Garnery (Comédie en un actep. 19-30).

Scène VI

MIRABEAU, dans l’affliction ; FRANKLIN, le ſoutenans ; les Acteurs précédens.
Desilles.

Que vois-je ? Mirabeau !…

Franklin, l’interrompant.

Mirabeau eſt mort. (il continue avec chaleur.)

Il eſt retourné au ſein de la divinité, il vit parmi nous, le génie qui affranchit la France, & verſa ſur l’Europe des torrens de lumières. L’homme que ſe diſpute l’hiſtoire des ſciences & des empires tenoit, ſans doute, un rang élevé dans l’eſpece humaine ; l’antiquité eut élevé des autels au puiſſant génie qui, au profit des humains, embraſſant dans ſa penſée le ciel & la terre, ſut dompter la foudre & les tyrans.

Voltaire.

Philoſophe courageux, bienfaiſant légiſlateur, la Parque vient d’enlever à la plus grande des nations, ceſſe de t’affliger & viens reſpirer avec nous l’air pur de l’Eliſée.

J. Jacques à Voltaire.

Ah ! ne lui envie pas la douceur de verſer encore des larmes : la cauſe de ſa douleur eſt ſi belle.

Mirabeau.

Ô J. Jacques ! ô mon maître ! eſt-ce toi ?

Voltaire.

Ceſſe de te livrer à d’inutiles regrets.

Mirabeau d’un ton animé.

Ah ! ce n’est pas la vie que je regrette, j’ai ſçu vivre, j’ai ſçu mourir en homme ; j’avois pour un ſiècle de courage, quand la mort a glacé mon cœur ; mais écoute, n’entends-tu pas les accens douloureux de ce peuple affligé ; de ce peuple dont je n’ai connu toute l’affection pour moi, qu’à l’instant même qui m’en a ſéparé pour jamais ; de ce peuple aimant & ſenſible que je ne pourrai donc plus ſervir. Je frémis en ſongeant que le trouble & la confuſion peuvent encore détruire l’effet de la plus belle, de la plus ſublime des révolutions : que l’empire peut-être livré aux différens partis de ſéditieux qui, pour leurs vues particulières, ne cherchent qu’à jetter l’alarme & à ſemer la diſcorde. Je frémis d’apprendre au premier inſtant que cette belle monarchie eſt diſſoute, & que les factieux s’en partagent les lambeaux.

J. Jacques.

On ne peut régénerer un état ſans courir les riſques de le perdre ; voilà ce que j’ai craint ; voilà ce que j’avois prévu dans mes écrits.

Voltaire.

Mais ſi on le ſauve à la fin ?

Mirabeau.

Je préférerai le règne d’un deſpote, à l’anarchie.

Montesquieu.

Les pouvoirs intermédiaires, ſubordonnés & dépendans, conſtituent la nature d’un bon gouvernement monarchique.

Franklin.

Je n’approuve pas ces diſpoſitions républicaines chez les Français, j’ai long-tems vécu. Maintes fois je me ſuis vu forcé de changer d’opinion, même dans les matières de la plus grande importance. Ainſi je crois qu’il est impolitique & inconſtitutionnel en France, de ne point aſſurer le pouvoir du gouvernement monarchique, parce qu’il n’y a point de gouvernement, qu’elle qu’en ſoit la forme, qui ne puiſſe être bon, s’il et bien adminiſtré.

Mirabeau.

Ah, Franklin ! que n’ai je laiſſé ma patrie dans une ſituation auſſi paiſible, auſſi heureuſe, auſſi floriſſante que tu as laiſſé la tienne ; mais quelles font ces deux ombres que mon récit paroit attendrir ? Henri IV ! Defilles ! (il leur donne la main.) Salut, ſalut, nos amis ; & cet autre ?…

J. Jacques.

Vous ne le reconnoiſſez pas ?…

Mirabeau

Oui, j’y ſuis à préſent ; à ſon air majeſtueux, à cet air conquérant…

Voltaire.

Et quelque fut le rang où le ciel l’eut fait naître,
Le monde en le voyant eût reconnu ſon maître.

Mirabeau à Voltaire

Vous êtes, je crois, l’auteur de cet éloge ?

Voltaire.

J’aimai un peu trop la gloire des rois, je n’en diſconviens pas ; mais c’étoit alors la mode.

Louis XIV.

Elle reviendra.

Mirabeau.

Je le ſouhaite pour le bonheur de la France ; cependant tu me permettras d’y mettre des limites.

Louis XIV.

M’oterois-tu le droit de déclarer la guerre, & de faire la paix.

Mirabeau.

Pour avoir voulu l’accorder au pouvoir exécutif, j’ai failli perdre la confiance publique.

Montesquieu.

Que nous dis-tu ?

Henri IV.

Apprends-nous…

Mirabeau.

Tant qu’on n’a calomnié que ma vie privée, je me ſuis tû, ſoit parce qu’un rigoureux ſilence eſt une juſte expiation des fautes purement perſonnelles telles excuſables qu’elles puiſſent être, & ne voulant attendre que du tems & de mes ſervices l’estime des gens de bien ; ſoit encore par ce que la verge de la cenſure publique, m’a toujours paru infiniment reſpectable, même placée dans des mains ennemies ; mais lorſqu’on a attaqué mes principes comme homme public, je n’ai pû me tenir à l’écart, ſans déſerter un poſte d’honneur qui m’avoit été confié ; j’ai rendu un compte ſpécial de ma conduite. Cet aveu étoit d’autant plus important, que, placé parmi les utiles tribuns du peuple, je lui devois un compte plus rigoureux de mes opinions. Son jugement étoit d’autant plus néceſſaire, qu’il s’agiſſoit de prononcer ſur des principes qui diſtinguent la vraie théorie de la liberté, de la fauſſe ; ſes vrais apôtres, des faux apôtres ; les amis du peuple, de ſes corrupteurs ; car le peuple, dans une conſtitution libre, a auſſi ſes hommes de cour, ſes paraſites, ſes flatteurs, ſes courtiſans, ſes eſclaves. Je pris la parole ſur une matière ſoumiſe depuis longtems à de longs débats : un preſſant péril, de grands dangers dans l’avenir devoient exciter toute l’attention du patriotiſme. Ces mots de paix & de guerre ſonnoient fortement à l’oreille. Falloit-il déléguer au roi le droit de faire la paix & la guerre, ou devoit-on l’attribuer au corps légiſlatif ? En un mot je m’étois propoſé la queſtion générale qu’on devoit réſoudre, d’attribuer concurremment le droit de faire la paix & la guerre, aux deux pouvoirs que la conſtitution avoit conſacrés.

Louis XIV.

Les Français ne ſont donc plus les mêmes. Si les talens, le génie donnoient comme le rang, la couronne ; ſans doute tu l’aurois méritée.

Mirabeau en ſouriant

Ne me ſouhaite pas un ſi fatal préſent : c’eſt un peſant fardeau qu’une couronne en ce moment ; mais ton petit-fils ſaura par ſa prudence, par ſa bonté, par ſes vertus la rendre plus déſirable.

J. Jacques.

Sans doute tu n’as pas quitté la vie ſans donner quelques idées ſur les ſucceſſions.

Voltaire.

Et ſur l’éducation ; c’étoit bien eſſentiel.

Mirabeau.

Mes amis, j’ai pourvu à tout ; ce ſont mes derniers ouvrages, je n’ai pas eu la douceur de les lire à mes collègues. Mes dernières paroles furent : Je combattrai les factieux juſqu’à mon dernier ſoupir, de quel parti, de quel côté qu’ils ſoient, & telle étoit ma ferme réſolution ; mais déjà la mort circuloit dans mes veines. Je me hatai de mettre la dernière main à mon diſcours ſur les ſucceſſions, & à mon plan d’éducation nationale. J’ai tout laiſſé entre les mains de mon meilleur ami, qui me ſecondera, j’en ſuis bien aſſuré ; il n’eſt pas que vous n’ayez ouï parler de cet homme, de ce prêtre qui n’est pas moins néceſſaire aux intérêts de l’état qu’à ceux du vrai culte. Il a porté la hache ſur tous les abus du ſaint ſiége. il a déraciné le labyrinthe qui entouroit l’autel, il a démontré l’auguſte vérité.

Voltaire.

Il faut un culte qui diſtingue le bon prêtre du fanatique & de l’impoſteur. J’ai introduit la philoſophie, j’ai prêché la tolérance, mais ſi Dieu n’exiſtoit pas, il faudroit l’inventer.

Montesquieu.

Ainſi donc, vous avez détruit les prérogatives du clergé & de la nobleſſe, & vous aſſurez votre conſtitution bonne ! Vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un État deſpotique.

Franklin.

On doit l’adopter avec ſes défauts s’il y en a ; parce que je crois qu’il faut en France un gouvernement monarchique, & que s’il vient à dégénerer en deſpotifme, ce ne ſera pas la faute de la conſtitution : pour aſſurer le bonheur du peuple, il dépend entièrement de l’opinion, de la bonté du gouvernement, auſſi bien que de la ſageſſe, & de l’intégrité de ceux qui gouvernent.

J. Jacques.

Comme il dépend des pères de famille d’aſſurer également le bonheur de tous leurs enfans. Je te demande Mirabeau, quelques-unes de tes réflexions ſur les diſpoſitions teſtamentaires. Ah ! combien il est important que les humains ſoient éclairés ſur cette matière.

Mirabeau.

Eh quoi ! n’eſt-ce pas aſſez pour la ſociété des caprices & des paſſions des vivans ? Faut-il encore ſubir leurs paſſions quand ils ne ſont plus ? N’eſt-ce pas aſſez que la ſociété ſoit actuellement chargée de toutes les conséquences réſultantes du deſpotiſme teſtamentaire, depuis un tems immémorial juſqu’à ce jour ? Faut-il qu’on lui prépare encore tout ce que les teſtateurs futurs peuvent y ajouter de maux par leur dernière volonté trop biſarre, dénaturée même ? N’a-t-on pas vu une foule de ces teſtamens, où reſpiroient tantôt l’orgueil, tantôt la vengeance ; ici un injuſte éloignement, là une prédilection aveugle. La loi caſſe les teſtamens appellés ab irato ; mais tous ces teſtamens qu’on pourroit appeller a decepto, a moroſo, ab imbecilli, a delirante, a ſuperbo, la loi ne les caſſe point, & ne peut les caſſer. Combien de ces actes ſignifiés aux vivans par les morts, où la folie ſemble le diſputer à la paſſion, où le teſtateur fait telles diſpofitions de la fortune, dont il n’eut oſé, de ſon vivant, faire confidence à perſonne ; des diſpoſitions telles, en un mot, qu’il a eu beſoin, pour ſe les permettre, de ſe détacher entièrement de ſa mémoire, & de penſer que le tombeau ſeroit ſon abri contre le ridicule & les reproches. (Toutes les ombres applaudiſſent à ce diſcours.)

Toutes les ombres ensemble.

Bravo, bravo ! Mirabeau.

Voltaire.

La plupart de ces ombres reconnoiſſent leurs erreurs & leur injuſtice, dans ces réflexions & leurs regrets témoignent aſſez combien tu mérites l’eſtime des morts & des vivans.

Louis XIV.

Ta préſence étoit bien néceſſaire ſur la terre ; tu devois vivre plus long-temps.

Mirabeau.

J’ai travaillé nuit & jour pour rendre à ma patrie ſa ſuperbe ſplendeur, j’y ai ſacrifié mon exiſtence. Je la croyois inaltérable. Je me ſuis trompé en cela, & voilà l’homme ; mais j’ai rempli ma tâche ſur la terre, & je ſuis ſatisfait. Après avoir été la terreur des potentats dès l’aurore de ma jeuneſſe, qui, d’un autre côté, ne fut exempte d’erreurs ; vers le midi de ma vie j’ai joui de l’eſtime publique. J’ai fait le bien de mon pays. J’ai terminé à quarante-deux ans une carrière glorieuſe. Je vois encore le peuple ému, attendri ; j’entends ſes cris de douleur à ma dernière heure ; mon âme encore errante dans les airs voit ce peuple verſer des larmes. Qu’il eſt beau de mourir, quand on a défendu ſa cauſe.

J. Jacques.

Et ſur-tout quand on l’a gagnée. Je ne te parle pas de mon contrat ſocial.

Mirabeau.

Ton contrat ſocial ! il est dans les mains de tout le monde. Il eſt la pierre angulaire de la conſtitution.

Voltaire.

N’ai-je pas auſſi contribué pour quelque choſe à la révolution.

Mirabeau.

Ah ! beaucoup, Voltaire, oui, beaucoup ; mais l’inſtant le plus brillant de ton triomphe n’eſt pas encore arrivé. Encore, encore quelques momens, & je te le dis en confidence, certain évêque du Tibre, dont les projets ne font encore que ſermenter ſourdement, ajoutera bientôt à ta gloire, & à ta célébrité. Mais qu’elles ſont ces trois ombres qui conduiſent vers nous un enfant qui ne m’eſt pas inconnu ?

Voltaire.

Ne ſois pas étonné de l’air de ſatisfaction qui brille ſur leurs viſages. Ces trois femmes furent chacune, dans leur genre, l’honneur & l’ornement de leur ſexe. C’eſt Deshoulières, Sévigné, & l’aimable Ninon de l’Enclos.