Garnery (Comédie en un actep. 30-39).

Scène VII

DESHOULIÈRES, SÉVIGNÉ, NINON DE L’ENCLOS, les Acteurs précédens.
Mirabeau.

Je ne puis vous exprimer combien j’ai de plaisir à les voir : mais cet enfant…

Desilles.

Il nous eſt inconnu, comme à toi.

Fortuné.

Ô mon protecteur ! Ô ſublime Mirabeau ! la parque a tranché le fil de mes jours ; mais j’avois aſſez vécu. J’ai joui du bonheur de t’entendre. J’étois à la tête de ma compagnie à ta pompe funèbre. Je t’ai vu dépoſer dans ce ſuperbe édifice, qui n’aura déſormais d’autres titres. Aux grands hommes, la patrie reconnoiſſante.

Mirabeau.

Cher enfant ! ſi jeune perdre la vie, & par quel accident ?

Fortuné.

Il étoit près de minuit quand je rentrai chez moi après cette cérémonie. Froid, pâle, j’avois la mort dans l’ame. Envain ma pauvre mère me prodiguoit tous ſes ſecours ; envain cette chère mère cherchoit à me conſoler, elle me déroboit des larmes que je ſentois tomber ſur mon cœur. Nous perdions en toi notre protecteur, & la patrie perdoit ſon plus ferme ſoutien. Ma douleur étoit mortelle ; on a eu recours, ſur le champ, à un médecin ignorant ; mais pourquoi m’en plaindre ? ſes remèdes ſans doute étoient ſuperflus. Je ne regrette que ma mère ; mais je bénis le ſort qui me rapproche de vous.

Mirabeau.

Cher enfant ! elle avoit mis toutes ſes eſpérances en toi.

Fortuné.

Dieu ! veille ſur ſes jours. Au ciel ! je t’implore pour elle : conſole la plus tendre, la meilleure de toutes les mères. Hélas ! ſi tu n’avois voulu que me ravir à ſon amour, & laiſſer ce grand homme (en regardant Mirabeau) encore ſur la terre. Il y étoit ſi néceſſaire, lui ſeul contenoit les factieux, il étoit l’appui de la veuve, de l’orphelin, & j’en ſuis un grand exemple.

Mirabeau.

Que dites-vous jeune homme ?

Fortuné, l’interrompant

Je veux dire ce que tu nous as forcé de cacher ſur la terre. On a pu t’imputer que tu n’avois pas de mœurs. On a pu te refuſer une ame généreuſe, un cœur ſenſible… ombres, écoutez. J’avois un père attaché, par naiſſance & par principes, à la vieille conſtitution. Ces chimères de nobleſſe le rendoit ſouvent inabordable ; ma mère & moi nous en ſouffrions beaucoup. Elle eſt iſſue du ſang du tiers-état, c’eſt vous dire qu’elle eſt bonne patriote. Son mari prenoit plaiſir depuis quelque tems à la mortifier en metant la main ſur ſon épée. Ah ! s’il n’eut pas été mon père… mais, quelques mois après la révolution, une eſpece de langueur le mit au tombeau. Il avoit diſſipé toute la fortune de ma mère : il ne lui reſtoit que des bienfaits de la cour, & en mourant nous perdîmes toutes nos reſſources. Ma mère, plus affligée pour moi que pour elle-même, étoit au déſeſpoir. Ah ! combien l’amour d’une mère éléve ſon courage. Sans demander des avis à perſonne, elle ſe préſente à la porte de l’incomparable Mirabeau.

Mirabeau voulant lui mettre la main ſur la bouche.

C’en eſt aſſez, c’en eſt aſſez.

Fortuné

Non, je dirai tout.

Henri IV, prenant la main de Fortuné.

Aimable enfant ; pourſuis, nous t’entendrons avec plaiſir.

Fortuné

Ma mère dans les pleurs ſe jette à ſes pieds. Ce n’est pas pour moi, dit-elle, que je vous ſupplie ; c’eſt pour mon fils : il n’a plus de père, il ne me reſte rien pour l’élever. Mirabeau la relève avec attendriſſement. Cet abaiſſement, madame, eſt l’effet de votre amour maternelle ; mais il m’offense. Parlez-moi ſans me prier ; que puis je faire pour vous ? Placer mon fils, s’écrie ma mère. Comme légiſlateur je n’ai aucun pouvoir particulier. Vous êtes jeune, belle, bientôt on ſuſpecteroit les ſervices que je voudrois vous rendre ; mais, madame, j’ai des amis, je les ferai agir ; c’eſt tout ce que je puis vous promettre. Il nous conduit froidement juſqu’à ſa porte. À peine ſommes-nous arrivés chez nous qu’un notaire apporte à ſigner à ma mère un contrat de douze cens livres de rente réverſibles ſur ma tête. Ma mère demande l’auteur de ce bienfait : on s’obſtine à nous le taire : nous le devinons aiſément. Nous volons chez lui, ſa porte nous eſt refuſée. Quelques jours après, je reçois le brevet de capitaine dans le régiment de Royal-Dauphin avec un bon de ſix cents livres pour mon entretien. Hélas ! je n’en ai pas joui longtems. J’ai perdu mon bienfaiteur, & ma vie a été le prix de ma reconnoiſſance.

Henri IV.

Quel age avez vous, enfant trop aimable ?

Fortuné.

Douze ans.

Voltaire.

Ton raiſonnement avoit dévancé ton age ; il n’y a donc plus d’enfans en France ?

Fortuné.

Ils ne ſont pas plus hauts que cela, (déſignant avec la main une certaine hauteur,) qu’ils montent déjà la garde chez le roi.

Louis XIV.

Mon petit fils eſt donc gardé par des pigmées.

Mirabeau.

Par des géans auſſi, Louis XIV ; il eſt plus en ſûreté avec ces pigmées, que tu ne le fus jamais avec ton impoſante maiſon.

Voltaire.

Quel eſt donc, charmant enfant, cet édifice, aux grands hommes, la patrie reconnoiſſante.

Fortuné.

C’eſt le temple, où vous ſerez tous réunis. Ô Mirabeau ! quels honneurs n’a-t-on pas rendus à ta mémoire : non, jamais la reconnoiſſance publique n’éclata d’une manière plus ſolemnelle, & plus touchante.

Louis XIV.

La cérémonie étoit donc bien pompeuſe ?

Fortuné.

Si la cérémonie fut grande & majeſtueuſe, ce ne fut point par l’étalage faſtueux d’un luxe inſultant ; mais un peuple entier y verroit des larmes. Entre deux files de notre garde nationale, un gros de cavalerie ouvroit la marche, ſuivi de vingt mille volontaires en deuil & ſans armes ; les commiſſaires des quarante-huit ſections, la municipalité de Paris & ſon département précédoient immédiatement le ſarcophage, qu’on ne voyoit point élevé pompeuſement ſur un char triomphal ; mais nos légiſlateurs même, tes collégues, qui le ſuivoient en corps, diſputoient aux ſoldats citoyens l’honneur de te porter. Les miniſtres, la maiſon du roi, & quelques milliers d’hommes armés terminoient le convoi : ajoutez à ce détail le ſilence profond des ſpectateurs qui rendoit plus pénétrans les ſons d’une muſique déchirante, les cliquetis aigus des cimballes, les roulemens ſourds & lugubres du tambour : ajoutez y la conſternation qui ſe peignoit ſur tous les viſages, & les douces larmes de ce ſexe intéreſſant & ſenſible à qui tu deſtinois des plans utiles à ſa gloire, comme à ſon bonheur, & vous ne pourrez vous faire qu’une imparfaite idée des ſentimens dont mon ame eſt encore pénétrée.

Mirabeau

Dieu ! que ce récit m’intéreſſe. Ô mes concitoyens ! qu’ai-je fait pour avoir mérité une auſſi ſenſible reconnoiſſance. J’ai contribué, comme vous, au bien de la patrie. J’emportois vos regrets, n’étoit-ce pas aſſez pour me déchirer l’ame. Ô français ! français, vous ne ceſſerez jamais d’être généreux.

Louis XIV.

Et les miniſtres qui accompagnoient la cérémonie, ſont-ils du choix de mon petit fils ?

Fortuné.

Oui ſans doute, & du choix de ſon peuple.

Louis XIV.

Dans quel rang les a-t-on pris ?

Mirabeau.

Confondus dans la ſeule claſſe de tous les citoyens, leurs vertus & leur mérite les ont ſeuls diftingués.

Louis XIV.

J’aprouve actuellement la révolution ; elle eſt digne d’un grand monarque, & des grands hommes qui l’ont opérée.

Madame de Sévigné.

As-tu laiſſé en main ſûre ce plan dans lequel tu deſtinois à mon ſexe un paſſage utile à ſon bonheur & à ſa gloire ?

Madame Deshoulières.

On l’aura détourné à ſa mort. On ne veut pas que nous ſoyons ſur la terre les égales des hommes ; ce n’eſt qu’aux champs Eliſées que nous avons ce droit.

Ninon de l’Enclos.

Ailleurs auſſi, mais c’eſt un foible avantage.

Deshoulières.

Les femmes trouveront peut-être le moyen de regénérer auſſi leur empire.

Mirabeau.

Pour opérer en France une grande, une heureuſe révolution, il en faudroit, meſdames, beaucoup comme vous.

Ninon.

Tu as raiſon : en général les femmes veulent être femmes, & n’ont pas de plus grand ennemis qu’elles mêmes. Que quelqu’une ſorte de ſa ſphère pour défendre les droits du corps, auſſi-tôt elle ſoulève tout le ſexe contre elle : rarement on voit applaudir les femmes à une belle action, à l’ouvrage d’une femme.

Mirabeau.

La remarque le fera.

Ninon.

Par les hommes donc. Ah ! meſſieurs, que les femmes entendent bien peu leurs intérêts.

Sévigné.

Il eſt indubitable qu’un gouvernement ne peut ſe ſoutenir, ſi les mœurs ne ſont pas épurées.

Ninon.

Et de qui dépend cette révolution : en vain l’on fera de nouvelles loix, en vain l’on boulverſera les royaumes ; tant qu’on ne fera rien pour élever l’ame des femmes, tant qu’elles ne contribueront pas à se rendre plus utiles, plus conſéquentes, tant que les hommes ne ſeront pas aſſez grands pour s’occuper ſérieuſement de leur véritable gloire, l’état ne peut proſpérer : c’eſt moi qui vous le dis ; mais qui vient nous interrompre ?