Miss Mousqueterr/p2/ch11

Boivin et Cie (p. 450-457).


XI

UNE TORTURE INÉDITE


— Je ne veux pas que vous arriviez fatiguées, Mesdames. Des yaks vont être mis à votre disposition. Ne me remerciez point, je suis ménager de vos forces, afin que vous les conserviez toutes pour souffrir.

San exultait. Il disait ces choses cruelles avec un rire jovial insultant. Son triomphe se proclamait brutal. Ses félicitations aux gamins dont il avait accepté le récit fantaisiste sans le moindre soupçon, avaient transformé la joie de ses prisonniers en anxiété.

— Joyeux, Sourire, vous vous réjouirez de m’avoir bien servi. Vous verrez que, de mon côté, j’ai imaginé un petit supplice assez intéressant.

Quelle invention barbare avait germé dans ce cerveau farouche ?

Les captifs juchés et attachés sur des yaks, la troupe composée d’une vingtaine de guerriers s’était mise en marche, s’éloignant de la source chaude dans la direction de l’Est.

Bientôt du reste, il était devenu impossible aux Européens de s’orienter avec certitude. La caravane suivait évidemment un chemin tracé, mais tracé par des constructeurs d’une audace inouïe.

Corniches étroites à flanc de falaises verticales, défilés à ne laisser passer qu’un cavalier à la fois, se glissant entre des rochers que l’on eût cru entaillés à la hache ; précipices que l’on franchissait sur des monolithes de pierre, jetés ainsi que des ponts titanesques sur les crevasses béantes, si profondes que la lumière n’en pouvait atteindre le fond voilé d’une éternelle nuit.

Des détours incessants, inexplicables, car on se repliait devant un obstacle pour en surmonter un autre d’apparence aussi difficile, achevaient de dérouter toute observation.

On était parti à six heures du matin. Vers midi, on fit halte pour laisser souffler les bêtes et permettre aux hommes de préparer un repas, dont le besoin se faisait sentir.

Des languettes de viande séchée, du riz assaisonné de carry, du thé commun noir, de l’eau-de-vie de riz, composèrent le menu, assez pantagruélique sur ces hauteurs.

En dépit de leurs préoccupations, les prisonniers y firent honneur. San, du reste, paraissait prendre plaisir à les voir se nourrir. Vers la fin du déjeuner, il leur dit même d’un ton de bonne humeur :

— Je constate avec plaisir que vous ne partagez pas le mépris de certains de vos compatriotes pour la chère primitive de nos montagnes. Je vous félicite. Allez, vous saurez avant peu que d’autres donneraient des années de leur existence pour être conviés à semblable festin.

Que prétendait-il exprimer ainsi ? Les captifs en furent réduits aux suppositions. Pas plus que le matin, le géant jaune ne jugea opportun de s’expliquer. Les yaks avaient été délivrés de leur harnachement. Max, remarquant ce détail, demanda. :

— La halte sera donc longue ?

— Deux heures, répondit laconiquement son interlocuteur, lequel s’éloigna presque aussitôt abandonnant ses prisonniers à leurs réflexions.

Ils s’interrogèrent du regard.

— Oh ! murmura enfin Mona ; cet homme me terrifie. Je sens qu’il nourrit un projet sinistre. Lequel ? je ne sais. Et pourtant je suis sûre que le malheur est sur nous.

— Bah ! fit légèrement le romancier, avec le désir de rendre quelque sang-froid à ses compagnes de voyage. Ce bon M. San se propose de nous couper en petits morceaux sous les yeux du seigneur Dodekhan et de mon compatriote de la Roche-Sonnaille. Cela suffit à justifier ses airs malins…

Et Mona secouant la tête, il insista :

— Si nos jeunes dompteurs de panthères étaient près de nous, ils nous diraient sûrement la même chose. Mais voilà. Depuis que ce grand nigaudinos de San s’est mêlé à notre existence, ils n’ont plus l’air de nous connaître.

Et baissant le ton :

— Voyons, Mademoiselle, ne croyez-vous plus à la vertu des tubes violets et indigos que nous nous sommes partagés naguère ?

— Oh ! si, fit-elle doucement ; seulement, Ils sont bien nombreux.

— Nous les exterminerons en plusieurs séances.

— Eh bien, moi, je serais plutôt portée à espérer, dit miss Violet.

— Naturellement, approuva Max. Nous sommes armés ; des armes que nos ennemis ne soupçonnent pas. Nous lisons dans le jeu de San qui ignore tout du nôtre. Au fond, la partie est trop belle… J’ai presque remords de gagner ainsi ; nous jouons en… grecs !

— Nous allons repartir, leur cria la duchesse qui s’était éloignée. San vient de donner le signal. Voyez. Ses bandits ramènent les yaks. L’effroyable promenade de ce matin va recommencer.

En effet, les bandits se remettaient en mouvement, Max se pencha à l’oreille de miss Mousqueterr :

— Maintenant, murmura-t-il, ne songeons plus qu’à lutter contre San. Ensuite, je n’aurai d’autre idée que vous délivrer du serment qui vous étreint. Sera-ce le bonheur ? Je n’ose l’affirmer. En tout cas, ce sera la possibilité de souffrir libres sans esclavage.

Elle fixa, sur lui son doux regard bleu, mais la réponse demeura sur ses lèvres. Des guerriers ordonnaient aux prisonniers de se remettre en selle, sur les yaks qui les avaient portés durant l’étape matinale.

Le convoi se reforma. Master Joyeux, miss Sourire, leurs panthères, entouraient l’athlétique San, semblant s’être constitués ses gardes du corps. Ils ne s’occupaient aucunement de leurs ex-compagnons de route. Pas un geste, pas un coup d’œil à leur adresse. Si Max et ses amis n’avaient été prévenus, ils se seraient demandé sans doute si les gamins ne les avaient pas trompés, s’ils n’étaient point en réalité des fidèles du géant jaune.

Un sifflement strident, prolongé. La caravane s’ébranle. Le campement reste en arrière. Un contrefort rocheux le masque bientôt aux regards.

Et la sente sinueuse, semée de difficultés, se déroule de nouveau à travers des sites rocheux, sauvages, farouches, qui se succèdent telles des visions d’enfer.

Longue est la marche, longues les heures que martèle le bruit des sabots des yaks. Le jour baisse peu à peu. Il s’éteint… La nuit se fait.

Alors, des torches s’enflamment ; les guerriers les brandissent, donnant à la caravane d’hommes et d’animaux un aspect fantastique. Sous les lueurs fuligineuses, on franchit des abîmes, on se coule en d’étroits défilés. Des pentes raides sont escaladées.

Est-ce que cette étape ne finira jamais. Comme les possédés de la ballade rhénane, les voyageurs se sentent emportés dans la nuit par des forces auxquelles ils ne commandent pas.

Mais un couloir se présente. Les parois en sont unies, régulières, ainsi que des murs construits par la main de l’homme. Il tourne sur lui-même, se replie en coudes brusques, et soudain les murailles s’écartent, formant un entonnoir dont la face la plus large est l’arête à pic du rebord d’un gouffre.

De l’autre côté du précipice, se dresse une falaise perpendiculaire, dont le sommet domine de cinquante mètres, le plateau qu’occupent les prisonniers et leur escorte.

Ils regardent. L’abîme barre le passage. La sente se termine donc en cul-de-sac Pourquoi les a-t-on amenés ici ? Interrogations informulées, car nul ne semble vouloir y donner une réponse.

Mais San a mis pied à terre. Sur un signe de lui, des Asiates aident les Européens à descendre de leurs montures. Et le Graveur de Prières ricane :

— Nous camperons ici, quelques jours. Puis, il module un sifflement, qui fait accourir auprès de lui les gamins et leurs fauves.

Il les accueille par un sourire, passe sa lourde main sur leurs têtes, en une caresse de tyran satisfait :

— Je vous ai promis du plaisir, mes braves ; l’instant est venu de préciser davantage.

Retenant du geste les captifs qui font mine de s’éloigner.

— Restez, Madame la duchesse ; restez, charmante Mona Labianov, et vous aussi, aimables fous qui, sans y être contraints, avez voulu interroger le mystère de l’Asie. Je n’ai pas de secrets pour ceux qui doivent mourir.

Il se tourne tout d’une pièce vers les gamins, leur désigne la falaise formant l’autre rive de la crevasse.

— Savez-vous ce qu’est ce mur de granit, mes fidèles ? Non, n’est-ce pas. Eh bien, c’est le poste A, lequel commande l’entrée secrète du temple souterrain et du Réduit Central.

Ainsi que des feuilles agitées par le vent, les captifs frissonnent. Le Graveur de Prières s’en aperçoit. Il raille :

— Eh ! Eh ! Mona, Sara, les cœurs des femmes s’émeuvent à la pensée de la faible distance qui les sépare des bien-aimés. Seulement, un précipice, coupe la route, le poste A est un rempart de rochers, sans une ouverture… Comment traverser ? Comment passer ?

Il désigne aux gamins la falaise.
Il désigne aux gamins la falaise.

Son rire s’accentue. Sa face safranée se plisse de mille rides. Il est hideux de haine, terrifiant de malignité cruelle.

— Eh bien ! Je ne vous ferai pas languir. Il existe des moyens de bondir par-dessus le gouffre, d’obliger le granit à s’ouvrir. Il suffit, comme dans la légende arabe, de posséder le : Sésame, ouvre-toi.

Et avec une mansuétude affectée, plus menaçante que la colère :

— On le prononcera ce Sésame ; vous pénétrerez dans le temple souterrain ; vous reverrez ceux dont le souvenir vous hante ; mais il faut de la patience, de la patience. Il convient d’attendre le moment favorable.

Immobiles, les pieds rivés au sol, les captifs se taisaient. Qu’eussent-ils pu dire ? Tous sentaient que la minute pressentie par Mona, sonnait ; que le Graveur de Prières allait leur révéler une torture inattendue. Lui, ricanait toujours.

Il appuya sa main sur l’épaule de master Joyeux.

— Figure-toi, mon brave, qu’après l’écrasement de mes guerriers, j’étais revenu ici, hurlant de rage. La puissance du Drapeau Bleu s’émiettait. Il ne fallait plus songer qu’à venger les morts.

— Le Maître Log ? lança, le gamin avec une ferveur bien jouée.

— Oui, le Maître Log. Ah ! ah ! tu le regrettes aussi. Va, tu as raison. Lui, était l’intelligence qui pouvait commander aux machineries de la science. Moi, nous, ne sommes que des dévoués, des serviteurs, inhabiles à l’initiative, faibles depuis que ses lèvres closes ne commandent plus.

Il secoua la tête, et d’un grand geste faisant mine d’éloigner la pensée importune :

— Le Drapeau Bleu n’exterminera plus les gens d’Europe, gronda-t-il ; celui qui pouvait le mener à la conquête n’est plus. Les serviteurs sont bons seulement à venger le Maître… C’est pour cela que je suis revenu.

Et avec une ironie froide, dardant sur les prisonniers son regard sanglant :

— Depuis… il y a quatre journées de cela. — Ils souffrent, par mon ordre, les tortures de la faim.

Un cri déchirant l’interrompit. Mona tendait vers lui ses mains suppliantes :

— Grâce ! grâce !

— Que demandes-tu grâce, jeune fille ? Oublies-tu le passé ? Auriez-vous fait grâce au Maître, vous autres ? Et les morts gémissent de n’être pas encore vengés.

Sa voix se fit plus rude.

— Ils vont l’être. Dodekhan, le duc Lucien, vont s’éteindre lentement. Vous, vous allez souffrir cruellement. Nous camperons ici. Chaque jour, je vous ferai connaître les progrès de la faiblesse chez eux. Aux repas, vous songerez qu’ils ont faim. Durant les heures d’oisiveté, votre tendresse multipliera vos angoisses. Vous ressentirez au cœur une douleur pour chacune des souffrances qu’ils éprouveront.

Et les dents serrées, se courbant pour amener son visage à hauteur de ceux de ses interlocuteurs :

— Quand je jugerai que peu d’heures leur restent à vivre, alors, je vous conduirai dans le temple, et devant eux, sans force pour vous défendre, presque stupides d’inanition, des bourreaux ingénieux vous supplicieront lentement.

Je vous réunirai dans la mort. Au pays des esprits, vous serez les esclaves du Maître que vous avez tué.

Cette fois, les prisonniers furent atterrés. Tout l’échafaudage de leurs combinaisons s’écroulait devant la décision prise par le Graveur de Prières. Ils avaient compté parvenir au temple, y pénétrer. À l’intérieur, les tubes colorés eussent eu raison de la garnison. En tout cas, on eût pu tenter la bataille, dont la délivrance du Maître du Drapeau Bleu et du duc aurait été le prix.

À présent, ils étaient réduits à l’impuissance. Maintenus hors de l’enceinte du sanctuaire, séparés de leurs amis par un abîme, par un écran de granit, infranchissables à qui ne connaissait point les secrets du passage, que pourraient-ils faire ?

Leurs tubes leur permettraient de frapper San, de détruire son escorte. Mais après cela, seraient-ils plus avancés ? Hélas non ! la raison leur répondait :

— Vous resterez au bord de l’abîme, en face de cette falaise abrupte, derrière laquelle ceux que vous aimez achèveront de mourir.

L’athlétique successeur de Log se repaissait de leur abattement ! En tout Asiate dort un tortionnaire inconscient. La douleur d’autrui est peut-être la plus complète joie de la race jaune. On juge de l’état d’esprit de San. Mais master Joyeux le tira par la manche.

— Maître, que je suis content ! Tu as bien préparé l’amusement de tes fidèles… Seulement,

— Quoi encore ? Aurais-tu trouvé mieux ?

— Cela serait impossible, Maître. Ta sagesse a tout prévu. Ce que je souhaite te faire entendre est une prière.

— Parle sans crainte, je suis trop satisfait de tes services pour le refuser quoi que ce soit.

Le petit, s’inclina. Sa face pâlotte exprima la joie.

— Maître, fit-il en baissant les yeux, comme effrayé à la pensée de ce qu’il allait demander. Maître, ce matin tu nous as dit, à Sourire et à moi, que ta faveur nous était acquise. Eh bien… Veux-tu, non seulement que nous nous jugions payés de nos peines, mais encore que nous soyons tes débiteurs ?

— Va toujours.

— Accorde-nous le plaisir d’être les agents de communication entre le Réduit Central et toi.

Et San le toisant d’un air étonné, le gamin continua avec une superbe assurance :

— Nous vénérions Log. Il nous serait doux d’assister à l’agonie de ses assassins, de leur crier : Celles que vous chérissez sont au seuil du sanctuaire, attendant que vous soyez plus près de la mort pour être livrées aux bourreaux. Et puis, on reviendrait près de toi pour dire à celles-ci : Depuis cinq, six, huit journées, ceux de là-bas n’ont absorbé aucune nourriture ; ils se traînent péniblement dans leur prison ; ils peuvent à peine marcher ; ils demeurent couchés parce que leurs jambes refusent de les porter.

Le visage du gamin s’était métamorphosé. Ses yeux, ses lèvres crispées donnaient une impression d’épouvantable férocité. Et comme si les enfants n’eussent eu qu’une âme, qu’une volonté, les traits de miss Sourire avaient revêtu la même expression sauvage.

Les prisonniers ne pouvaient détacher leurs regards de ces deux physionomies. Une anxiété comprimait leur poitrine ; l’art du comédien, inné chez l’Asiate, pouvait-il atteindre à ce degré de perfection ! Les gamins jouaient-ils un rôle, ou bien, par une volte-face subite, se rangeaient-ils réellement parmi leurs ennemis ?

Eux, n’avaient pas un coup d’œil du côté des Européens. Ils regardaient seulement le Graveur de Prières, l’implorant de tout leur être. Il leur sourit affectueusement.

— Oui, oui, le moustique qui vient se poser sur la blessure saignante ! Son picotement n’est rien auprès de la souffrance des chairs déchirées, et cependant il semble plus insupportable, plus affolant. Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, enfants. Par ma bouche, le Maître Log vous remercie de savoir haïr. Dès ce soir, vous entrerez en fonctions.

Après quoi, tournant le dos à ses captifs, il appela les guerriers les plus proches.

— Que l’on dresse les tentes. Que les Européens maudits soient enfermés et gardés dans l’une d’elles.

Puis, couvrant de ses mains les têtes des deux gamins :

— Ceux-ci circuleront à toute heure, partout, sans contrôle. Ils sont mes yeux, ils sont mon cœur !