Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Introduction

Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 1-56).

INTRODUCTION


I

Quand M. Kenyon publia, en 1891, son édition princeps d’Hérondas, le genre des mimiambes nous était à peu près inconnu. Sans doute on savait le nom du poète, et quelques-uns de ses vers nous avaient été conservés par des grammairiens grecs, mais il était impossible avec d’aussi pauvres documents de se représenter, fût-ce de la façon la plus vague, le talent du mimographe et le genre où il s’était exercé. La perte de ces poèmes devait être d’autant plus sensible que certains auteurs anciens citaient Hérondas avec éloge. Pline le Jeune, dans une lettre à Antoninus[1], le nomme à côté de Callimaque : c’est lui que, selon toute vraisemblance, Terentianus Maurus appelle « vatem attico thymo tinctum » : le texte du grammairien latin, sans doute incomplet, donne à Hipponax cet éloge assez inattendu que plusieurs critiques restituent justement à Hérondas. On sait enfin que Cn. Mattius avait composé des mimiambes, et tout porte à croire qu’il avait pris Hérondas pour modèle.

On savait donc qu’un poète distingué, fort estimé des anciens s’était exercé dans le genre du mime. La science n’allait guère plus loin : on ignorait jusqu’à l’âge des fragments conservés, et sur ce chapitre, la fantaisie des critiques s’était donné carrière. Aujourd’hui que la découverte du précieux papyrus a tranché le débat, il est à peu près inutile de rappeler les diverses façons dont la question avait été résolue. Je cite seulement pour mémoire l’étrange hypothèse de Bergk qui fait vivre Hérondas à l’époque de Xénophon : la seule raison invoquée est que le nom de Grullos se trouve dans un fragment du mimographe et que le fils du célèbre historien portait ce nom. Une pareille supposition était inadmissible, même avant la publication des mimiambes. Il n’est pas moins étrange de voir certains commentateurs anglais qui persistent encore aujourd’hui à faire d’Hérondas un écrivain de l’époque impériale, un imitateur de Catulle[2]. Si l’on s’appuie, pour défendre une opinion aussi hasardée, sur ce seul fait qu’on trouve dans les mimiambes les mêmes sentences générales, les mêmes idées sur l’amour que chez Catulle et les Cantores Euphorionis, l’argument n’est que spécieux. Chez tous les écrivains érotiques, les mêmes lieux communs se retrouvent, et les propos de Gullis sont ceux de toutes les femmes de son espèce : c’est le répertoire classique des entremetteuses. L’opinion de M. Ellis n’est donc pas plus fondée que celle de Bergk. Depuis quelques années déjà, les historiens de la littérature alexandrine s’accordaient à faire d’Hérondas un contemporain de Théocrite : la lecture des mimiambes nous conduit à la même conclusion. On a même pu, d’après certains vers du premier mime, donner une date plus précise : le poète dans un éloge de l’Égypte cite le θεῶν ἀδελφῶν τέμενος, on a donc lieu de supposer qu’il s’agit de Ptolémée II Philadelphe et d’Arsinoé et que le roi généreux dont parle Gullis n’est autre que Ptolémée III Évergète

Peut-on recueillir dans les mimes d’Hérondas quelques renseignements sur la personne même du poète ? Il faut avouer que si l’on peut, grâce à ces sept poèmes, rendre justice au talent de l’écrivain, on y trouve fort peu d’indices sur sa vie, sur le milieu dans lequel il vivait. La scène de plusieurs de ses mimes se passe dans l’île de Cos : certains noms d’hommes ou de divinités nous l’attestent, et le Recueil des inscriptions de l’ile nous vient souvent en aide pour l’éclaircissement de passages difficiles : un personnage du quatrième mime, Kokkalé, nomme les trois villes de Trikka, d’Épidaure et de Cos, et cette dernière seule est appelée « la Douce ». Doit-on conclure de là qu’Hérondas soit né dans cette île ? L’hypothèse serait purement gratuite : on sait qu’à l’époque des Ptolémées, Cos était un centre littéraire très fréquenté. C’est là que Philétas, à qui Ptolémée Ier confia l’éducation de son fils, dirigeait de ses conseils plusieurs écrivains distingués : Théocrite lui-même passe pour un de ses disciples. Les ouvrages de Philétas, commentaires, élégies et épigrammes, le rendirent assez populaire dans sa patrie pour que la ville de Cos lui élevât une statue. Il serait donc naturel qu’Hérondas fût venu se fixer dans cette île où les arts n’étaient pas moins en honneur que la poésie, où le temple d’Asklépios, à la fois sanctuaire et musée, réunissait tant de chefs-d’œuvre des plus grands sculpteurs et des plus grands peintres. D’autre part M. O. Crusius dans ses précieuses « Recherches » observe fort judicieusement que le nom du poète a une physionomie tout à fait dorienne et que son dialecte ionien n’est pas toujours pur. Il faut donc se garder de toute conclusion hasardée. Mieux vaut faire l’étude des poèmes que la légende du poète.

II

Le plus illustre des devanciers d’Hérondas est, on le sait, Sophron de Syracuse. C’était un écrivain fort en honneur chez les anciens : on louait chez lui la finesse et l’exactitude de l’observation, l’esprit, le naturel, la simplicité du style. Platon semble avoir fait grand cas de l’auteur syracusain. D’après Diogène Laërce, il est le premier qui ait introduit à Athènes les ouvrages peu connus du mimographe ; il l’aurait imité dans la peinture des caractères, enfin ses mimes auraient été pour lui comme un livre de chevet. Il était difficile, on le voit, de faire plus d’honneur à Sophron. Un article de Suidas vient encore à l’appui de ce témoignage, et si nous pouvons rester incrédules, il nous faut tout au moins admettre que cette légende contient une part de vérité. Il serait puéril sans doute de rechercher l’influence de Sophron dans les ouvrages du philosophe, mais doit-on s’étonner que Platon, si soucieux de la vérité et de la variété dramatiques de ses dialogues, ait eu quelque prédilection pour un des peintres les plus fidèles de la réalité journalière ?

La vie de Sophron nous est aussi peu connue que celle d’Hérondas. Suidas ne nous donne qu’un renseignement fort vague : « Il était, nous dit-il, contemporain de Xerxès et d’Euripide ». Il faut donc supposer, avec la plupart des critiques, que ses mimes furent composés vers le milieu du ve siècle av. J.-C. Nous ne sommes guère mieux renseignés sur le genre même où il s’exerçait. Quelles sont les origines du mime ? Sophron fut-il le créateur du genre ou son plus illustre représentant ? Que doit-il à Épicharme ? Le mime était-il joué sur le théâtre ou destiné seulement à la lecture ? La plupart de ces questions restent encore aujourd’hui sans réponse. Le mime n’est en réalité qu’une forme primitive de la comédie : c’est une scène comique. Toutes les bouffonneries représentées, à l’origine, en Laconie, à Sicyone, à Mégare, en Attique sont de véritables mimes. Quel autre nom peut-on donner par exemple à la célèbre farce dorienne qui représentait la visite du médecin étranger ? Sans doute, les auteurs ou plutôt les improvisateurs de ces scènes bouffonnes ne cherchaient à saisir que le ridicule extérieur ; mais quand l’imitation ne s’arrêtera plus à la surface, quand on copiera les mœurs au lieu de copier les gestes ou l’accent, le véritable mime sera créé. On voit par là que Sophron ne doit rien à Épicharme en ce qui concerne le genre même qu’il a choisi. La grande innovation d’Épicharme consiste à donner à la comédie une intrigue véritable, à rompre avec les pièces à tiroir. Ce changement, si considérable qu’il soit, ne touche en rien le genre du mime. En admettant même que ce dernier offrît un raccourci d’action, que la scène dramatique passât par des péripéties pour aboutir à un dénoûment véritable, le conduite d’une scène isolée n’a rien de commun avec la composition d’une pièce entière. Si le mimographe s’inspira du poète de Mégare, c’est plutôt dans la peinture des caractères : il dut aussi lui emprunter ces sentences morales qui mêlaient d’une façon piquante le sérieux au bouffon et que le spectateur savait dépouiller de leur enveloppe grotesque.

Les fragments de Sophron n’ont pas assez d’étendue pour que nous puissions vérifier par nous-mêmes les jugements des anciens : il nous reste pourtant quelques titres précieux à connaître et quelques phrases qui nous donnent une idée assez exacte de sa prose rythmique. Les personnages de ses mimes semblent appartenir, pour la plupart, à la classe populaire (les Pêcheurs de thons, les Ravaudeuses) ; Sophron savait avec un merveilleux réalisme prendre sur le vif leur ton et leurs manières : il copiait avec un art infini leur désinvolture, leur langage tout semé de proverbes, leurs plaisanteries grossières (χάριτες εὐτελεῖς)[3]. Plusieurs de ses sujets semblent avoir été repris par Théocrite. Le fait est certain pour le mime intitulé les Femmes aux fêtes de l’Isthme, il a servi de modèle aux Syracusaines[4], et l’imitation paraît avoir été poussée assez loin, car l’enfant qui paraît dans la quinzième idylle se trouvait déjà dans le mime de Sophron[5]. On a prétendu, de même, que Théocrite dans sa Magicienne s’était inspiré du mimographe, et le scoliaste ajoute — le détail est piquant — que le personnage de Thestylis est emprunté « maladroitement » à Sophron. Il semble cependant que la part de l’imitation soit très restreinte dans cette deuxième idylle : l’histoire des amours de Simaitha est bien de Théocrite et de son époque. L’imitation serait donc réduite aux incantations, aux formules magiques prononcées par la femme abandonnée, et c’est là sans contredit la partie la moins importante et la moins belle du morceau. On peut toutefois citer pour mémoire deux mimes de Sophron où la sorcellerie jouait un rôle[6] : Les femmes qui veulent faire descendre la lune et les Magiciennes. Ce dernier est, selon toute vraisemblance, celui que Théocrite avait pris pour modèle.

Les mimes de Sophron étaient écrits en prose, le fait est certain. Quelques érudits ont essayé, sans succès, de voir dans ses fragments des vers réguliers, mais sa prose est, nous l’avons dit, une prose rythmée : l’oreille y saisit encore aujourd’hui de véritables cadences : l’auteur, par un heureux agencement de brèves et de longues, sait donner à sa phrase une harmonie qui ressemble au nombre oratoire. Le scoliaste de saint Grégoire de Nazianze[7] nous dit en effet qu’il empruntait des poètes leurs membres rythmiques, mais qu’il les combinait librement. Faut-il voir dans cette recherche de l’eurythmie un simple raffinement d’écrivain ? Il est difficile de se prononcer. Ce qui est certain, c’est que les mimes de Sophron étaient surtout destinés au public lettré. C’est là d’ailleurs un caractère général de la littérature dite populaire : le peuple y prend moins d’intérêt que la bourgeoisie : le plaisir de chacun est d’être dépaysé.

On sait que le mime fut cultivé après Sophron par son fils Xénarque. Mais ce dernier nous est à peu près inconnu : on risque même de le confondre avec un poète de la moyenne comédie, plus célèbre que lui. Suidas[8] nous dit seulement qu’il railla les Rhégiens pour leur lâcheté, sur l’ordre de Denys le Tyran. Après lui, le mime disparaît pour plus d’un siècle de l’histoire littéraire : on ne le retrouve plus que pendant la période alexandrine, mais il atteint cette fois la perfection, avec Théocrite.

III

Il y a dans l’œuvre de Théocrite trois idylles (première, quatorzième, quinzième) que l’on classe avec raison dans le genre du mime. On distingue à bon droit parmi les « tableaux » du poète syracusain ceux qui sont « bucoliques » et ceux qui sont « mimiques ». Il semble à première vue que cette distinction manque de justesse et de netteté : les premiers mettent en scène des bergers de Sicile, et les autres sont des peintures de mœurs populaires : quelle différence pouvons-nous établir entre eux ? N’appartiennent-ils pas tous au même genre ? L’objection est d’autant plus sérieuse que les poèmes dits « bucoliques » sont souvent empreints du réalisme le plus brutal. Ce qui justifie la distinction, c’est la différence des sentiments et des milieux représentés. Sans doute il peut être sans importance que la scène se passe à la ville ou à la campagne, mais la plupart des idylles ne sont pas des études de mœurs : on ne saurait prétendre que les sentiments du peuple s’y montrent sous leur aspect véritable et dans leur généralité. Les passions de ces chevriers peuvent être profondes, elles ne sont pas vraiment dramatiques : Aischinès, au contraire, porte dans son amour la violence et l’aveuglement des natures simples ; nulle femme dans les idylles proprement dites n’est aussi vivante et aussi passionnée que Simaitha. Nulle part enfin le poète n’a fait une peinture de mœurs comparable aux Syracusaines.

Ce n’est pas sans raison que les poètes dramatiques se servaient de rythmes consacrés : l’iambe, l’anapeste, le trochée étaient les mètres les plus propres à l’action : ils entraînaient le drame dans une irrésistible marche en avant. L’oreille y trouvait moins de plaisir, mais la pièce allait plus vite au dénoûment. Qu’on se représente le récit de la bataille de Salamine écrit en hexamètres : les détails gagneront en valeur poétique et nous croirons lire une page d’Homère. Mais tandis que nous nous laisserons bercer par le rythme harmonieux et soutenu du vers épique, l’action se ralentira, et nous serons moins impatients de savoir l’issue du combat. On peut dire, de même, que Théocrite, en choisissant le mètre de l’épopée a fait subir au mime une profonde transformation. Quoique l’œuvre de Sophron ne fût pas destinée à la scène, elle n’en appartenait pas moins au genre dramatique, l’observation de la réalité faisait toute sa valeur. L’auteur des idylles introduit dans le mime un élément de vraie poésie et d’idéal. Il sait allier, dans une merveilleuse harmonie, au réalisme des scènes la pure beauté de l’expression. Réalisme et poésie, tels sont donc les deux éléments que nous voyons apparaître dans ses mimes. Lequel des deux y domine, un rapide examen nous l’apprendra.

Et d’abord le sujet de ces mimes est pris dans la réalité journalière : une femme délaissée, un homme du peuple jaloux et brutal, des bourgeoises bavardes, tels sont les personnages mis en scène. On peut dire que ces originaux sont de tous les temps et que Théocrite a fait des peintures de mœurs aussi vivantes et aussi vraies de nos jours qu’à l’époque des Ptolémées. Si nous voulions nous servir à leur égard du procédé familier à la critique actuelle, celui de la « transposition », nous pourrions leur prêter une physionomie tout à fait moderne, en faire des « spectacles contemporains ». En faisant par exemple abstraction dans la Magicienne de toute la sorcellerie qui remplit la première partie, en laissant de côté les invocations à la Bergeronnette et à Séléné, les enchantements et les philtres, que trouvons-nous sinon l’éternelle histoire de la fille séduite et délaissée ? On peut même dire que rien ne manque à ce vieux roman pour qu’il ait son air classique. C’est d’abord la rencontre toute fortuite des deux amants : la nourrice de Simaitha la presse d’aller voir un cortège, elle cède, et c’est alors qu’elle rencontre Delphis, le beau séducteur à la barbe dorée, aux membres luisants, à la démarche souple. Simaitha devient amoureuse du bel athlète : « le Myndien la possède entièrement », elle lutte quelques jours contre elle-même, mais son désir reste le plus fort : son esclave Thestylis lui sert d’entremetteuse — détail classique —, et Delphis devient son amant. Mais ce bonheur n’est pas de longue durée ; on sent d’après le récit de Simaitha que le galant n’était pas sérieusement épris d’elle ; sa belle prestance, son air vainqueur lui ont sans doute valu plus d’une bonne fortune, il n’a pas négligé celle-là parce que Simaitha lui a paru jolie, mais la lassitude arrive bientôt, et déjà le beau Delphis rêve une autre conquête. Ce qui se cache sous l’admirable poésie de Théocrite, c’est le réalisme de ces sortes d’aventures : les vers harmonieux du poète laissent pourtant voir la sensualité de la femme amoureuse et l’hypocrisie banale du séducteur.

Avec la quatorzième idylle nous passons dans un milieu plus populaire encore. Un soldat, un écuyer thessalien, et quelques amis, gens du peuple sans doute, tels sont les convives d’Aischinès. Le repas est copieux, mais n’est pas des plus fins : deux poulets, un cochon de lait, des oignons, des pétoncles. On débouche, il est vrai, du vin de Biblos tout parfumé comme au sortir de la cuve, et c’est à lui que les convives semblent surtout faire honneur. Les têtes s’échauffent, les langues se délient et la trahison de Kyniska se découvre par un calembour. Quand les quatre hommes sont ivres, l’écuyer, en bon Thessalien, fait de mauvaises plaisanteries sur le nouvel amant de la belle. Celle-ci fond en larmes et Aischinès furieux lui applique deux vigoureux soufflets. Le traitement déplaît à Kyniska, qui s’enfuit pour ne plus revenir ; notre jaloux n’a plus qu’à se faire soldat, à se mettre au service de Ptolémée. On ne reprochera pas cette fois au poète syracusain d’avoir idéalisé ses personnages : il les prend dans le bas peuple et montre surtout en eux la bestialité. Aischinès est une brute et Kyniska une fille des rues, le Thessalien est le mauvais plaisant de tous les banquets populaires ; quant aux autres convives, ce sont des personnages muets, qui sont venus boire et qui jouent leur rôle en conscience. Nous croyons les voir se gorger du vin d’Aischinès, faire chorus avec l’écuyer de Larisse, et, quand ils sont ivres, assister avec des yeux vagues à la scène de violence.

Les Syracusaines offrent moins de vigueur, mais plus d’art. C’est assurément le chef-d’œuvre du mime. Rien de plus finement observé, de plus vivant que ces deux bonnes commères : Théocrite a su choisir les détails à la fois les plus comiques et les plus généraux, il a su créer des « types », et c’est là le plus grand mérite de ce célèbre morceau. Ce qu’il nous importe aussi d’observer, c’est qu’il a dépassé le cadre ordinaire du mime en changeant plusieurs fois le lieu de la scène : sa pièce peut se diviser en trois actes, dont le premier se passe chez Praxinoa, le deuxième dans la rue, le troisième au Palais du Roi. Le nombre des personnages vraiment intéressés à l’action est aussi plus grand qu’à l’ordinaire. Outre Praxinoa, Eunoa, son esclave, et Gorgo, sa visiteuse, nous voyons intervenir une vieille femme et deux étrangers. L’idylle se termine enfin par le chant de la prêtresse. Grâce à ces procédés, Théocrite peut donner à son mime plus de vie et plus de variété. La pièce s’ouvre sur une scène d’intérieur : ce sont d’abord des doléances sur l’encombrement des rues, sur la sottise de Dinon et de Diokleidès, les maris des deux commères, sur la lenteur et la maladresse des servantes, puis viennent les préparatifs du départ. Praxinoa n’oublie rien, ni l’enfant qui pleure et qu’il faut amuser, ni la chienne qu’il faut enfermer à clef. Les deux amies sortent enfin, et là commence une nouvelle scène : les rues sont pleines de curieux ; comment traverser cette fourmilière ? Un cheval se cabre : Praxinoa prend peur et fait ranger Gorgo. C’est à désespérer d’arriver au palais ; mais les deux femmes se donnent la main, poussent de leur mieux et finissent par arriver à bon port. Praxinoa, qui est la plus vaillante, en est quitte pour un accroc à son voile. Le dernier acte se passe au palais du roi. La mise en scène est splendide, si nous en croyons les exclamations des deux femmes, qui ne peuvent se lasser d’admirer les broderies et les peintures. Théocrite se plaît à nous représenter leur étonnement naïf. C’est une étude bien faite pour tenter un artiste que cette manière dont le peuple entend l’art : son appréciation est toute naturelle et toute spontanée : ce qu’il aime avant tout, c’est l’illusion de la nature ; et s’il se trompe quelquefois, c’est parce que l’illusion lui suffit : il prend souvent pour de l’art un simple trompe-l’œil. Nous retrouverons ce sujet de mime avec Hérondas, qui lui donnera de plus larges développements ; Théocrite l’a seulement esquissé. Certes nos deux Syracusaines voudraient bien voir de près tous ces chefs-d’œuvre et donneraient volontiers libre cours à leur admiration, mais leur bavardage n’est pas du goût de leurs voisins ; un étranger leur impose silence et se moque de leur dialecte dorien qui fait ouvrir une bouche démesurée. Gorgo se rebiffe, une dispute va s’engager, quand prélude le chant sacré. Nos deux amies l’écoutent sans mot dire, expriment encore une fois leur admiration, puis se séparent. Le mari de Gorgo, Diokleidès, est à jeun : il faut penser à lui si l’on veut avoir la paix dans le ménage.

Ainsi se termine cette admirable pièce des Syracusaines. Envisagée comme mime, elle est, nous l’avons dit, doublement originale, elle nous offre des personnages plus nombreux et des scènes plus variées ; elle comprend trois mimes en un seul.

Dans cette rapide analyse, nous avons mis en relief le côté purement réaliste de ces scènes. Ce serait faire tort à Théocrite que de s’arrêter là. Avec lui, le mime devient un genre plus noble, la poésie le pénètre et le transforme. Quel merveilleux conte d’amour nous fait Simaitha ! Nous oublions la banalité de l’aventure : le personnage ne nous semble plus vulgaire et nous nous laissons charmer par ses souvenirs. La femme délaissée oublie un instant son abandon, elle vit une seconde fois dans ce passé dont l’amertume avait quelque douceur encore[9] : « Tout mon corps devint plus glacé que la neige : de mon front la sueur tombait pareille à l’humide rosée : je ne pouvais ni parler, ni même murmurer comme font les enfants qui s’adressent en songe à leur mère ». Les images abondent, frappantes et simples : le style si souvent énergique sait se faire doux et caressant. Les propos de Delphis faisant à Simaitha l’aveu de son amour doivent sembler doux comme miel à la femme passionnée[10] : « Certes, Simaitha, tu m’as devancé juste autant que j’ai moi-même, à la course, devancé naguère le beau Philinos. Quand tu m’as appelé dans ta maison, j’allais y venir… J’y serais venu, oui, par le doux Éros, avec deux ou trois amis, cette nuit même, t’apportant les fruits de Dionysos, la tête couronnée de peuplier, l’arbre cher à Héraklès, et ceint de bandelettes pourprées. » Mais la beauté des vers n’est pas seulement dans leur charme et dans leur couleur, elle est aussi dans leur harmonie, elle est dans cette musique des mots si savante et si variée qu’aucune traduction ne saurait rendre. En lisant cette Magicienne que notre Racine admirait tant, qu’il trouvait « si vive » et si « belle », on ne peut s’empêcher de rapprocher les deux poètes : la même force est dissimulée sous la même perfection.

Le mime se transforme donc avec Théocrite. Sous le souffle d’un grand poète, il s’anime de vraie poésie. En traitant les mêmes sujets, il s’en éloigne cependant : il était à l’origine plus près de la réalité vulgaire. Il y reviendra bientôt avec Hérondas : sa langue sera moins relevée et son rythme moins héroïque : l’auteur des mimiambes se réclamera moins de Théocrite que d’Hipponax.

IV

Le seul poète que nous trouvions en effet cité dans les mimiambes est le satirique d’Éphèse. Hérondas le reconnaît comme devancier dans une sorte de préface, malheureusement très mutilée, et d’une restitution très pénible : il semble comparer la gloire de l’épopée à celle de la poésie satirique, et choisir cette dernière à l’exemple d’Hipponax.

Il lui emprunte tout d’abord le mètre de ses poésies, le choliambe ou trimètre iambique scazon. Ce vers iambique terminé par un spondée avait quelque chose d’inégal et de heurté qui le rendait tout à fait propre à la satire. Hérondas en fait usage à son tour, bien qu’il s’exerce dans un genre tout différent : comme le poète satirique, il représente en effet des figures grimaçantes, et l’allure boiteuse de son vers est une sorte d’accompagnement ironique.

Hérondas se rapproche encore du poète d’Éphèse par la nature même de son talent. L’auteur des mimes se plaît à copier les mœurs et le langage du peuple, or Hipponax vit et parle lui-même comme un gueux. Plus que tout autre satirique, il a fait de ses vers les confidents de sa misère : le froid le fait grelotter, il n’a pas de manteau pour se couvrir : de là ses continuelles plaintes à Hermès, le dieu des trouvailles et des bonnes aubaines : « Jamais tu ne m’as donné, lui dit-il, un épais manteau pour me préserver du froid de l’hiver ; jamais tu ne m’as mis aux pieds des souliers bien chauds pour empêcher mes engelures de crever[11] ». Ailleurs il accuse Ploutos qui n’est jamais venu lui dire : « Tiens, Hipponax, voici trente mines d’argent[12] ». Quand son estomac crie famine, il prend plaisir, par dérision, à énumérer des victuailles : il s’amuse de sa propre misère ; ou bien, dans une apostrophe pressante (adressée peut-être à Hermès) il réclame de quoi rassasier sa faim. On ne peut s’empêcher en lisant ses vers de songer à Villon et aux Repues franches. Ce que le poète gueux et vagabond demande si souvent au dieu des voleurs, ce ne sont pas sans doute ces aubaines qu’on trouve sans les chercher : ce qu’il veut obtenir du dieu secourable, ce sont plutôt des expédients, des occasions propices. Son inspiration lui vient d’Hermès comme elle vient à d’autres d’Apollon.

Et pourtant, malgré son cynisme, ses propos orduriers et peut-être ses vilenies, Hipponax nous reste sympathique parce qu’il sait nous apitoyer. On sait qu’il fut pauvre et disgracié de la nature : d’après la légende, il était petit, maigre et contrefait : les sculpteurs Boupalos et Athénis se moquaient de sa laideur et le représentaient en caricature. Il est bien naturel que toutes ces misères l’aient profondément aigri et l’aient porté vers la satire : s’il faut, pour réussir dans ce genre, connaître la vie et voir de près ses réalités, Hipponax possède cette expérience mieux que tout autre. Exilé d’Éphèse, il vit misérablement en Grèce, souffrant à la fois de sa misère et de sa difformité ; il lutte contre la mauvaise fortune et contre les hommes, il a pour armes ses poings non moins que ses vers. Villon et Régnier semblent des raffinés auprès de lui : s’ils aiment la canaille et se plaisent avec elle, c’est surtout par dépravation, on dirait presque par dilettantisme. Combien plus pitoyable est cette silhouette du poète contrefait, traînant dans les ruisseaux de Clazomène ses chaussures trouées et sa tunique en lambeaux !

V

La galerie des personnages d’Hérondas est très vivante et très variée, mais il ne faut pas chercher la complexité dans les caractères mis en scène. Les raisons nous sont aisées à comprendre. C’est d’abord une nécessité du genre : un caractère complexe est long à fixer, et le mime n’a que cent vers. En outre, les personnages représentés sont le plus souvent des gens du peuple, c’est-à-dire des natures simples. Le mérite de l’écrivain consiste surtout à nous les faire reconnaître, à nous donner l’illusion du déjà vu. De là vient que la plupart de ses personnages sont des types : plusieurs d’entre eux nous sont familiers : c’est l’entremetteuse, le Leno, le maître d’école, le cordonnier retors. Même dans les sujets les plus originaux, quand le poète nous montre par exemple une maîtresse amoureuse de son esclave ou deux débauchées, les caractères ne sont pas complexes : ils gardent leur simplicité dans la corruption. C’est en réduisant ainsi son objet que le mime, malgré son peu d’étendue, sait n’être pas superficiel et nous donne l’illusion de la vie.

On divisait les mimes de Sophron en deux catégories, les ἀνδρεῖοι, et les γυναικεῖοι. On peut conjecturer que les études de femmes devraient prédominer dans l’œuvre complète d’Hérondas. L’hypothèse n’est pas seulement probable parce que les mimes conservés la vérifient : le poète paraît avoir quelque prédilection pour ce genre de sujets. Pense-t-il y trouver plus de passion ou seulement matière à libertinage ? son œuvre elle-même nous l’apprendra. Il est certain qu’il mérite bien plus qu’Euripide le nom de Misogyne. Les types de femmes qu’il met en scène sont assez variés, mais la plupart sont très peu flattés : elles n’ont guère qu’une excuse, c’est leur candeur dans la dépravation. L’art du poète consiste à leur prêter un naturel, une aisance qui nous confond. Elles ne sont pas cyniques, car le cynisme implique bravade et défi : leur ton et leurs manières n’ont rien d’étudié : ce n’est pas au public qu’elles s’adressent, elles vivent pour elles-mêmes. C’est là le grand art du poète. Il crayonne ses personnages à leur insu, le modèle pose sans le savoir : de la vient que les tableaux sont toujours fidèles et fort souvent indiscrets.

Le mime où l’invention et l’observation originales semblent avoir le moins de place est celui de l’Entremetteuse. Le type représenté par Gullis a une physionomie toute classique et nous sommes en droit de supposer que les modèles ne manquaient pas à Hérondas. Les trouvait-il dans le mime ou dans la comédie nouvelle, on ne saurait le dire, car les textes nous manquent et c’est seulement deux siècles plus tard que nous trouverons le même personnage traité par Ovide ou par Properce. Partout il se montre sous les mêmes traits, doucereux, insinuant et hypocrite. La vieille Gullis vient trouver Métriché en d’absence de son mari, parti depuis dix mois pour l’Égypte. Elle entre timidement, comme une pauvresse, et se fait annoncer comme la mère de Philénion, la sœur de lait de Métriché sans doute. Elle s’excuse de n’être pas venue depuis longtemps : elle demeure si loin, et les rues sont si malpropres ; elle cherche ensuite à se faire plaindre : la vieillesse l’accable, dit-elle, et ses jours sont comptés. Métriché n’en croit rien, et Gullis n’insiste pas : elle vient tout de suite à son fait. Voilà dix longs mois que Mandris est parti pour l’Égypte, il paraît oublier sa femme et s’abandonner aux séductions de ce merveilleux pays. Tout s’y trouve en effet réuni : jouissances du corps et joies de l’esprit ; les femmes y sont belles à rendre jalouses les trois déesses de l’Ida ; Mandris a cédé sans doute à la tentation, il s’enivre de tous ces plaisirs et s’oublie dans les bras d’une autre femme. Cependant que fait Métriché ? Elle se consume sur sa chaise, elle oublie que sa beauté se fane et que le plaisir n’a qu’un temps. N’est-ce pas folie de sa part de garder sa foi à l’infidèle, et le meilleur parti n’est-il pas de prendre un autre ami ? Ici Gullis fait une pause et vient au vrai motif de sa visite. Grullos, un athlète cinq fois couronné, se meurt d’amour pour la jeune femme. Nuit et jour il assiège la maison de Gullis : la passion l’affole. Sans doute, Métriché prendra pitié de lui : elle le fera pour Aphrodite qui le veut, et pour elle-même qui trouvera tout ensemble plaisir et bénéfice. L’entremetteuse a fini son discours : Métriché lui répond très dignement, sans colère. Toute autre que Gullis aurait été chassée, car de pareils discours conviennent à des courtisanes, et Mandris n’est pas fait pour jouer un sot personnage ; Gullis laissera donc ces propos pour boire une coupe de vin doux : ce sera le prix d’une aimable visite. Gullis voit qu’elle a perdu sa peine et prend vite son parti de sa mésaventure. Il lui reste heureusement Myrtalé et Simé, dont la vertu n’est pas aussi farouche.

L’intérêt de ce mime est plutôt dans la composition, dans l’habile ménagement des effets, que dans la peinture des mœurs ou des sentiments. Avant de parler au nom de Grullos, l’entremetteuse ne semble donner à la jeune femme que des conseils désintéressés ; elle lui rappelle maint proverbe, maint sage dicton : « La vieillesse vient à notre insu ». « Après le beau temps, l’orage. » C’est bien ainsi, notons-le, que doit parler notre vieille : le peuple a toujours aimé les proverbes, et les femmes qui font le métier de Gullis n’ont pas de meilleur moyen de couvrir leur morale équivoque. Métriché, qui voit très clair dans le jeu de l’entremetteuse, feint cependant de ne pas comprendre, et l’invite à s’expliquer ; Gullis s’assure d’abord que personne n’écoute, et c’est alors seulement qu’elle s’acquitte de son message. Son édifiante homélie se divise donc nettement en deux parties, séparées par une interruption de Métriché. L’artifice est des mieux réussis et nous croyons voir le jeu de scène : la vieille jette autour d’elle un coup d’œil furtif, se rapproche de la jeune femme, et lui fait sa proposition sur le ton de la confidence. La Gullis d’Hérondas nous fait penser naturellement à la Macette de Régnier : ce sont les mêmes conseils, le même ton mielleux, la même morale. Le langage de Macette est aussi populaire et semé de proverbes, enfin la composition même de la satire peut se comparer à celle du mime : dans l’une et dans l’autre, nous trouvons les mêmes ménagements et les mêmes gradations. Les différences sont toutefois assez nombreuses : sans parler de la feinte dévotion de Macette, Gullis a moins de cynisme que l’héroïne de Régnier ; elle fait sans doute aussi bon marché qu’elle de l’amour et de la vertu, mais elle n’a garde de le proclamer aussi hautement. Macette ne pourra jamais réussir qu’auprès des courtisanes : Gullis saura persuader quelque jour une femme moins vertueuse et moins fidèle que Métriché. Elle parle de la joie d’un amour partagé, de l’appui que l’on trouve dans un homme aimé quand viennent les mauvais jours ; elle insiste moins sur la question d’argent, sachant qu’elle est délicate et qu’une allusion discrète est préférable. Enfin l’éloquence de Gullis est moins abondante, mais plus sûre. Macette compromet sa cause à trop vouloir la gagner. La comparaison des deux morceaux nous fait donc mieux apprécier le mérite de chacun d’eux. Si Régnier montre une verve plus fougueuse, si sa veine est plus riche, l’auteur grec use mieux des nuances : il est aussi plus sobre et plus discret.

Le dénouement du premier mime est très moral : l’entremetteuse perd sa peine, Métriché reste vertueuse. On doit l’admirer d’autant plus que la vertu féminine est chose rare dans les mimes d’Hérondas : Métriché a l’air d’une honnête femme égarée dans un mauvais lieu. Il est même fort douteux que le poète ait eu la moindre intention morale : son personnage principal est bien Gullis, non pas seulement à cause du titre de la pièce (on pourrait objecter le troisième et le septième mime), mais parce que ses discours remplissent le morceau presque tout entier. Les héroïnes de notre poète ne sont en général ni bonnes, ni vertueuses. Si les Femmes au temple d’Asklépios font une exception apparente, c’est que l’auteur, ayant une arrière-pensée, ne leur donne à dessein que peu de personnalité.

Hérondas en composant cette pièce semble se proposer un double objet : son vrai dessein est de rendre hommage aux chefs-d’œuvre réunis dans l’Asklépiéion et de nous faire connaître ses préférences d’artiste, mais en même temps il conçoit une manière originale de nous présenter ces œuvres d’art : il fera parler en son nom deux femmes du peuple qui jugeront tout naturellement et tout simplement ce qu’elles voient ; nous saurons donc en même temps quels sont les goûts du poète et comment le peuple sent l’art. Kunno et Kokkalé, deux ménagères pauvres, viennent remercier Asklépios d’avoir écarté d’elles la maladie : elles lui offrent un coq en actions de grâces : c’est un maigre festin qu’elles donnent au dieu, mais elles ne sont pas riches et ne peuvent offrir davantage. Elles apportent aussi, selon l’usage, un tableau votif ; tandis qu’elles s’occupent de le placer, les deux femmes sont saisies d’admiration en voyant tant de belles statues. Elles s’extasient à l’envi : chacune d’elles découvre à tout instant un nouveau chef-d’œuvre et prend son amie par la main pour la conduire devant sa trouvaille. Et ce sont des exclamations, de petits cris de plaisir qui se succèdent sans interruption. Ici c’est une jeune enfant qui regarde une pomme : elle lui fait des yeux, ma chère ! on sent qu’elle se meurt de désir. Là c’est un enfant qui étrangle une oie : l’illusion est si forte, qu’il faut presque toucher le marbre pour s’assurer qu’on n’a pas devant soi de la chair vivante. Ailleurs c’est la statue de Batalé, la fille de Muttis : quand on a vu ce marbre, il n’est point besoin de voir la personne : l’un, c’est l’autre. Plus loin, Kokkalé voit un enfant nu qui fait griller des viandes : « Si je le pinçais, n’en garderait-il pas la marque ? » Nos deux amies s’arrêtent enfin devant un tableau qui doit être de plus grandes dimensions : un homme conduit un taureau (sans doute au sacrifice), une femme marche derrière et deux personnages complètent le groupe : « l’un a le nez camus, l’autre l’a retroussé », l’observation est de Kokkalé. C’est le taureau que le peintre semble avoir traité avec le plus d’art : son regard est si bien rendu qu’une de nos commères prend peur : elle va crier, mais elle se retient par bienséance : « Vraiment ce taureau me fait peur : vois cet œil, vois, Kunno, quel regard de travers il me lance ! » L’arrivée du néocore met fin à cette revue des œuvres d’art : il vient annoncer que le sacrifice est bien accueilli, et les deux amies quittent le temple après avoir pieusement accompli les cérémonies d’usage.

On a vu, d’après cette analyse, en quoi consiste le mérite particulier de ce morceau : l’admiration naïve de ces femmes est rendue de la façon la plus naturelle et la plus plaisante. Leur langage est souvent très vulgaire, mais il exprime fort énergiquement leurs impressions. Elles jugent très sainement les tableaux et les statues : ce qu’elles admirent le plus en eux, c’est la vie ; quand l’œuvre d’art leur en donne l’illusion, quand l’expression est juste et que les chairs semblent palpiter, elles se récrient d’admiration, et veulent que tout le monde partage leur enthousiasme : « Qui peut voir les tableaux d’Apelle sans rester bouche bée, comme de juste, mérite d’être pendu par un pied dans l’atelier d’un foulon ». Elles vont donc jusqu’à l’intolérance, leur admiration n’est pas seulement sincère, elle est aussi passionnée. Cette passion leur appartient-elle tout entière, il est difficile de l’admettre. L’auteur des mimes parle rarement par la bouche de ses personnages, il s’efface toujours devant eux, mais il semble dans le cas présent qu’il soit moins absent de son œuvre. C’est sa pensée qu’il fait exprimer par les deux amies ; parmi les sculpteurs, il admire surtout les fils de Praxitèle, et le peintre qu’il préfère est le grand Apelle. Nous avons déjà vu Kunno prendre à partie ceux que les œuvres du peintre laissent indifférents ; cette vivacité, cette humeur batailleuse s’expliquent sans doute chez une femme du peuple, mais on comprend difficilement qu’elles s’exercent sur de pareils sujets. On est forcé d’admettre que les acteurs parlent au nom du poète et que l’œuvre est cette fois moins impersonnelle.

C’est encore une femme du peuple, une ménagère pauvre, que le poète met en scène dans le mime intitulé Διδάσκαλος. Métrotimé vient trouver le maître d’école pour qu’il mette à la raison son garnement de fils. Kottalos — c’est le nom du mauvais drôle — fait enrager tout le monde, père, mère, grand’mère et voisins. Il est d’une paresse incurable et d’une honteuse ignorance : à peine connaît-il son alphabet, et quand on lui demande une tirade, il distille « comme ferait une urne fêlée » d’abominables rapsodies. Un esclave en sait autant que lui, et comment s’en étonner ? jamais il ne met les pieds chez le grammatiste : son quartier général est un tripot fréquenté par la plus basse canaille : les portefaix et les esclaves fugitifs, voilà la société qu’il préfère. Aussi quels exemples trouve-t-il dans ces mauvais lieux ! Il dédaigne les osselets, c’est un jeu trop puéril pour ce beau personnage : il joue de l’argent, maintenant, et met toute la maison au pillage. Quand il est à bout de ressources, il va trouver sa vieille grand’mère et soutire à la pauvre femme les quelques deniers qu’elle possède. Comment supporter un pareil vaurien ! La vie devient impossible à la maison, c’est la ruine pour le pauvre ménage. Chaque mois il faut payer le grammatiste : on a beau gémir et se lamenter, il ne fait pas grâce d’une obole. Puis ce sont les dégâts du vaurien qui viennent arracher les derniers sous : lorsqu’on l’a traité comme il le mérite, il va se percher sur le toit : les tuiles se brisent, et quand vient la pluie, les voisins se plaignent : le coupable est bien vite trouvé, « il n’y a qu’une voix chez tous les locataires, c’est le fils de Métrotimé, c’est Kottalos qui a fait le coup ». Aussi lui faut-il une punition exemplaire : Lampriskos le cinglera jusqu’à ce qu’il rende l’âme : les muses dont les statues ornent l’école seront les témoins de la scène : ce sera leur vengeance. Lampriskos se met donc à l’œuvre : il appelle quatre écoliers (de bons sujets, sans doute, élevés au grade de moniteurs), il leur donne l’ordre de charger Kottalos sur leurs épaules, on lui apporte un nerf de bœuf, et le supplice commence. Quand le maître d’école juge la correction suffisante, il fait relâcher le condamné, mais la marâtre n’est pas satisfaite, elle veut que son garnement soit encore fustigé, et toute sa colère se réveille lorsqu’elle se voit narguer par Kottalos qui s’est mis à l’abri des coups : elle rentre chez elle pour chercher des entraves ; la punition sera complète quand les muses verront ce paresseux, cet ignare, sautiller à pieds joints devant elles.

Cette scène rappelle une peinture d’Herculanum, souvent reproduite, qui nous montre aussi le supplice d’un écolier : ses camarades sont rangés contre des colonnes, un livre ouvert à la main ; la correction dont ils sont témoins doit leur servir d’exemple. Un des aides a chargé le condamné sur ses épaules, un autre lui tient solidement les pieds, et le bourreau, peut-être un écolier, fouaille le coupable avec une poignée de verges. Mais si les deux scènes sont identiques, l’intérêt de notre mime est moins dans le tableau qu’il nous offre que dans le caractère de Métrotimé. Kottalos et Lampriskos sont des personnages secondaires. Sans doute le portrait du mauvais drôle est fait avec art, et le maître d’école est d’un comique achevé : son air grave et pédantesque, son ton sentencieux en font un type fort plaisant : « Tu es un mauvais garnement, Kottalos, une marchandise qu’on ne vanterait même pas pour s’en défaire, fût-ce dans le pays où les rats rongent le fer ». Mais ce qui nous frappe surtout, c’est la dureté de cette femme qui fait fouetter son fils jusqu’au sang et ne se déclare pas satisfaite. Nous savons que le gamin tourne mal, et que la malheureuse vit pauvrement avec un mari sourd et aveugle ; mais les cris de son enfant devraient l’attendrir, et ne font que l’exciter davantage : ce n’est plus une mère, c’est une femme du peuple ayant à peine de quoi vivre et qui se voit réduite à la misère, grâce aux mauvais instincts d’un précoce vaurien. La fureur la rend dénaturée ; le magister voudrait s’arrêter quand il voit le dos de l’écolier « plus tacheté qu’une hydre », la mégère le presse de continuer : on sent qu’elle épuise une longue rancune, qu’elle ne pense plus à son fils, mais à toutes ses déceptions, à son argent perdu, à sa pauvre maison mise au pillage.

Avec la Jalouse nous nous trouvons transportés dans un tout autre milieu, mais le personnage principal n’est pas moins près de la nature : après la ménagère pauvre, chez qui la misère a tué presque tout sentiment, le poète met en scène une femme riche et passionnée. Bitinna est entourée de servantes et d’esclaves : elle est impérieuse, altière et surtout sensuelle. Dès les premiers vers, elle se montre à nous avec un sans-façon qui ne laisse pas de nous surprendre : nous apprenons en quelques mots qu’elle a fait son amant d’un de ses esclaves, et qu’elle le soupçonne d’être infidèle. Rarement Hérondas s’est servi de mots plus crus : il est vrai que Bitinna parle devant des esclaves qu’elle a pour témoins obligés et qu’elle méprise trop pour leur rien cacher. Le bel esclave à qui elle s’est donnée ne s’est pas tenu satisfait de cette faveur inespérée : elle l’accuse de pourchasser la femme d’un voisin. Ce n’est pas la première scène de jalousie qu’elle fait à Gastron : le malheureux reproche à sa maîtresse de « boire son sang jour et nuit », mais celle-ci se soucie peu de ses plaintes : elle veut le punir d’avoir oublié tout ce qu’il lui doit, de ne s’être pas souvenu qu’il était un vil esclave et qu’il est maintenant un homme, grâce à elle. On va donc le punir et le faire servir d’exemple à la ronde : un autre esclave est chargé de l’attacher fortement, de serrer les cordes jusqu’à ce qu’elles entrent dans les chairs. Gastron, pour échapper au supplice, avoue le crime dont on l’accuse et dont il est sans doute innocent. Mais son aveu reste inutile, il n’en subira pas moins son supplice. Le pauvre esclave, tremblant de peur, essaie alors de se dire innocent, mais sa maîtresse n’a pas oublié son aveu, elle donne ses ordres d’une façon plus impérieuse encore, le coupable recevra mille coups sur le dos et mille coups sur le ventre. Déjà ses compagnons l’emmènent, quand Bitinna se ravise et les rappelle : elle veut que l’esclave soit marqué au poinçon après avoir été fustigé. À ce moment une servante qu’elle aime comme sa propre fille se jette à ses pieds et implore le pardon du coupable : la fête des Morts est prochaine, elle fera grâce à cette occasion. Bitinna cède et se contente de faire à l’esclave une menace qu’elle se hâtera d’oublier.

Même quand Bitinna semble le plus impérieuse et le plus résolue à se venger, on sent que sa haine du bel esclave est plus apparente que réelle : elle est jalouse, sans doute, mais elle est encore plus amoureuse et sensuelle. Cette sensualité se montre partout, même dans ses raffinements de cruauté. Sincèrement ou non, elle joue une sorte de comédie qu’elle doit répéter souvent et qui ne trompe pas son entourage ; l’esclave chargé de lier et d’emmener le coupable se fait répéter l’ordre plusieurs fois, ce n’est pas à coup sûr par pitié, c’est surtout par précaution et sans doute aussi par expérience : quand il pensera que sa maîtresse est sérieusement décidée à punir, il ne se fera pas faute de malmener son compagnon. Je serais aussi tenté de n’avoir pas plus de confiance dans la bonté d’âme de la servante Kudilla : quand elle se jette aux pieds de Bitinna, quand elle la supplie de faire grâce au nom de sa chère Batullis, elle doit savoir que ses prières ne causent aucun déplaisir à sa maîtresse : celle-ci veut se borner à des menaces et doit se réjouir qu’on lui épargne une faiblesse, qu’on l’empêche de s’humilier à ses propres yeux. Au reste, par sa situation assez exceptionnelle, Gastron doit être moins aimé que redouté de ses compagnons, et nous avons pu voir d’autre part que l’auteur des mimes nous offre rarement des scènes sentimentales. C’est un pur réaliste qui n’adoucit jamais ses tableaux : dans le morceau que nous venons d’analyser, la mise en œuvre est encore plus hardie que le sujet lui-même. Bitinna ne craint pas d’appeler les choses par leur nom : son langage ressemble à sa passion, il a la même fougue et la même impudeur.

Hérondas pousse encore plus loin le réalisme dans les Deux amies en visite. Sa Jalouse n’était que passionnée : Métro et Koritto sont des dépravées. Leur conversation est si peu édifiante que plusieurs érudits se sont trompés fort étrangement sur ce qui en fait le sujet ; on aurait pourtant mauvaise grâce à le leur reprocher : les erreurs qu’ils ont pu commettre sont plutôt à leur honneur. On pouvait aisément se convaincre que les mimes d’Hérondas n’avaient rien d’un traité de morale, mais il était difficile de ne point éprouver quelque surprise en voyant le poète aborder, de l’air le plus naturel, un sujet plus que scabreux. Métro vient trouver Koritto pour lui demander le nom et l’adresse d’un certain cordonnier fort habile : elle a vu chez une amie un chef-d’œuvre de cet artiste, et meurt d’envie d’en posséder un semblable. S’agit-il de fines pantoufles ou de bottines élégantes ? L’ouvrier dont elle s’informe a-t-il, mieux qu’aucun autre, l’art de faire valoir un pied mignon ? Il s’agit de bien autre chose : l’objet qui a rempli Métro d’admiration et de convoitise est un « Baubon », c’est-à-dire l’emblème que l’on portait dans les processions dionysiaques, mais perfectionné par l’art des ouvriers pour être vendu sous le manteau. Koritto ne répond pas tout de suite à la question de son amie : elle est vive, remuante, prompte à s’emporter. C’est à son esclave qu’elle s’en prenait tout à l’heure, elle s’indigne maintenant à la pensée qu’un objet aussi précieux est passé dans les mains d’une femme qu’elle n’aime pas, par l’indiscrétion d’une amie. Métro la calme de son mieux et revient à sa question : rien n’est plus plaisant que sa persévérance opposée aux emportements continuels de Koritto ; l’auteur retarde à dessein la réponse de cette dernière pour rendre sa visiteuse plus pressante. Le nom de l’ouvrier arrive enfin : c’est Kerdon, « un petit chauve » qui « travaille comme Pallas en personne », (Notons au passage que Koritto pourrait faire plus d’honneur à la Déesse vierge : ne craignait-elle pas tout à l’heure d’irriter Adrastée par des paroles présomptueuses ?) Ce qu’il faut surtout observer, c’est la manière dont Koritto change de ton : elle était naguère maussade et hargneuse, dès qu’elle conte sa visite à l’ouvrier, elle oublie tout, sa figure s’épanouit, ses yeux brillent, elle est toute sensualité. Comme personne ne l’écoute et qu’on est entre femmes, elle s’abandonne entièrement, elle parle crûment, sans périphrases. Elle détaille complaisamment l’objet, en vante le fini, la perfection absolue ; elle conclut enfin par l’éloge de l’artiste : on ne trouvera jamais « un cordonnier plus secourable aux femmes ». Le mot est plaisant, dans sa simplicité.

On peut sans doute regretter qu’Hérondas ait exercé son talent sur de pareils sujets ; mais il faut convenir qu’il a montré rarement plus de verve et de naturel. Cette scène avec Kerdon, contée par Koritto, est d’un comique achevé : si le sujet n’était aussi graveleux, le talent de l’auteur le sauverait presque. Il est difficile de conserver une telle désinvolture dans l’obscénité. Aristophane est souvent aussi licencieux, mais l’immoralité disparaît emportée dans sa fantaisie bouffonne. Hérondas va plus loin, il garde son calme et son sérieux, et cette impassibilité, qui semble un danger, le sauve. C’est qu’il est un des rares écrivains qui possèdent l’ « art du naturel ».

Le mime du Cordonnier fait suite au précédent : nous avons vu Métro demander à Koritto l’adresse de Kerdon ; la nouvelle cliente et l’habile ouvrier sont devenus bons amis dans l’intervalle : Métro lui amène des acheteurs, et Kerdon lui donne de la marchandise en récompense. L’auteur nous introduit dans la boutique du cordonnier, où deux femmes, conduites par Métro, viennent acheter des chaussures. Le héros du mime est naturellement le « petit homme chauve ». Il s’entend merveilleusement à vanter sa marchandise : il est rusé, retors, bavard et sait mieux qu’aucun autre entortiller la pratique. Aussitôt que paraît Métro, suivie des deux acheteuses, nous le voyons s’empresser au-devant d’elles et rudoyer un de ses esclaves. L’un d’eux passe son temps à dormir, son camarade va le réveiller à coups de poing. On apporte des chaussures de divers genres, et Kerdon les détaille aux clientes : il en fait admirer le fini, la solidité, la couleur. Puis il essaie de se faire plaindre : la vie est dure, les tanneurs vendent le cuir très cher, ils travaillent moins et le profit n’est que pour eux. Kerdon parle encore, ce semble, de ses enfants qui ne font rien et ne sont bons qu’à lui demander la becquée ; ce n’est pas sur eux qu’il peut compter : il lui faut nourrir treize esclaves. Après avoir apitoyé ses clientes, notre homme cherche à les éblouir. Il fait passer devant elles tout ce qui se trouve dans la boutique, et tandis que son fidèle apprenti, Pistos, est en train de tout déballer, Kerdon énumère avec volubilité toutes les formes de chaussures qu’il a en magasin : la liste en est longue, il y en a dix-sept ou dix-huit. Rien n’est plus curieusement observé que les scènes de marchandage qui suivent : Kerdon, qui veut tirer bon prix de son travail, a recours à toutes les ruses, à toutes les roueries du métier : il veut que sa cliente fixe le prix elle-même, mais il a soin d’ajouter qu’il ne faut pas lésiner pour avoir un vrai travail d’ouvrier, il fait son grand serment qu’il gagne à peine sa pauvre vie, il jure par son foyer domestique et, ce qui est plus comique, par son pauvre chef dénudé. Du reste il ne démord pas du prix qu’il a fixé : c’est seulement quand ses clientes font mine de partir sans rien acheter qu’il se décide à faire un rabais ; c’est, dit-il, pour l’amour de Métro qu’il s’y résigne. L’affaire n’est pourtant pas aussi mauvaise qu’il le dit, car il semble dès lors en belle humeur : il est en veine de galanterie et décoche force compliments à l’une des femmes. Puis il essaie des chaussures aux amies de Métro, mais un incident vient troubler la scène : une cliente moqueuse, dont il a déjà parlé, s’arrête à la porte de la boutique et le nargue avec de grands éclats de rire. Elle veut pourtant acheter des sandales, mais notre homme, indigné, jure de lui faire payer cher la marchandise. Sa colère se calme aussitôt et les femmes se retirent. La journée a été bonne pour maître Kerdon : l’obligeante Métro reviendra dans huit jours chercher un beau travail pour récompense.

Ce personnage de Kerdon est certainement un des plus vivants que le poète ait mis en scène : ses gestes, son bavardage, ses changements de physionomie, ses mines pitoyables, ses doléances, son entêtement et sa cupidité, tout est d’une exactitude frappante : on sent que l’auteur a dû souvent, comme notre Molière, s’arrêter devant les boutiques et regarder curieusement ces scènes familières. Quoique l’observation y soit plus plaisante que profonde, elles ont, comme les études de caractères, le privilège de ne pas vieillir. Elles semblent toujours prises dans la réalité contemporaine. L’art d’Hérondas consiste à combiner les traits particuliers et les traits généraux de telle sorte que ses personnages soient à la fois des individus et des types. Nous savons que les Doriens faisaient volontiers la caricature du cordonnier grippe-sou. Le nom même de Kerdon se trouve souvent chez les Latins, et Martial le fait porter par un cordonnier enrichi. On peut se demander si ce n’est pas le héros de notre mime que nous retrouvons à Rome, où Cn. Mattius lui aurait donné droit de cité. Le personnage était assez vivement représenté pour fixer un type classique et pour rester définitif.

Le Πορνοβοσκός nous offre un type nouveau pour nous dans la littérature grecque, mais que les comiques latins nous ont rendu familier : Battaros est ce qu’en langage honnête on appelle un « marchand d’esclaves ». Il habite Cos, en qualité d’étranger domicilié. Il demande justice contre un certain Thalès qui est venu de nuit forcer la porte de sa maison, le rouer de coups de poing et traîner par les cheveux une de ses pensionnaires qu’il voulait enlever. Hérondas nous présente son personnage d’une façon fort ingénieuse. Battaros est censé se plaindre aux juges et prononce un vrai plaidoyer. Il semble qu’ici même nous puissions retrouver l’influence d’Hipponax : on sait que ce dernier passe pour l’inventeur de la parodie, et que nous avons de lui le commencement d’une épopée grotesque dont le héros est une sorte de Gargantua. L’auteur des mimes se rappelle peut-être ces poèmes bouffons quand il fait parler Battaros. C’est d’un bout à l’autre une parodie des plaidoyers que composaient autrefois les logographes d’Athènes. Tous leurs procédés, tous leurs artifices s’y retrouvent. On croit même, à certains moments, reconnaître des imitations de la Midienne qui font une étrange figure dans le plaidoyer du « Leno ». Ce qui domine ce discours bouffon, c’est, chose plaisante, la grande idée de Justice : le riche et le pauvre ont les mêmes droits, le juge ne doit tenir compte ni de la naissance ni de la réputation, il ne doit penser qu’aux « Lois ». Les premiers citoyens de la ville sont pleins de respect pour elles, tous les autres doivent suivre leur exemple. Au reste, c’est par le grand législateur Chairondas que ces lois ont été édictées, et l’orateur fait observer ironiquement à Thalès que celui-là savait comment une cité s’administre. Battaros possède aussi l’art de grandir sa cause : il montre aux juges qu’il ne s’agit pas seulement d’un cas particulier et d’un seul homme, mais de tous les métèques et de la cité tout entière. Si le crime de Thalès reste impuni, c’en est fait de la sécurité de la ville et de cette liberté dont Cos est si fière. Après ces tirades éloquentes sur l’intérêt public et sur la sainteté des lois, Battaros, à l’exemple des orateurs attiques, fait des retours offensifs contre son adversaire, il attaque la vie privée du bandit qui vit sous un nom d’emprunt. Ce prétendu Thalès est Phrygien, et son vrai nom est Artimmès : « Il devrait donc savoir le peu qu’il est, songer de quelle boue il est pétri, et vivre comme moi dans la crainte des hommes du peuple, même des plus humbles ». Notre grand orateur s’avise enfin d’un procédé qui a réussi quelquefois auprès des juges : il fait paraître Myrtalé, la victime de Thalès, il veut qu’elle se montre devant eux dans l’état pitoyable où le Phrygien l’a mise ; la pauvre fille n’a, paraît-il, plus un cheveu, depuis la scène de violence. Myrtalé n’ose avancer : la vue de ce tribunal et cette foule qui l’entoure l’intimident sans doute ; mais Battaros l’encourage, il l’engage à voir dans les juges « des pères ou des frères ». C’est là sans aucun doute le mot le plus réussi de tout le morceau. Il n’est pas seulement plaisant par son impudence naïve, il nous évoque toute une scène : Battaros se tournant vers Myrtalé d’un air attendri, tandis que la physionomie des juges témoigne assez de leurs sentiments sur cette flatteuse parenté.

À ce discours si plein d’éloquence il fallait une digne péroraison. Le proxénète termine son plaidoyer en invoquant les noms les plus vénérés dans le pays, Cos, Mérops, Thessalos, Asklépios, Héraklès. Il laisse entendre aux juges que la gloire du pays dépend de leur sentence, et ne fait qu’un avec la cause de Battaros. On voit que l’auteur, qui prête à son personnage un imperturbable sérieux, a écrit peu de mimes plus plaisants. Son discours-parodie est plein de verve et d’esprit ; le style va tour à tour de la plus haute éloquence à la plus basse trivialité : Battaros ramasse des proverbes dans le ruisseau et des tirades pathétiques chez Démosthène. Le ton reste toujours digne et fier : il descend un moment jusqu’à la bonhomie, mais jamais jusqu’à l’humilité. L’orateur a la conscience de porter un nom sans tache, illustré par son aïeul Sisymbros et son père Sisymbriskos, qui faisaient le même métier que lui ; de là sa dignité devant les juges, et son mépris pour le Phrygien. Tous ces traits réunis, son impudence, sa grossièreté, sa bassesse, son amour du lucre, en font le type accompli du proxénète. Ses confrères de la comédie latine pâlissent auprès de lui ; le Sannion des Adelphes a souffert même mésaventure, on l’a chassé de sa maison, on l’a roué de coups, on a enlevé une de ses esclaves, mais il a beau se traiter lui-même de fléau public, il se résigne pourtant à être battu et volé. Le Ballion de Plaute a plus de morgue et d’effronterie et se rapproche davantage de Battaros ; mais il passe de la plus grande insolence à la dernière humilité, c’est un despote au début de la pièce, c’est à la fin un esclave soumis qui se jette aux genoux de Pseudolus. Battaros est plus majestueux : sans doute il consent à subir la torture pourvu que Thalès dépose à l’avance une certaine somme, mais sa dignité n’en est pas altérée : il rappelle le capitan de la farce qui fait le fanfaron et demande l’aumône.

Tels sont, brièvement analysés, ces sept petits tableaux qui nous présentent une galerie de personnages fidèlement observés et très vivants. Le style est bien celui qui convient à ces sortes de poèmes : ses plus grandes qualités sont le naturel et la souplesse, il est tout semé d’expressions populaires, de proverbes, de comparaisons familières. Il est souvent trivial et grossier de parti pris et n’use guère de la périphrase ; c’est bien le vêtement de la pensée, mais un vêtement si transparent et si léger qu’il la laisse voir dans son naturel et souvent dans son impudeur. Nous sommes loin de la poésie harmonieuse de Théocrite : les vers d’Hérondas n’ont de poétique que leur mesure. On pourrait leur appliquer justement ce qu’Horace dit de la comédie et de ses propres vers :

 nisi quod pede certo
Differt sermoni, sermo merus.

Les mimiambes ont en effet toutes les qualités d’une excellente prose familière, on n’y sent jamais la recherche ni l’effort, ils sont écrits de verve et rappellent les senaires de Plaute : ce sont de bons vers de comédie.

Le style d’Hérondas mériterait une étude approfondie ; on pourrait y rechercher l’imitation de ses modèles, faire plus d’un rapprochement instructif avec certains fragments d’Hipponax, d’Épicharme et de Sophron, avec des passages de Théocrite ou de Callimaque. Le travail ne serait toutefois ni sans difficulté, ni sans dangers : on ne pourrait conclure de certaines rencontres qu’il y a imitation de la part d’Hérondas : les mêmes idées veulent être exprimées avec les mêmes mots, et certaines ressemblances, si frappantes qu’elles soient, peuvent être toutes fortuites. Elles viennent le plus souvent de ce que les auteurs puisent à la même source, le langage populaire. Le petit nombre des fragments conservés rendrait l’étude encore plus difficile ; nous n’avons de la plupart de ces écrivains que quelques vers souvent mutilés, et si nous possédons les hymnes et les épigrammes de Callimaque, il nous manque précisément les ouvrages qui pourraient nous fournir le plus de rapprochements, ses poésies iambiques et choliambiques. Le parti le plus prudent serait d’étudier le style d’Hérondas en lui-même, de voir comment il reproduit l’énergie du parler populaire, quelle allure nette et franche il donne à sa phrase, avec quel art il sait frapper des vers pleins et solides qui rendent le son clair d’un métal pur.

VI

Les mimes d’Hérondas ont tous les caractères de l’art alexandrin : cette comédie en miniature souvent très voisine, nous l’avons vu, des idylles de Théocrite, porte bien la marque d’une époque où l’hymne et l’épopée elles-mêmes perdent leur grandeur et leur enthousiasme pour devenir des genres mièvres et coquets. La poésie s’intéresse aux humbles et à la réalité commune. Le goût des scènes familières se montre dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes et dans les Hymnes de Callimaque ; à plus forte raison le trouverait-on dans l’Hékalé si le poème nous était parvenu plus complet. Les Alexandrins s’arrêtent si complaisamment devant ces tableaux de genre, que leur poème perd souvent son unité de ton. Nous en voyons un exemple frappant dans un hymne de Callimaque : Artémis va dans l’île des Cyclopes demander à Héphaistos un carquois et des flèches. Les nymphes prennent peur à la vue de ces monstres, et le poète nous décrit d’abord avec un grand bonheur d’expressions le travail des puissants forgerons. Les vers ont une grandeur véritable : « L’Etna retentissait ; elle retentissait aussi, la Trinacrie, demeure des Sicanes, et l’Italie voisine retentissait, et la Corse faisait entendre un grand cri quand ceux-ci, soulevant leurs marteaux par-dessus leurs épaules, frappaient avec de grands efforts l’airain ou le fer incandescent sorti de la fournaise[13] ». C’est bien là le ton de l’épopée, mais le poète ne le soutient pas longtemps, il le quitte brusquement pour nous peindre la vie des Olympiens par son côté bourgeois. Ces Cyclopes sont des Croquemitaines que les filles des dieux, n’étant déjà plus toutes petites, ne peuvent voir sans frissonner[14]… « Quand l’une d’elles a désobéi, sa mère appelle les Cyclopes pour la punir. Argès, Stéropès ! s’écrie-t-elle : alors du fond du palais apparaît Hermès, tout barbouillé de cendre noire. Et la petite fille, épouvantée, se cache dans le sein de sa mère en mettant sa main sur ses yeux. » Il est piquant de voir Callimaque réduire la vie de l’Olympe à de telles proportions. Il fallait que ce goût du détail familier fût cher aux poètes alexandrins pour qu’il se trahit dans un genre aussi relevé. Il trouvait mieux à s’exercer dans l’Hékalé. On sait quel était le sujet de ce poème : Naeke et Schneider ont pu le reconstituer d’après les fragments qui nous restent. Thésée, avant d’aller combattre le taureau de Marathon, s’arrête chez une vieille femme, il partage son frugal repas et passe la nuit sous son toit ; le lendemain, il affronte le monstre et le tue ; mais au retour il apprend la mort de la pauvre femme. On voit tout le parti qu’un poète épris d’art réaliste pouvait tirer d’un pareil sujet. Les deux personnages formaient un contraste frappant : l’humble chaumière, la conversation devant l’âtre où flambait un feu de bois sec, le repas composé d’olives, d’herbes et de farine d’orge bouillie formaient une scène familière aussi simple que saisissante. L’héroïne du poème devait parler le langage du peuple : nous en avons la preuve dans un des fragments conservés où elle jure « par sa peau ridée ». Enfin le poète se laissait aller sans doute à son goût de la description et ne devait omettre aucun détail pittoresque. La perte de l’ouvrage est donc des plus regrettables, nous y trouverions un exemple frappant de cet art alexandrin qui manque de noblesse dans les plus grands sujets et de simplicité dans les plus humbles. Encore ce poème de l’Hékalé n’était-il qu’une épopée en miniature, ἐπύλλιον ; les mêmes scènes bourgeoises ou familières se retrouvent dans le grand ouvrage d’Apollonios. Au troisième chant des Argonautiques, Héra et Athéné vont demander à Kypris de rendre Médée amoureuse de Jason. La déesse, qui doit avoir recours à son fils Éros, avoue, non sans quelque honte, qu’elle n’a pas grand pouvoir sur lui ; elle se plaint de son espièglerie, de son caractère mutin. Les détails sont d’autant plus piquants que nous sommes chez les Immortels : on serait tenté de l’oublier. Kypris pense toutefois que son fils ne voudra pas désobéir à deux puissantes déesses : « car pour moi, dit-elle, il n’a point de respect : le fripon me désobéit sans cesse[15] ». Dans sa colère, elle l’a menacé de briser son arc et ses flèches, et l’enfant terrible l’a menacée à son tour. Les déesses se regardent en souriant, Kypris reprend avec tristesse : « Oui, mes ennuis font rire les autres, aussi dois-je me garder de les dire à tout venant, c’est assez de les connaître moi-même[16] ». Héra lui prend alors la main et la console : « Ne te fais pas de chagrin, lui dit-elle, ne t’irrite pas contre ton enfant, tu verras qu’il se corrigera plus tard[17] ». À cette scène familière, traitée avec art, mais que nous sommes surpris de trouver dans une épopée, succède un autre tableau de genre non moins gracieux. Kypris, qui s’est mise à la recherche d’Éros, le trouve en compagnie de Ganymède, en train de jouer aux osselets : « Il tenait contre son sein la paume de sa main gauche toute pleine, il était debout, une douce rougeur empourprait ses joues ; près de lui, Ganymède, assis sur ses genoux, restait silencieux, les yeux baissés ; il n’avait plus que deux osselets, ayant sans réflexion jeté les autres tour à tour : le rire d’Éros le courrouçait[18]. » Ces deux morceaux ne ressemblent guère, on le voit, à des fragments d’épopée ; le premier pourrait passer pour un véritable mime : Métrotimé se plaignant de Kottalos est une variante réaliste et vulgaire des doléances de Kypris.

On a dit avec raison que « les Alexandrins ont cherché et trouvé quelques-unes des voies nouvelles où devait entrer, après eux, la poésie moderne[19] ». On ne peut s’empêcher en effet, quand on lit les mimes d’Hérondas, de penser à plusieurs de nos poètes contemporains qui prennent leurs sujets dans la vie et les mœurs populaires. Ils cherchent la poésie du prosaïque et s’arrêtent volontiers devant les spectacles que le profane dédaigne. L’auteur des Humbles nous dit très simplement qu’aux plus beaux sites alpestres il préfère les paysages de banlieue, et nous l’en croyons sur parole. La sortie d’un atelier, des bourgeois prenant leurs ébats le dimanche, une noce d’ouvriers, des lutteurs forains, un bateau-mouche et ses passagers, lui paraissent autant de spectacles dignes de fixer l’attention d’un poète ; il s’arrête même volontiers devant un vieux soulier, qui n’est pas celui de Corneille, et ce spectacle, vulgaire en apparence, renferme pour lui autant de philosophie que l’histoire ou la Bible pour Alfred de Vigny. L’illusion n’est que là. Les poètes qui nous montrent des scènes populaires attribuent la valeur de leurs ouvrages moins à l’exactitude et à la fidélité des peintures qu’à l’idée qu’ils y croient renfermée. Ils ressemblent tous au peintre Vincent, qui s’indigne de voir louer dans ses tableaux « des pieds, des mains, de vils contours[20] », tandis que sa pensée philosophique passe inaperçue. Les poètes alexandrins, avec autant de souci de la forme et de raffinement dans l’expression, ont été plus strictement fidèles à la théorie de l’art pour l’art. Ils n’ont d’autre dessein que de copier la nature ; le réalisme est l’objet particulier de leurs scènes familières. Il est donc important de noter que la ressemblance signalée est moins dans la conception de la poésie que dans le choix des sujets. Elle est surtout dans cette recherche constante du détail pittoresque, du signe particulier qui évoque dans notre imagination tout un personnage ou toute une scène. Et ce n’est pas là, comme on pourrait le croire, l’indice d’un genre inférieur : le geste trahit le sentiment et laisse deviner l’âme. Il est à peu près impossible de faire des tableaux de mœurs sans rien laisser voir des caractères : de là vient que l’auteur des mimes ne nous montre pas seulement le ridicule extérieur ; son observation va plus loin, et tel de ses personnages, Bitinna, par exemple, représente bien la passion dans ses inconséquences, dans ses alternatives de violence et de faiblesse.

Mais ce qui distingue nettement Hérondas de nos poètes contemporains, c’est l’impersonnalité de son art. Il nous montre sans doute le peuple, mais il le fait avec une indifférence absolue, sans laisser voir le moindre intérêt pour ses héros. Il ne dirait jamais :

Les humbles, les vaincus résignés de la vie,
Restent mes préférés toujours[21].

Il ne témoignerait pas non plus à un petit-fils de Battaros la même admiration attendrie qu’un autre de nos poètes contemporains. Il se cache derrière ses personnages, et l’on ne peut objecter que le mime est un drame en raccourci, car il est fort rare de voir même un ouvrage dramatique dont l’auteur soit tout à fait absent. À peine peut-on dans certains passages des mimes reconnaître l’humour et l’esprit du poète lui-même ; il sait toujours, avec un art parfait, se mettre à la mesure de ses personnages, reproduire leur ton et leur allure : il n’a pour eux ni pitié, ni dédain, il ne voit en eux qu’une matière d’art.

Si l’on cherchait encore des points de comparaison dans l’art moderne, on serait naturellement amené à rapprocher les mimes de certains tableaux hollandais. Les sujets, pris dans la vie familière, sont souvent identiques. Un tableau de Miéris, qui se trouve à la galerie de Dresde, nous représente assez exactement le sujet du premier mime. Le titre est la Diseuse de bonne aventure, mais il s’agit plutôt d’un message d’amour semblable à celui que Gullis apporte à Métriché. Une jeune femme écoute d’un air nonchalant les propositions d’une vieille : celle-ci paraît compter sur ses doigts les avantages positifs de ce qu’elle offre. Dans le fond, une inscription latine où se trouve le mot AMOR ne laisse aucun doute sur le vrai sujet du tableau. Une gravure célèbre de Corneille Dusart, élève de Van Ostade, peut être rapprochée du septième mime d’Hérondas : elle a pour titre le Cordonnier renommé, et représente l’ouvrier en train d’essayer des chaussures à une paysanne. On peut enfin signaler le Magister hollandais de Terburg, et un célèbre tableau du Louvre, le Maître d’école de Van Ostade, qui rappellent le troisième mime, quoique la scène de correction en soit absente. Et ce n’est pas seulement le choix des sujets qui nous fait rapprocher les mimes d’Hérondas de certains tableaux hollandais : de part et d’autre se retrouvent la même fidélité d’observation et le même réalisme, avec le même souci de la forme.


  1. Ep. IV, 33.
  2. Ellis, Classical Review, V, 457, « On the Epoch of Herondas ».
  3. Demetr., de Elocutione, 128.
  4. Hypoth., Th. 15 : παρέπλασε δὲ τὸ ποιημάτιον ἐκ τῶν παρὰ Σώφρονι θεωμένων τὰ Ἴσθμια.
  5. Cf. Chorikios, Apologie des Mimes, publiée par Ch. Graux, Revue de philologie, t. I, p. 209, année 1877.
  6. Ταὶ γυναῖκες αἳ τὰν θεὸν φαντὶ ἐξελᾶν.
  7. Chant d’exhortation à une vierge.
  8. Suidas, s. v. Ῥηγίνους τοὺς δειλούς.
  9. Théocrite, II, vers 106-110.
  10. Théocrite, II, vers 114-122.
  11. Bergk, fragment 19.
  12. Ibid., fragment 20.
  13. Callimaque, hymne III, vers 57 à 61.
  14. Ibid., vers 64 et suivants.
  15. Argonautiques, III, vers 93-94.
  16. Ibid., vers 102-103.
  17. Ibid., vers 109-110.
  18. Argonautiques, II, vers 120-125.
  19. A. Couat, Poésie alexandrine, 1re éd., p. 517.
  20. A. de Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet.
  21. Fr. Coppée, Contes en vers, V.