Miss Mousqueterr/p2/ch12

Boivin et Cie (p. 458-473).


XII

LA MÉTROPOLE DES GRAVEURS DE PRIÈRES


Sous une tente spacieuse, quatre personnes sont groupées. Ce sont Max Soleil, Mona, la duchesse de la Roche-Sonnaille et Miss Violet.

Voici une semaine écoulée depuis que le campement a été établi sur ce plateau étroit, que limite le précipice, fossé géant du château-fort souterrain des Graveurs de Prières.

Et dans cette semaine s’est déroulée pour tous la plus atroce agonie morale.

Chaque soir, master Joyeux, flanqué de miss Sourire et de ses panthères, pénètre sous l’abri des malheureux. Toujours San marche à leur côté. Devant l’athlète, secoué par une affreuse gaieté, devant les captifs anéantis par l’horreur de la situation, le petit rend compte de sa journée passée à l’intérieur du sanctuaire.

Il dit des choses bizarres et terrifiantes, qui semblent des divagations d’halluciné.

Un pan de montagne, tournant sur un invisible pivot, venant se placer, tel un pont sur le gouffre béant, démasquant une entrée étroite et sombre percée dans le granit. Puis, la porte franchie, un vestibule noir de cinquante mètres de long, tunnel perforant l’épaisseur de la falaise. Plus loin, une sorte d’avancée, courette à ciel ouvert, sur laquelle regardent les fenêtres aux formes irrégulières du poste A.

Le poste A lui-même, avec un grand tableau appliqué au mur, tableau bleu, sur lequel s’alignent d’innombrables manettes de cuivre jaune, de cuivre rouge et d’argent ; tableau avec lequel voisine, tracé sur une planche noire, un plan incompréhensible pour tous. Un plan où l’on ne distingue que des points bleus, de formes, de dimensions différentes, doublés chacun d’un numéro.

Que signifie cela ? Aucun des gardiens du temple ne le sait. Aux questions des enfants, ils ont répondu avec une sourde colère :

— Dodekhan seul saurait dire le sens caché de ces choses. Le Maître San lui-même l’ignore. Il a recommandé de ne toucher à aucun des tableaux, car il estime qu’ils sont des pièges tendus par le traître du Réduit Central à la curiosité des fils d’Asie.

Dix hommes sont établis dans le poste A. Ils veillent à l’ouverture du passage secret qui permet l’accès à l’intérieur.

Au fond de la petite cour est l’entrée du dédale de galeries souterraines qui conduisent au sanctuaire. Galeries n’est point le mot propre. Ce sont des rues, des carrefours, des places ; c’est la métropole des Lad, des Mad, des Ghad, des trois grandes tribus qui gravent le Padméom, la prière souveraine, sur les schistes, les trachytes, les basaltes de l’immense chaîne des monts Célestes.

Un kilomètre sépare le poste A du Réduit Central. Vingt postes de cinq à dix guerriers s’échelonnent sur ce parcours, rendant toute tentative d’évasion impossible.

Master Joyeux semblait se complaire dans ces descriptions, et San les jugeant décourageantes pour ses prisonniers, le laissait aller, soulignant parfois, d’une plaisanterie grossière, les affirmations du gamin.

Des choses, le petit passait aux hommes. Il dépeignait le sanctuaire, évidé en pleine masse granitique, ses colonnes trapues, puis le Réduit Central, et dans ce réduit trois captifs. Deux traîtres : Dodekhan et le duc de la Roche-Sonnaille ; un niais : Sir John Lobster.

Il les montrait, affamés chaque jour davantage, leur faiblesse augmentant au point de les rendre insouciants des nouvelles qu’apportaient les petits messagers de San. Et l’athlète riait quand le petit lançait d’une voix de fausset :

— Ils savent que vous êtes là, Mesdames. Ils ne marquent aucun empressement à vous revoir. Je crois que, si nous leur présentions de la nourriture, ils mangeraient, quitte à retarder indéfiniment leur réunion avec vous.

— Par Confucius, bégayait San au milieu de ses crises d’hilarité, Log aurait fait de toi son lieutenant, petit. Où donc, as-tu appris à dire aussi bien ?

Ce à quoi le gamin répondait d’un ton pénétré :

— Le désir de te bien servir m’inspire sans doute, Maître.

Certes, les prisonniers comprenaient que, sous couleur de les torturer, les braves gamins les renseignaient de leur mieux sur le terrain où ils devraient s’engager un jour prochain ; mais cela ne diminuait en rien leur découragement.

La cité souterraine, le luxe de précautions, de gardiens, de postes se soutenant, se reliant, leur semblait devoir faire avorter toute tentative en faveur des chers captifs.

Ah ! les tubes à la lumière colorée leur apparaissaient de piètres armes maintenant. Pour vaincre, il eût fallu frapper partout à la fois, et l’impossibilité d’une exécution rapide, instantanée, les réduisait au désespoir.

Chaque soir, restés seuls sous leur tente, ils s’abandonnaient à des réflexions lugubres. La déception était d’autant plus complète, d’autant plus pénible, que tous avaient espéré la victoire facile.

Or, le septième jour, tous quatre se tenaient dans la tente. La nuit était venue, une nuit triste, sans étoiles, avec un vent glacé hurlant lugubrement.

— Comme ils doivent souffrir de la faim, murmura Mona se parlant à elle-même.

— Hélas ! répondit Sara, en écho plaintif.

Toutes deux étaient assises à terre, près l’une de l’autre, rapprochées instinctivement par l’habitude d’une douleur commune. Miss Mousqueterr, debout à l’entrée, à travers laquelle on apercevait les feux allumés par les bandits de San, se retourna brusquement.

— Du courage, fit-elle.

— Du courage, redit Sara avec une expression déchirante, je n’en ai plus. Tout à l’heure, Joyeux viendra, comme chaque soir. Peut-être jugera-t-on que là, sous ces rochers maudits, ils ont assez souffert. On nous entraînera vers eux.

Elle se tordit les mains.

— Ah ! s’écria-t-elle, nos tubes lumineux nous sauveront de la torture ; mais eux, eux, mourront comme nous. Notre dernier espoir est la mort ! Pourquoi nous faut-il l’attendre si longtemps !

— Oui, pourquoi ? soupira Mona en jetant ses bras autour du cou de sa compagne de martyre.

Ce fut Max Soleil qui répondit. Le romancier, depuis le matin, était absorbé par des réflexions bien intéressantes sans doute, car tout le jour, il avait semblé étranger aux préoccupations de ses compagnes. Lui qui, à l’ordinaire, les exhortait, les encourageait, s’efforçant de faire pénétrer en elles une partie du courage insouciant qui le caractérisait, il était resté taciturne.

Il avait fallu la question désolée des jeunes femmes, pour le tirer de cette abornement. Et à la stupeur de ses auditrices, il demanda, non sans s’être assuré tout d’abord qu’aucun espion ne rôdait aux abords de la tente :

— Êtes-vous certaines qu’ils ont si faim que cela ?

La duchesse, Mona, Violet elle-même, le considérèrent avec une vague inquiétude. Devenait-il fou par hasard ? À quoi rimait cette interrogation saugrenue ? Dodekhan, Lucien devaient jeûner depuis onze jours, si les calculs des captives étaient exacts. Onze jours de diète absolue. Il y avait presque cruauté à douter de l’horreur de leur souffrance.

Mais le Français reprit paisiblement :

— Je me fais mal comprendre. Je voulais seulement exprimer ceci, que je ne suis pas certain du tout qu’ils aient été privés de nourriture aussi complètement que le croit San.

Mona s’était dressée.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

Max continua lentement :

— Nous campons depuis sept jours dans cet horrible endroit. Or, depuis sept jours, Joyeux, sa petite inséparable et leurs fauves disparaissent dès l’aube, pour ne reparaître que le soir. C’est-à-dire que nos ex-petits guides séjournent journellement de douze à quatorze heures dans la ville souterraine des Graveurs de Prières.

— En effet, mais qu’en concluez-vous ?

— Attendez, n’allons pas trop vite. Ils séjournent douze heures. Or, ce qu’ils racontent à leur retour, à la joie bruyante de notre stupide geôlier, emploie au maximum deux de ces douze heures. Un kilomètre de galeries à l’aller, ci dix à vingt minutes, autant au retour. Reste donc une heure vingt pour regarder, injurier les prisonniers. C’est suffisant, n’est-ce pas ? Le rusé petit drôle nous renseigne en un quart d’heure. Il procède évidemment de façon analogue à l’égard de MM. Dodekhan et Lucien.

— Certainement, certainement, acquiescèrent ses auditrices, intéressées par la manière inattendue dont Max présentait le problème.

— Eh bien, mes chères amies, ne vous êtes-vous jamais demandé à quoi les braves petits diables, qui ne sont ni bêtes, ni maladroits, ni paresseux, peuvent bien dépenser les dix heures qui leur restent ?

— Que supposez-vous donc ?

Un grand geste vague précéda la réplique. Max se pencha vers elles, et dans un murmure :

— Je ne suppose pas, je raisonne et je crois deviner. Rappelez vos souvenirs. Hier au soir, quand Joyeux se présenta, quand il nous cria l’anéantissement des captifs du temple, quand il nous prévint de la conclusion prochaine du drame, n’avez-vous pas remarqué l’éclat de ses regards, l’exagération de ses gestes.

— Si, si, en effet.

— On eût cru que tout son être frêle cherchait à nous faire comprendre ce que la présence de San interdisait à ses lèvres d’exprimer. Il me semblait lire dans son attitude : L’instant de la lutte suprême va sonner, soyez prêts.

Elles approuvèrent de la tête.

— Et quand notre geôlier les entraîna dehors, souvenez-vous ; la petite Sourire s’est retournée, elle s’est frotté les mains, ce qui dans toutes les langues signifie : Cela va bien. Or, ce geste n’était point pour San, puisqu’elle marchait derrière lui et qu’il ne pouvait le voir. Il s’adressait à nous seuls. Quel sens a pour nous cet avertissement : cela va bien ; sinon : De votre côté, ouvrez les yeux, et tenez-vous prêts à profiter des avantages qui vous apparaîtront.

— Cela est vrai. Cela est vrai, firent les captives en même temps.

— Mais qu’ont-ils pu combiner ? reprit Sara d’un air pensif.

— Ne point m’interroger sur ce que j’ignore, lança gaiement le romancier, mais concentrer son attention sur les moindres choses, et surtout être assuré que nos vaillants petits guides, ces comédiens incomparables ainsi que vous avez pu le constater, n’ont point perdu leur temps.

De la main, il réclama brusquement le silence, courut à l’entrée de la tente, puis, revenant, à ses compagnes :

— San se dirige de ce côté. Ils sont auprès de lui. Nous touchons à l’heure décisive. Prudence et attention.

Il achevait à peine que la stature herculéenne du Graveur de Prières se découpait à l’ouverture de l’abri.

— Sans lumière, grommela le sombre personnage.

— L’ombre a la couleur de nos pensées, s’empressa de répliquer le Français. Elle nous est chère.

— Bon ! un peu de clarté ne nuira pas. Je souhaite lire sur vos figures la joie que vous causeront les nouvelles intéressantes que j’apporte.

Il siffla légèrement. Presque aussitôt un guerrier parut, portant un lourd chandelier de fer, dans lequel était fichée, une de ces torches de cire brune, bougies rudimentaires de l’industrie chinoise. La flamme rougeâtre, fuligineuse, jeta sur les assistants une lueur vacillante.

— À la bonne heure, reprit le géant, à présent, causons.

Et avec une bienveillance ironique :

— Sans nul doute, cette longue station dans un paysage peu varié, doit vous peser. Réjouissez-vous, elle prendra fin cette nuit même.

Un frisson secoua, les assistants. Chacune des jeunes femmes crut entendre, murmurer à son oreille, la voix de Max Soleil disant :

— L’heure de la lutte suprême va sonner. Prudence et attention.

Le Graveur de Prières surprit leur émoi sans en comprendre la cause.

Un ricanement distendit ses lèvres.

— À minuit, vous entrerez dans la métropole souterraine. Quand le soleil apparaîtra au-dessus de l’horizon, vous aurez vécu.

Durant quelques secondes, il fit peser son regard farouche sur le groupe des prisonniers. Peut-être espérait-il une marque de crainte, un appel à sa pitié. Mais aucun ne bougea. Avec un geste mécontent, il sortit, poussant devant lui Joyeux et Sourire, qui s’étaient tenus immobiles, comme figés à ses côtés.

De nouveau, les prisonniers étaient seuls. La bougie de cire brute les éclairait. Ils s’entre-regardèrent comme au sortir d’un rêve. La brusque apparition de San, suivant à si faible intervalle l’exposé des déductions du romancier, les plongeait dans une atmosphère de légende.

Depuis une semaine qu’ils ressassaient un rêve d’horreur, ils en étaient venus à cet embrumement cérébral, qui donne l’impression de vivre un songe où l’action réelle ne saurait avoir part. Et soudain, sans préparation, l’action se dressait devant eux, impérieuse, fatale. Il allait falloir agir. Dans quel sens ? À quel signal ? La conviction qu’une fausse manœuvre les perdrait sans retour, les plongeait dans le désarroi.

— Bah ! fit enfin Violet, répondant à la préoccupation de tous. On fait son chemin le mieux possible, et ensuite, on espère que cela sera suffisant.

— C’est, du fatalisme, riposta la duchesse.

— Oh ! chère pauvre amie, reprit la jeune Australienne de sa plus douce voix ; j’offre ce que j’ai sur moi. Si je possédais davantage, soyez certaine que je le présenterais.

— Et vous avez raison, Violet. Vous avez exprimé, avec la logique de votre cœur exquis, la sagesse de l’humanité : Bien faire et laisser les circonstances dire le dernier mot.

Effet bienfaisant d’une résolution, si imprécise soit-elle ; les prisonniers se sentirent réconfortés. Oui, dans les conjonctures critiques où ils se débattaient, ils agiraient de leur mieux, avec l’espérance d’être aidés par… ces forces ignorées qui dirigent ou annihilent les combinaisons des hommes.

Pour commencer, on prépara les armes. Les tubes violets ou indigos, soigneusement dissimulés jusque-là, furent installés à leurs postes de combat, c’est-à-dire glissés dans les manches. De la sorte, les victimes de San n’auraient qu’à allonger le bras, exercer du doigt une pression sur le poussoir déclanchant la lumière, et diriger le jet lumineux sur les ennemis à écarter de leur route.

Mais le camp s’agitait. Les guerriers rassemblaient les yaks, démontaient les tentes.

Il fallait se vêtir, reprendre les fourrures. Ils achevaient à peine, quand plusieurs Asiates se présentèrent pour abattre la tente de feutre.

Max, ouvrant la marche, les prisonniers sortirent. Déjà, il ne restait plus trace du campement. Les yaks étaient chargés, l’escorte rassemblée autour de San, toujours flanqué des gamins et de leurs panthères.

Cinq minutes encore, et la tente des voyageurs formait le paquetage des bœufs de charge réservés à cet effet. L’athlète jaune attendait ce moment sans doute, car il s’avança aussitôt vers ses prisonniers.

— Vous marcherez tous quatre derrière moi, fit-il d’une voix rude. Mes jeunes serviteurs et leurs fauves me répondront de votre obéissance.

Joyeux, Sourire, les félins encadrèrent le petit groupe, et derrière San, on se mit en mouvement ; les guerriers jaunes, conduisant les yaks, fermaient la marche. Ainsi le Graveur de Prières côtoya le bord du gouffre jusqu’à ce qu’il fût arrêté par le seuil rocheux, qui enceignait le plateau de son rempart triangulaire.

En ce point il s’arrêta, fit face au précipice, puis ramassant quelques pierrailles, il les lança une à une, à des intervalles inégaux, dans l’abîme. Aucun bruit n’annonça que les cailloux eussent rencontré le fond, et cependant le signal fut certainement compris de la garnison de la métropole, car un spectacle étrange, inouï stupéfia les prisonniers.

La falaise dressée au delà du précipice sembla s’animer. Un pan de rocher tourna autour d’une charnière géante, jetant sa masse en travers du gouffre béant ainsi qu’un pont-levis, à l’extrémité duquel une ouverture sombre se montra, soudainement découpée dans la façade de granit.

San la désigna du doigt, et s’engagea sur le pont.

Bravement, le romancier l’imita, suivi par ses compagnes de voyage, par les gamins, Fred, Zizi. Les voyageurs ne pensaient plus. Ils ne voulaient pas songer à l’abîme sombre, dans lequel un pas à droite ou à gauche les eût précipités… Ils allaient, aspirés en quelque sorte par la fatalité, suivant l’énergique expression du grand poète Persan Ar-Moéli.

Le pont est franchi. Dans les traces du géant, tous pénètrent sous le tunnel, naguère décrit par master Joyeux, lequel perce la falaise entre l’entrée secrète et l’avancée du poste A.

Mais à peine y ont-ils pris pied, qu’une chose terrible, formidable, inattendue, se produit. Un déclic sonne dans la masse de la montagne, puis un bourdonnement métallique. On croirait entendre filer les chaînes des ancres à bord d’un vaisseau de guerre.

Des clameurs d’épouvante répondent à ces bruits. San, ses prisonniers, les enfants, se sont arrêtés frissonnants. Ils regardent en arrière, et avant que l’ouverture, qui leur a livré passage, se soit obturée de nouveau, ils peuvent voir le pont se pencher sur l’abîme où il déverse les guerriers, les yaks engagés sur son tablier de pierre.

Avec un rugissement sourd, le Graveur de Prières veut retourner en arrière. Impossible, un bloc de granit, sans doute contrepoids à la masse du pont, s’est élevé, fermant l’entrée d’un rempart infranchissable[1].

L’athlète tente vainement de repousser l’obstacle. Il s’y meurtrit les mains. Sa vigueur ici est aussi impuissante que la débilité d’un enfant. On ne déplace pas un fragment de montagne.

Et sinistre, dans l’inquiétude subitement née en lui, frémissant encore du cri d’agonie poussé par ses compagnons précipités dans l’abîme, il balbutie :

— Qu’est cela ? Je déchirerai le coupable de mes propres mains.

Mais master Joyeux murmure :

— C’est peut-être une erreur des gardiens du poste A. Ton signal d’ouverture mal compris.

L’on repart. Bientôt, on est hors du tunnel, dans la courette à ciel ouvert, sur laquelle le poste A découpe des baies capricieuses.

— Holà ! clame San de toute la force de ses poumons.

L’appel résonne, répercuté par des échos de plus en plus faibles. Un silence morne succède. Le géant se passe la main sur le front.

— Ils ont eu peur après leur bévue, insinue Joyeux. Ils sont probablement dans les galeries.

Le Graveur de Prières a pour le gamin un regard reconnaissant.

Il lui sait gré de chercher à dissiper l’anxiété qui grandit en lui. Et puis, l’explication peut être juste. San se rend bien compte qu’il n’est pas tendre quand la colère le tient. Les gardiens du poste A ont redouté le premier moment de courroux !

Il pénètre dans le poste. Personne ! Master Joyeux a bien raisonné. Tous se sauvent devant lui. Et à l’idée qu’il inspire pareille épouvante, le géant jaune a un orgueilleux sourire. Après tout, qu’importent les morts, qu’importent les couards ! Ne va-t-il pas régaler l’esprit errant de Log de la plus complète vengeance ? Cela seul mérite d’être retenu.

Derrière lui, les prisonniers regardent. Ils distinguent sur la muraille le tableau aux manettes de cuivre jaune, de cuivre rouge, d’argent, et aussi le plan étrange aux disques bleus, aux chiffres mystérieux.

Le silence pèse sur eux, les étreint. L’inexplicable se produit. Ils se sont promis d’agir, et leur action leur apparaît si piètre, si inutile, contre ces hommes luttant à l’aide de quartiers de montagne, qu’ils ressentent comme une paralysie du vouloir. Ils sont des lilliputiens égarés dans un monde de titans.

Ils s’écartent pour laisser passer San. Sans qu’il ait besoin de les y inviter, ils le suivent vers l’ouverture sombre accédant au dédale des rues de la métropole souterraine. L’athlète actionne une poignée de bronze, des lampes électriques s’allument, éclairant la galerie d’entrée.

On la parcourt. Un carrefour se présente.

— Il y avait un poste ici, constate le Graveur de Prières d’une voix sourde.

— Oui, répond le gamin, dont le visage conserve une expression de sphinx. Tantôt encore, dix hommes campaient dans ce rond-point.

— Où sont-ils ? Où sont-ils ? rugit San dont les traits contractés trahissent l’anxiété.

Cependant, il va plus loin. Les galeries se succèdent. Des couloirs latéraux s’enfoncent dans les flancs de la montagne. Devant chaque baie, les gamins font halte, lancent des appels de leurs voix suraiguës. Mais aucune voix humaine ne répond à leurs cris. Les échos seuls les reproduisent, ainsi que des ricanements.

San commence à s’affoler. Il marche, toujours plus vite. Il ne s’arrête plus aux endroits où l’on devrait rencontrer des guerriers, où plus personne ne se montre.

Il interdit à master Joyeux, à miss Sourire, d’appeler. Leurs cris dans ces souterrains silencieux le remplissent d’une terreur superstitieuse.

Ce n’est plus la cité des Graveurs de Prières qu’il parcourt ; c’est une nécropole.

— Ah ! enfin, le temple !

Il crie cela, sans avoir conscience qu’il pense à haute voix. Oui, c’est le sanctuaire avec ses colonnes trapues ; avec son autel de marbre sur lequel n’est figurée l’image d’aucun dieu, car les traits de la divinité des Mad, Lad et Ghad, ne sauraient être représentés, non plus que son nom gravé en entier.

Le temple est vide, comme le poste A, comme les galeries, les carrefours. C’est à devenir fou, cette inexplicable disparition de deux cents guerriers, avertis que le Maître viendrait cette nuit même, amenant des captifs à supplicier.

Joyeux, lui, s’est avancé vers la baie ogivale, entrée du Réduit Central. Le géant n’a pas le temps de lui crier de prendre garde à la terrible clôture électrique dont il a subi autrefois les effets.

Le petit passe sans difficulté.

Quoi ? Le courant ne fonctionne plus ? Le Graveur de Prières se précipite… Il franchit le seuil et reste stupéfait, atterré. Le Réduit Central est vide de ses prisonniers.

Alors, une rage folle saisit le géant jaune. Il est trahi ! La trahison seule a pu dépeupler ainsi la métropole souterraine. Dodekhan est libre ! Le duc est libre ! Ah ! du moins, ils ne se réjouiront pas de leur victoire. Ils pleureront des larmes de sang. Ces femmes, leurs cœurs, il va en faire des mortes.

Il a arraché son revolver de sa ceinture ; il le braque sur Mona, mais la jeune fille étend le bras… De ses doigts fuselés semble rayonner une lumière violacée : Et San demeure comme figé… Ses mains se portent instinctivement à son front où s’est marqué un point rouge, telle une brûlure ; il a un cri sourd, puis il roule sur le sol avec un bruit mat de chair morte.

Et comme tous regardent, stupéfaits de ce dénouement inattendu, une voix dont ils frissonnent éperdûment résonne sous la voûte du temple.

— Mona, Mona, chère Mona, merci à vous qui avez délivré l’Asie.

Dodekhan, Lucien sont là.

Deux cris rauques, surhumains, déchirent l’air. Sara est dans les bras de son mari, Mona est soutenue par ceux de Dodekhan, et, durant quelques minutes, elles sanglotent répandant les larmes délicieuses de la tendresse enfin triomphante.

— Lucien !… Nous rentrerons vite en France, et adieu les voyages. Jamais plus je ne veux dépasser l’octroi de Paris.

— Ma douce Sara, ta volonté sera la mienne. Et Mona murmure, rougissante, le front appuyé sur l’épaule de Dodekhan :

— Maintenant, consentirez-vous à m’associer à votre existence ?

Il la regarde doucement. Dans ses yeux il y a une joie divine et une mélancolie indicible.

— Ma vie sera paisible, Mona. L’Asie n’a point encore l’esprit qui
SES MAINS SE PORTENT INSTINCTIVEMENT À SON FRONT.
permettrait la réalisation de mon rêve. Il faut attendre. Nos descendants peut-être seront plus heureux.

Puis, poussant Sourire, Joyeux, dans les bras des jeunes femmes :

— Ceux-ci doivent désormais avoir une famille. Depuis une semaine, ils ont détruit un à un les postes qui nous gardaient. Les ennemis frappés étaient précipités dans le gouffre.

— Mais qui donc a manœuvré le pont tout à l’heure ? questionna Max curieux comme toujours.

— Nous, répliqua Lucien, nous qui étions cachés dans le poste A, où San ne nous a point aperçus, nous qui vous avons suivis à distance.

— Allons, murmura miss Violet, nous avons coopéré au bonheur de tout le monde, seulement nous, avons perdu le nôtre.

Mais Dodekhan quitte un instant Mona. Il vient à la blonde Anglaise.

— Vous vous trompez, Mademoiselle, nous avons songé à vous faire aussi heureuse que vous le méritez. Suivez-moi.

Derrière Dodekhan, tous les assistants refont en sens inverse le chemin parcouru tout à l’heure.

Ils arrivent dans le poste A. Là, un spectacle bizarre les attend.

Sir John Lobster, soigneusement garrotté, est étendu sur une natte tendue entre quatre pieds de fer. À chacun de ces supports métalliques, aboutit un fil de laiton, dont l’autre extrémité s’enroule autour de manettes du grand tableau bleu.

— Sir John, dit gravement le duc, vous allez rendre à miss Violet Mousqueterr la promesse de mariage que vous lui avez arrachée par la force.

— Oh ! je céderai aussi à la force.

— Si vous le voulez. À votre place, cependant, je préférerais croire que je cède à la raison. Si vous résistiez, en effet, je tournerais les manettes que vous voyez là, au tableau, et suivant les conducteurs aboutissant aux supports de votre couchette, le courant vous électrocuterait comme un simple condamné américain.

— Inutile, gémit le gros homme, j’aime mieux le célibat.

Et rouge, furieux, dompté, il ajoute :

— Miss Mousqueterr, je rends la promesse, vous n’êtes plus engagée en regard de moi.

Déjà Max a saisi les petites mains libérées et les serre dans les siennes, où elles semblent se complaire.

Mais Dodekhan parle encore. Sa voix triste et grave détourne l’attention de tous les assistants :

— Mes amis, dit-il, mon père et moi avons souhaité trop tôt l’Asie émancipée. Le temps seul lui donnera la compréhension de la liberté. Les trésors scientifiques amassés par Dilevnor, je veux les léguer intacts à celui de nos descendants qui aura l’honneur de conduire la race jaune à la délivrance. Ce temple, ce souterrain seront désormais inabordables ; les chemins qui y accèdent vont disparaître, broyés par l’explosion de mines préparées de longue date. Mona, ma fiancée, et moi, saurons seuls comment l’élu pourra pénétrer dans la métropole des Graveurs de Prières. La vérité sera transmise, de génération en génération, à l’aîné des descendants de Dilevnor.

Lucien durant ce discours, avait détaché sir John Lobster qui s’ébrouait, avec des grâces de canard sortant de l’eau.

Dodekhan s’approcha du tableau bleu. Son index toucha chacun des points marqués sur le plan voisin, puis sa main courut sur le tableau aux manettes, se posant suivant un ordre déterminé sur les poignées de cuivre et d’argent.

Et soudain, il sembla que la terre frémissait. Des grondements ébranlèrent l’atmosphère, la montagne frissonna sur sa base, et toujours des fracas se succédaient, s’éloignant, s’assourdissant peu à-peu, pour s’éteindre enfin dans un silence pesant.

Alors, le jeune homme essuya une larme perlant au bout de ses cils ; il apparut à ses amis, pâli, courbé par la fatalité plus puissante que la volonté humaine, et d’une voix tremblante, il dit :

— Le chemin mystérieux du temple n’existe plus. Que le génie de la science de Dilevnor y dorme, jusqu’à ce que vienne le réveiller l’élu marqué pour régénérer l’Asie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq jours plus tard, le général Stanislas Labianov voyait entrer au quartier général, sa fille ses amis.

Tous semblaient exténués. Guidés par Dodekhan, ils étaient rentrés dans les galeries du temple. Une marche presque fantastique, dont le souvenir leur donnait le vertige, avait commencé, avec des pans de rochers leur livrant passage sous la poussée de mystérieux ressorts, puis se refermant derrière eux.

Enfin, ils avaient débouché dans un ravin, mais sans pouvoir discerner l’issue qui leur avait permis de sortir des souterrains. Quatre étapes, fécondes en détours, en difficultés de toutes sortes, les avaient ramenés au camp anglo-russe.

Aux questions de Lord Aberleen, de Labianov, le Maître du Drapeau Bleu se borna à répondre :

— Il n’est au pouvoir de personne de retrouver le refuge des bandits que vous cherchiez. Aujourd’hui, du reste, ils sont anéantis ; les rares survivants sont dispersés et ne sauraient eux-mêmes revenir à leur gîte.

— Oh ! s’écria le père de Mona ; croyez que, en ce qui me concerne, je ne vous en demanderais pas davantage. J’ai peur que mon gouvernement ne vous marque plus de curiosité, et ne vous inflige une résidence forcée dans une cité russe.

Ce à quoi le jeune homme répliqua avec un sourire à l’adresse de Mona :

— Mon cœur était déjà prisonnier en Russie.

Sans doute pour permettre à la jeune Slave de rougir en liberté, le duc de la Roche-Sonnaille lança légèrement :

— Á propos, sir John Lobster, vous vous êtes plaint à plusieurs reprises, d’avoir été contraint par la force de renoncer à la main de miss Violet.

— Yes, je plaindrai toujours.

— Cela vous blesse donc bien ?

Indeed ! je trouve la force un moyen de gens dépourvus de bonnes raisons.

— En ce cas, conclut flegmatiquement Lucien, apprenez donc que nous avons simplement usé d’adresse. Il n’existait, au poste A, aucun, courant susceptible de vous électrocuter.

Ce qui provoqua un éclat de rire général.


FIN



  1. Ce ne sont point là des fantaisies d’architecture, comme les Arabes en ont imaginé dans leurs contes des Mille et une Nuits. Peut-être après tout, les conteurs rappelaient-ils des traditions transmises oralement et relatant des secrets appris par les voyageurs mis en contact avec les Graveurs de Prières. Ces tribus, sans cesse en lutte avec le roc, sont arrivées à des prodiges. La théorie des équilibres et des contrepoids n’a point de secret pour eux. Et l’on cite, aux confins du Gobi, une montagne, le Koung-Tchou, haute de neuf cents mètres, qui oscille sur sa base, à la poussée de la main d’un homme ; cela par suite des travaux souterrains auxquels se sont livrés ces inlassables fouisseurs de granit que l’on dénomme les Graveurs de Prières.