Mille et un jours en prison à Berlin/29

L’Éclaireur Enr (p. 185-193).

Chapitre XXVIII


en pensant à l’allemagne


Durant mon séjour de sept semaines dans ce charmant et plantureux petit pays qui s’appelle la Hollande, au cours de promenades nombreuses que j’ai faites à travers la campagne, et dans les bois et les parcs, combien de fois ma pensée ne s’est-elle pas d’elle-même reportée vers cette prison où je venais de passer trois longues années. Comme en un songe fugace, je voyais sans cesse se présenter à mon esprit des bribes de conversations depuis longtemps oubliées, des incidents et des petits faits négligeables que je croyais pour toujours ensevelis dans les recoins les plus sombres de ma mémoire.

J’ai parlé un peu plus haut de l’officier Block, dont j’ai hautement prisé les procédés courtois à mon égard, en certaines occasions. Il ne faudrait pas s’imaginer, toutefois, que chez lui le Prussien était complètement éteint, c’est-à-dire l’officier prussien, un des membres de cette caste militaire, autocratique et intransigeante.

En 1917, on se le rappelle, le kaiser ayant lancé une proclamation annonçant la réforme des institutions parlementaires de la Prusse, et en particulier l’uniformité de la franchise électorale pour tous les citoyens. La crainte du peuple est le commencement de la sagesse.

En Prusse, les représentants du peuple sont élus par trois classes d’électeurs, et lors des dernières élections, bien que les démocrates socialistes eussent enregistré un nombre de votes suffisant pour leur donner une représentation d’environ un tiers de la diète prussienne, ils ne comptaient que quelques rares députés.

Le gouvernement de Prusse, pour donner suite à l’édit impérial, avait présenté un projet de loi accordant la franchise électorale aux classes populaires qui en avaient toujours été privées. La majorité du parlement prussien refusa d’adopter cette mesure. Il y eut à ce sujet, une polémique violente dans la presse allemande.

Il y a, en Allemagne, plusieurs journaux à grande circulation que l’on pourrait appeler libéraux, c’est-à-dire favorisant l’établissement d’un gouvernement réellement responsable, non seulement pour l’empire d’Allemagne, mais également pour la Prusse, et qui luttent chaque jour contre les tendances pangermanistes de cette bureaucratie militarisée qui contrôla tout en Allemagne jusqu’au jour de la débâcle. Je pourais citer en particulier le Frankfurter Zeitung, le Berliner Tageblatt, et le Vossiche Zeitung, pour ne pas mentionner les journaux socialistes comme le Volkszeitung et le Vorwearts.

Nous recevions, à la prison, tous les journaux allemands. J’étais abonné au Berliner Tageblatt et ce journal était toujours sur ma table. J’avais beaucoup d’admiration pour un publiciste dont le nom est bien connu en Allemagne et en France, M. Théodore Wolff. Il avait tant de fois, au cours de ses fins articles, dit son fait à l’autocratie allemande, qu’il était devenu parmi nous, prisonniers, extrêmement populaire. C’était au point que nous nous attendions, un jour ou l’autre, le voir arriver parmi nous. Nous lui eussions fait une réception !…

L’officier Block, lorsqu’il faisait sa visite, ne manquait jamais de remarquer le Tageblatt toujours sur ma table ; cela servait de prétexte, entre lui et moi, à un échange de vues et d’opinions sur la situation politique en général et particulièrement sur les projets de réforme électorale en Prusse, très commentés à cette époque.

Comme il a été dit plus haut, la diète de Prusse venait de refuser d’adopter ce projet de réforme. L’officier fit irruption, ce jour-là, dans ma cellule, la figure toute illuminée. Il se gaudissait : il n’avait pas de phrases assez ronflantes pour exprimer sa satisfaction au sujet de ce qui venait d’arriver. La Prusse allait conserver son ancien système, disait-il, le système autocratique qui lui avait valu la prospérité et la grandeur.

Nous, sujets anglais habitant la libre Amérique, dont les ancêtres ont lutté plus d’un demi-siècle contre les coteries administratives de toute espèce, qui nous efforçons aujourd’hui de pratiquer le système représentatif anglais sous sa forme la plus largement démocratique, il nous est difficile de concevoir l’abdication volontaire de toute participation dans l’administration des affaires publiques, par un citoyen de l’importance de l’officier Block.

Voici un professeur, homme de 35 à 40 ans, qui nous confessait n’avoir jamais enregistré un vote, — il s’en glorifiait même, — et lorsque je lui exprimais ma profonde surprise, et que je lui demandais quels pouvaient être les motifs de son abstention, il me faisait, naïvement mais sincèrement, cette réponse renversante : — « N’avons-nous pas notre kaiser, qui est en même temps roi de Prusse, pour gouverner efficacement le pays ? »

Un autre trait qui peint bien l’état d’âme d’un officier prussien. C’était à l’époque où la mort de Lord Kitchener, noyé dans la mer d’Écosse, couvrit d’un voile de deuil toute l’Angleterre. Cette nouvelle, comme toutes les mauvaises nouvelles, me fut apportée par notre officier avec beaucoup d’empressement. On s’étonnera assurément, comme nous nous sommes tous étonnés à la prison, de ce manque de tact.

— « Kitchener, dit-il, est noyé !!! »…

Cette nouvelle foudroyante m’arracha une expression de regret :

— « C’est regrettable », dis-je…

L’officier se redresse, un éclair traverse son regard, et il me dit :

— « Nicht fur uns. » — (Pas pour nous.) — « Nicht fur uns. »  

— « Je désirerais seulement vous faire remarquer qu’il est déplorable qu’un militaire de la valeur de Lord Kitchener, au lieu de trouver une mort glorieuse sur le champ de bataille, ait péri de cette manière. »

— « Nicht fur uns ! Nicht fur uns !! » répétait le Prussien.

Des mois et des mois s’écoulèrent. L’officier avait évidemment oublié ce colloque qui avait eu lieu entre nous au sujet de la mort de Lord Kitchener. Or il arriva à ma cellule un bon matin avec une figure où la tristesse était empreinte :

— « Savez-vous la lugubre nouvelle ?… Richthofen est tombé ! »

Richthofen, on s’en rappelle, était le fameux aviateur qui en était arrivé, — au compte de l’Allemagne du moins, — à sa 75ième victoire aérienne.

— « Oui, Richthofen est tombé ! N’est-ce pas regrettable ? »

Je n’hésitai pas un instant, et je lui rétorquai :

— « Nicht fur uns ! »

— « Comment pouvez-vous dire cela ?… Un tel héros qui disparaît !… N’est-ce pas déplorable ? »…

— « Nicht fur uns »… fut encore ma réponse.

Je ne savais trop quelle impression produirait chez mon interlocuteur cette franchise avec laquelle j’exprimais mon opinion.

— « Pourquoi parlez-vous ainsi ? »  …

— « Mais, je n’ai fait que marcher sur vos traces. Lorsque j’exprimai, un jour, mes regrets au sujet de la mort peu glorieuse de Lord Kitchener, qui eût certes mérité beaucoup mieux, vous m’avez répondu en vous servant de ces mêmes mots : « Nicht fur uns !  » Aujourd’hui Richthofen est tombé, mais il est tombé dans l’arène où son génie lui avait fait un nom immortel. Il est sans doute regrettable pour l’Allemagne, je le conçois, qu’elle soit désormais privée de ses précieux services, mais vous ne pouvez pas vous attendre que les sujets des pays en guerre avec elle expriment leurs regrets au sujet de sa disparition. »

J’ignore dans quelle mesure mon officier apprécia la correction de mon attitude et la justesse de mes remarques, mais à l’instant même il me quitta… à la prussienne.

J’eus, un jour, une discussion assez vive avec le capitaine Wolff, de la Kommandantur de Berlin. Cet officier était conseiller judiciaire de guerre, et occupait, à la Kommandantur, une position très haute et de beaucoup de responsabilité. Il était investi de pouvoirs considérables, et personne ne le sait mieux que ceux qui, contre leur gré, et malgré leurs protestations, furent détenus pendant des mois et des années à la prison de la rue Dirksen.

Il visitait la prison ce jour-là, et il avait daigné m’entendre. C’est une façon de dire qu’il condescendait à répondre personnellement aux innombrables requêtes que j’avais adressées aux autorités depuis quelques mois. Périodiquement, j’entreprenais contre ces autorités ce que l’on pourrait appeler une offensive de liberté. Cette fois, je soumettais au capitaine Wolff, — parlant à sa personne, — que j’avais été arrêté en pays neutre, c’est-à-dire en Belgique ; qu’aucun sujet étranger n’aurait dû être fait prisonnier en ce pays, du moins avant que les autorités militaires n’eussent donné à ces sujets étrangers l’occasion de sortir du territoire.

— « Mais la Belgique n’est pas, et n’était pas un pays neutre. »

— « Je ne vous entends pas », lui dis-je.

— « La Belgique était devenue l’alliée de l’Angleterre contre l’Allemagne. »

— « Je vous entends encore moins. »

— « N’avez-vous pas lu les documents qui ont été extraits des archives de Bruxelles, documents officiels qui sont une confirmation irréfutable de ma prétention ? »

En effet, la Gazette de l’Allemagne du Nord, journal semi-officiel, avait publié, au cours de l’hiver 1914-1915, une série de documents que l’on disait avoir été trouvés dans les archives de Bruxelles. Ces documents, qui ont dû être publiés dans tous les pays alliés, établissaient qu’une certaine convention avait eu lieu entre un attaché militaire anglais et un officier belge, au sujet d’un débarquement éventuel de troupes anglaises à Ostende.

J’avais pris connaissance de tous ces documents, et j’avais aussi remarqué, en marge de l’un d’eux, une note écrite par l’expert militaire belge, et ainsi conçue : — « L’entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu’après la violation de notre neutralité par l’Allemagne. »   Cette note enlevait au document tout entier son caractère d’hostilité envers l’Allemagne.

Après la publication de ces documents, des commentaires de source officielle avaient été publiés dans les journaux, et l’on disait entre autres choses que ces pièces, découvertes dans les archives belges, étaient connues des autorités compétentes en Allemagne, avant la déclaration de la guerre.

Je posai donc à M. Wolff la question suivante :

— « N’est-il pas vrai que tous ces documents auxquels vous faites allusion étaient connus des autorités compétentes en Allemagne, avant la guerre ? »  …

— « Oui », dit-il.

— « Alors, comment se fait-il que le chancelier impérial, M. Von Bethman-Hollweg, ait pu faire, le 4 août 1914, la déclaration suivante au Reichstag :


LA DIGUE À MIDDELKERKE
La croix indique la Villa Cogels, maintenant détruite, où demeuraient M. et Mme  Béland

« Les troupes allemandes, au moment où je porte la parole devant vous, ont peut-être franchi la frontière de Belgique et envahi son territoire. Il faut le reconnaître, c’est là une violation du droit des gens et des traités internationaux. Mais l’Allemagne se propose et prend l’engagement de réparer tous les dommages causés à la Belgique aussitôt que les projets militaires qu’elle a en vue auront été réalisés. »

On ne se fait pas d’idée de l’embarras où se trouva cet officier. Il essaya de balbutier quelques mots en guise d’explications : — « Il y a aussi, dit-il, que la Belgique a péremptoirement, refusé de nous laisser passer. » Les termes et le ton de cette explication indiquaient suffisamment que le capitaine Wolff capitulait.

On a beaucoup critiqué, dans les journaux pangermanistes surtout, cette attitude de Bethman-Hollweg au Reichstag. On disait qu’une telle déclaration était suffisante pour justifier sa destitution dès le lendemain.