Mirages (Renée de Brimont)/Sagesse

MiragesEmile-Paul Frères (p. 56-58).

SAGESSE

Au seuil des continents où la lumière nue,
avec des pieds brûlants chaussés de mules d’or
va, sur les toits unis danser, danser encor,
Sagesse, je vous ai sentie et reconnue !

Le long des longs chemins bordés de cactus bleus
vous cherchez la demeure où glissent des babouches,
où, parmi les divans et les hauts chasse-mouches
sommeille le harem en ses rêves moëlleux :

un peu d’ambre grésille ici — docte pincée ;
par la moucharabieh s’irise un peu de jour ;
l’écho s’est affaibli des vasques de la cour
où le jet d’eau retombe en musiques brisées…

Vous ne connaissez point l’espace ni le temps,
vous choisissez la paix au mystère mêlée,
vous êtes sororale à la femme voilée
comme au charme secret de l’ombre qui s’étend ;

votre désir muet s’incline vers les choses,
et vous nous racontez d’étranges paradis ;
les rosiers que vantait naguère Saadi
ne cesseront jamais de vous fleurir de roses…


Sagesse ! — Vous aimez au vespéral jardin
ces parfums merveilleux qui donnent un vertige ;
vous aimez ce jasmin qui tremble sur sa tige,
et, sous les orangers, cet iris clandestin ;

vous aimez la fraîcheur du matin diaphane,
ce svelte minaret sur le rouge couchant,
le verset du muezzin qui plane comme un chant,
la frise en mouvement de cette caravane ;

vous aimez ce repos que prend le chamelier
au bord d’une oasis frémissante de palmes,
et vous aimez, Sagesse indifférente et calme,
le vol harmonieux d’un pigeon familier ;

vos talons ont baigné dans l’eau de la fontaine,
votre souffle a vibré dans ce double bambou,
l’obole déposée au proche marabout
a su vous préserver de l’embûche certaine…

Et voici que pareille aux torpides déserts,
fidèle au chapelet de vos mains nonchalantes,
ou courbant votre rêve à ces spirales lentes
qui vont des narghilehs se mourir dans les airs,


Sagesse qui gardez intacte la Croyance,
Sagesse au noir haïk drapé de mille plis,
vous portez le fardeau des destins accomplis,
l’auréole du rite et de l’expérience !

Ô Sagesse très sage ! — Avec vous j’ai goûté
l’aride sol poudreux et la douceur kabyle,
et j’ai participé, dans la paix immobile,
à vos libations de soleil et d’été…

Un jour… C’était un jour sans ombre et sans buée,
et le cher jardin clos demeurait engourdi,
et je suivais des yeux sur les fleurs de midi
une abeille camuse aux pattes engluées ;

la mer non loin creusait son golfe de saphir,
la chaleur débordait comme de mains trop pleines,
et je sentais, puissante et lourde dans mes veines,
une onde paresseuse à la fin m’envahir ;

et les poivriers-nains pleins de senteurs amères
laissaient tomber leurs fruits au creux de mes genoux…
Sagesse d’Orient, que ne possédez-vous
mon âme de désir, de risque et de chimère !