirent le cap rocheux qui obligeait le chemin à un long détour. Ils parvinrent à l’extrême pointe. Et là, ils eurent un cri éperdu, stupéfait.

La gorge s’élargissait en une vaste plaine, cernée d’un rempart granitique. Au centre, un lac étendait sa nappe liquide, au-dessus de laquelle flottaient des vapeurs blanchâtres.

— Un lac qui ne gèle pas à cette température, murmura Sara.

— Oui, répliqua le Français, un lac aux eaux chaudes sans doute. Il en a été signalé plusieurs, dans cette région, par les voyageurs qui l’ont traversée. Mais ne nous occupons pas de cela. Regardez là-bas, sur la rive, que voyez-vous ?

Il y avait là une cabane basse, au toit surchargé de grosses pierres, afin de lui permettre de résister aux vents qui balayaient ces hauteurs.

Et tout à l’entour, le sol se montrait couvert d’une herbe verte. Évidemment, le voisinage immédiat du lac aux eaux tièdes entretenait sur la rive une température clémente, propice à la germination.

Mais ce qui attira surtout l’attention des voyageurs, ce fut la légère colonne de fumée qui montait tout droit dans le ciel, au-dessus de la chaumière.

Du feu ! c’est-à-dire la chaleur, la vie.

L’étape douloureuse était accomplie. Le port se présentait à quelques centaines de mètres.

— Un dernier effort, mes amis, et nous serons là où nous a guidés notre protecteur inconnu, s’écria Max.

— Non pas inconnu, riposta doucement la duchesse. Mon cœur me le dit. L’être qui, à travers ce désert de glace et de granit, est venu à notre secours, est master Joyeux, ou sa petite compagne miss Sourire…

Mais elle s’interrompit.

— Au surplus, gagnons cette cabane. Nous verrons bien.

La piste, laissée par le félin qui précédait les voyageurs, se dirigeait d’ailleurs en droite ligne vers la construction isolée.

Oubliant leur fatigue, tous se mirent en route.

La petite troupe arriva au point où commençait l’étroite bande de prairie dont s’ornait la rive du lac.

Un instant encore, et l’on parvenait à la cabane, fermée seulement par une porte tournant sur des charnières de peau.

Point de clef. Point de loquet. Évidemment, les propriétaires savaient que les voleurs ne sont point à redouter sur les Hauts Plateaux.

Et une curiosité saisit tout à coup Max et ses amis. Quels humains habitaient là, si loin des agglomérations où bourdonne l’essaim des hommes. Des chasseurs, des philosophes épris de liberté, de solitude.

D’une main impatiente, le romancier heurta la porte. Ses coups redoublés sonnèrent comme renforcés par le silence environnant. Mais aucune voix ne répondit à ce bruyant appel.

— Ah çà ! grommela-t-il. Ils sont muets. Car la cahute est habitée, la fumée le démontre. Il n’y a point de fumée sans feu, et le feu ne s’allume pas tout seul.

Brusquement, il se décida, poussa la porte qu’aucune serrure ne garnissait, et il se précipita à l’intérieur.

Ses compagnons l’y suivirent.

Une même exclamation de surprise fusa de toutes les lèvres. Il n’y avait personne. Seulement, entre les pierres formant foyer flambait un feu clair, au-dessus duquel une marmite était suspendue.

Et sur le couvercle du récipient, un papier s’étalait, portant ces mots, tracés de la même main que les billets précédents :

« Vous êtes chez vous.

« Mangez, prenez du repos, réchauffez vos membres glacés, je vais chercher du secours. »

Un instant, les voyageurs demeurèrent muets, déconcertés par l’absence du guide mystérieux qu’ils avaient espéré trouver là.

Pourquoi l’être inconnu ne les avait-il pas attendus ?

Qu’importait qu’il partît une heure plus tard. En cette cabane close, l’attente n’eût pas été pénible. Dans un angle, ils apercevaient une abondante provision de combustible. Aux poutres du plafond se balançaient des tranches de venaison boucanée, des poissons séchés et fumés. Le vivre était assuré pour de longs jours.

Et de la marmite, chantant sur le feu, s’échappaient des fumées odorantes qui chatouillaient agréablement l’odorat des touristes affamés.

— Bah ! s’écria le premier John Lobster. Le brave personnage, il disait :

Mangez. C’est le conseil de l’esprit sage, et je pense nous devons le suivre.

Pour une fois, le représentant de la Chambre des Communes exprimait une idée que tous pouvaient accueillir favorablement.

Max souleva le couvercle de la marmite. La cabane s’emplit aussitôt d’une odeur que chacun déclara délicieuse.

— Mais c’est un consommé, s’écria Violet.

— Un consommé… au poisson fumé, riposta gaiement Max.

Sara, elle, avait ouvert sans façon un coffre grossier dont la masse lourde s’appuyait au mur, et elle en tirait des ustensiles étranges, que saluaient les rires de ses compagnes.

— Des assiettes de bois !

— Des bâtonnets à riz.

— Une cuiller à pot !

Tout cela était naïf, tourmenté, taillé en plein bois par des mains inexpertes ; mais, tels quels, ces instruments allaient permettre aux voyageurs de se mettre à table incontinent.

À table, parfaitement, car le meuble était figuré par une planche non rabotée, fixée sur quatre pieux enfoncés dans le sol.

Ses amis ayant pris place, Max plongea la cuiller à pot dans le récipient et servit à la ronde. De nouveau, des exclamations ravies se croisèrent :

— Des légumes.

— Des ignames du Thibet.

— Des carottes blanches des plateaux.

C’était vrai ; le bouillon était abondamment pourvu de végétaux comestibles.

Le bonheur est toujours proportionnel aux douleurs qu’il suit. Pour tous, il y avait un plaisir enfantin, c’est-à-dire immense, à ne plus sentir sur la peau la morsure cuisante de la bise glacée, à déguster cette soupe sauvage, mais dont la chaleur les remplissait d’un bien-être qu’il leur semblait n’avoir jamais connu auparavant.

Quelques semaines plus tôt, chacun eut fait la grimace devant ce brouet, produit d’un art culinaire à l’état d’embryon.

Maintenant, ils s’exclamaient sur le velouté du bouillon, la saveur des légumes. Le poisson même fut déclaré exquis. Ah ! la faim, quel merveilleux assaisonnement. Aucun condiment, aucun Vatel ne la saurait remplacer.

Chacun dévorait. On eût cru assister à un match. C’était à qui exterminerait le plus rapidement sa portion.

Cependant, il n’est fringale qui ne s’apaise. Les yeux obstinément fixés au fond des écuelles de bois, se relevèrent ; les lèvres s’ouvrirent pour parler.

Chose étrange. Personne ne ressentait trace de fatigue. Les aliments, en satisfaisant l’estomac, avaient en quelque sorte remplacé les forces perdues.

Effet momentané d’ailleurs, et qu’ont ressenti tous ceux qui pratiquent les sports violents.

Dans un délai fort court, les voyageurs éprouveraient l’engourdissement précurseur du sommeil : leurs paupières s’alourdiraient, tendant à voiler leurs regards, et ils céderaient au besoin de dormir.

Mais pour l’instant, ils devisaient, inventoriant le mobilier (si l’on peut employer cette expression prétentieuse) de la chaumière.

Ils souriaient en constatant la simplicité de la construction même : deux troncs d’arbre fichés en terre, colonnes de soutènement sur lesquelles s’appuyait tout l’édifice.

Ces poutres verticales se dressaient, partageant l’habitation en trois compartiments inégaux. Dans la partie située au nord s’entassaient le combustible, le coffre aux ustensiles et un énorme sac empli de légumes empilés pêle-mêle avec du riz.

La salle médiane contenait le foyer, la table et quelques blocs de pierre servant de sièges.

Enfin, le sol du dernier compartiment disparaissait sous un fouillis de pelleteries : peaux de loups rouges du Pamir, peaux de yaks aux poils rudes, fourrures plus souples de renards tachetés ou de chevrotains blancs des hauts sommets, indiquant que, dans l’esprit des propriétaires inconnus de la rustique demeure, c’était là, le coin destiné au repos.

Les remarques plaisantes se succédaient, quand la duchesse de la Roche-Sonnaille s’exclama soudain :

— Tiens ! Monsieur Max, regardez donc ce pilier.

Elle désignait la poutre élevée entre le dortoir et la salle à manger, ainsi qu’elle avait pompeusement baptisé les alvéoles ad hoc. Le romancier tourna la tête dans la direction indiquée.

— Eh bien ?

— Vous ne voyez pas.

— Voir quoi ?

— Ce renflement, à mi-hauteur.

— Ah si, pardon, je distingue à présent.

Et la voix abaissée, comme s’il craignait que ses paroles fussent perçues par d’invisibles auditeurs :

— On croirait qu’il y a là un mécanisme analogue à celui des colonnes de la maison de la route d’Aubagne.

— Alors, Madame, vous pensez…

— Qu’avec votre parleur, il vous serait peut-être possible…

Sara n’avait pas achevé, que le Français était debout.

Mais plus prompt encore que lui, le gros Lobster avait bondi près de la pièce de bois et fouillait nerveusement dans ses poches, tout en bredouillant :

— Un parleur. Mais moi aussi, j’ai un parleur, qui m’a été confié par ces excellents Masques Jaunes, et je vais parler, demander leur aide. All right !

Déjà, l’auteur fronçait les sourcils. L’occasion attendue se présentait. Il allait pouvoir traiter son rival à sa guise, et cela sans crainte des reproches de sa conscience, car il s’agissait, non plus du triomphe de ses affections, mais de la sécurité de tous.

Il n’en eut pas le temps.

Sir John avait tiré de sa poche le petit carton où il enfermait le parleur, et un rugissement de dépit jaillissait de ses lèvres.

Que lui arrivait-il donc ? Un coup d’œil l’apprit à ses compagnons. Ce que le représentant des Communes tenait à la main n’avait plus forme de boîte. C’était un objet aplati, froissé, chiffonné.

Sans doute, dans l’une de ses nombreuses culbutes, le lourd gentleman avait porté de tout son poids sur le fragile objet, lequel, incapable de résister à si formidable pression, s’était recroquevillé, brisé, réduit en miettes.

Le parleur était devenu inutilisable.

Pour ajouter encore à la déconvenue de l’Anglais, un éclat de rire général salua l’aventure. Mona elle-même, si étrangère, en général, à ce qui se passait autour d’elle, s’associa à l’hilarité de ses compagnons.

Et tandis que sir John, rendu aphone par la fureur, passait par tous les tons du rouge exaspéré, roulait des yeux furibonds, frappait du pied à ébranler le sol, Max Soleil, qui venait de retrouver son disque parleur en parfait état, en fichait la pointe dans la colonne de bois, constatait par le déclic du ressort qu’il était bien fixé, et se disposait à lancer ses interrogations vers des oreilles inconnues.

L’étrangeté de la situation pesa à cet instant sur tous. Il se fit un grand silence. Les cœurs battirent plus fort à la pensée de l’entretien bizarre que le romancier allait engager avec des hommes ignorés. Quels seraient-ils ? Amis ou ennemis ? Nul n’était en état de le prévoir.

C’était l’ironie de la science se mêlant à ses résultats magiques. La communication a des distances inappréciables, et à côté de cette merveille, l’impossibilité angoissante de savoir avec qui s’établirait cette communication.

Le Français aussi était devenu grave. Il marqua comme une hésitation, puis ses yeux se posèrent sur chacun des assistants, et enfin, avec un geste résolu :

— Après tout, si nous ne faisons pas connaître notre… emplacement, nous ne risquons rien.

Sur cette remarque, il se pencha sur le parleur ; d’une voix nette, il lança :

— Allô ! Allô !

Tous étaient anxieux d’apprendre qui serait touché par l’appel, Peut-être que Violet, Sara livrées à elles-mêmes, eussent hésité à mettre en action le prestigieux appareil.

Mais Max ayant pris la décision, ce leur fut un malaise de ne recevoir aucune réplique. Est-ce que cette fois la vertu du téléphone sans fil serait annihilée ?

— Cela est droit, plaisanta Lobster retrouvant la voix. Votre parleur, il n’a pas l’air cassé comme le mien, mais il ne parle pas davantage.

Un regard menaçant du romancier l’engagea à reculer de quelques pas. Retraite inutile, car déjà Max ne s’occupait plus de lui. Il se penchait de nouveau sur l’appareil, répétant de toute la force de sa volonté :

— Allô !

Une seconde, un siècle se passa, et brusquement, les assistants sursautèrent. Une voix lointaine prononçait :

— Qui ? Le réduit central ne parle qu’aux numéros.

— Le réduit central ! les numéros ! balbutièrent les voyageurs contrariés par ce nouvel obstacle.

Mais ils se turent subitement. Mona s’était avancée dans le cercle, et la face rayonnante, elle disait :

— C’est lui. C’est Dodekhan. Sa voix chère a résonné dans mon cœur.

Elle s’arrête. Ses paroles ont été un trait de lumière pour Max Soleil. Il s’est incliné plus bas, ses lèvres touchant presque la membrane vibrante du parleur, et il dit :

— M. Dodekhan, est-ce vous ?

Il a perçu une exclamation étouffée que le téléphone indiscret transmet, certes, contre la volonté de celui qui est à l’autre extrémité de la ligne, et vite, il ajoute :

— Oui, c’est vous. Votre voix vous a trahi, sans danger. Je n’ai pas de numéro, je suis Max Soleil, romancier français et…

Le jeune homme saisit brusquement le poignet de Mona, il attira la jeune fille près de lui, et lui montrant le parleur :

— Dites votre nom.

Il n’a pas à répéter l’ordre. Elle a compris.

— Je suis Mona. Je vous entends.

— Mona, chère Mona, répond l’appareil étrange, avec un frémissement. Où êtes-vous ? Je pourrais vous voir, moi, si je savais.

Mona fixa sur Max un regard questionneur.

— Nous ne savons exactement ; à environ deux journées de marche à l’Est du lac Balkhach, sur la rive d’une nappe d’eau chaude, que le froid des Hauts Plateaux ne parvient pas à congeler.

Et comme la jeune Slave s’apprêtait à répéter ces paroles, le téléphone sans fil apporta cet avertissement :

— J’ai entendu. Attendez un instant.

Il y eut un silence. Tous s’entreregardaient, incapables de formuler leurs pensées, que l’incroyable aventure jetait en un désordre tumultueux. Et de nouveau l’appareil parle :

— Je vois, vous êtes au poste B.

— Au poste B ? redisent les voyageurs sans comprendre.

— Qui vous a amenés là ?

Cette fois, Mona réplique de son propre mouvement :

— Les traces de la panthère.

— Ah ! C’est vrai. San, qui, depuis la mort de son maître Log, dirige la confédération du Drapeau Bleu, San a entraîné avec lui Joyeux, Sourire et leurs fauves. Obéissez à ces enfants, des dévoués. Quoiqu’il arrive, ayez confiance en eux.

Mais le ton de l’organe de Dodekhan se modifia soudain.

— Une armée anglo-russe est partie, elle aussi, du lac Balkhach. Il faut la rejoindre pour que je puisse la protéger ainsi que vous-mêmes. Elle est actuellement… Silence, au nom du ciel !

La communication finit brusquement sur ces syllabes, prononcées d’une voix angoissée.

D’un geste machinal, le romancier ramena à lui le parleur avec le geste d’un enfant qui craint d’être surpris.

Inquiets, les regards se tournaient vers la porte, comme si chacun s’était attendu à voir, paraître un ennemi. Seule, Sara conserva son sang-froid.

— Remettez le parleur en place, Monsieur Max, dit-elle. De même que Dodekhan, ceux qui ont interrompu notre entretien sont sans doute à des centaines de lieues d’ici. Dodekhan nous appellera dès qu’il sera seul. Car il doit nous indiquer le moyen de joindre l’armée anglo-russe. Il le doit, je le sens. Le salut peut-être est à ce prix.

— Vous avez raison, acquiesça le Français remettant la tige du parleur dans l’alvéole de la solive. L’intérêt même de la réunion est indiqué par les précautions prises pour l’empêcher. Notre abandon sur les Hauts Plateaux ; les chemins effacés comme par un mauvais génie.

Mais à la surexcitation consécutive d’un premier repas après un long jeûne succédait à présent l’abattement. La fatigue reprenait ses droits.

Un à un, les membres lourds, le cerveau empli de vague, les voyageurs allèrent s’asseoir sur les pelleteries disposées dans le compartiment sud de la cabane. Le dernier, Max Soleil se laissa tomber auprès de ses amis, son énergie jugulée enfin par la surhumaine fatigue supportée durant les heures précédentes. Des mots clairsemés, de plus en plus rares, s’échangèrent encore pendant quelques minutes. Puis, tous demeurèrent silencieux, anéantis dans un sommeil profond.