Mille et un jours en prison à Berlin/21

L’Éclaireur Enr (p. 123-ill).

Chapitre XX


maclinks et kirkpatrick


Ces deux noms de prisonniers rappellent à mon esprit un des épisodes les plus tragiques de ma vie de prisonnier. Maclinks était déjà à la Stadvogtei quand j’y arrivai, en juin 1915. La porte de sa cellule indiquait qu’il était sujet britannique. Il parlait parfaitement l’anglais. Il prétendait avoir habité Vienne pendant de longues années à titre de correspondant du London Times.

Selon toutes les apparences, Maclinks était un loyal sujet britannique. Il était très bien vu dans les cercles anglais. Il recevait beaucoup d’Anglais dans sa cellule et allait leur rendre visite à son tour. Il ne manquait certainement pas de talent et d’intelligence.

Vers la fin de 1915, arrivait à la prison un jeune homme également de nationalité anglaise et nommé Russell. Russell avait été arrêté à Bruxelles où il habitait. Dès son entrée en prison, il se lia d’amitié avec Maclinks. Ils étaient presque toujours ensemble. Un bon jour, ou plutôt un mauvais jour, on vînt prévenir Russell qu’il devait partir immédiatement pour une destination inconnue. On ne lui permit pas de mettre ordre dans ses papiers, il devait prendre son pardessus et sa casquette et suivre le sous-officier qui l’attendait à la porte. Il nous est enlevé dans l’espace d’une minute. Cet incident créa une vive sensation au milieu de nous tous. De quoi pouvait-il s’agir ?… Pour quelles raisons venait-on ainsi chercher Russell, et sans aucun avis préalable ?… Ce qui augmentait encore nos appréhensions, c’est qu’au bas du dernier escalier on avait remarqué deux sentinelles armées, avec casques à pointe, qui s’étaient emparé de lui et l’avaient conduit hors de la prison.

Ce même jour, le capitaine Wolff, un des officiers de la Kommandantur, était venu à la prison et l’on savait que Maclinks avait eu une entrevue avec lui. Nos soupçons se portèrent unanimement sur Maclinks. Pourquoi ? Pour une infinité de raisons qu’il serait trop long d’énumérer ici. Tous les Anglais cessèrent leurs rapports avec lui. M. Kirkpatrick fut le seul d’entre nous qui continua à lui adresser quelques rares paroles.

Croyant peut-être que Kirkpatrick demeurerait toujours son ami malgré tout, Maclinks lui fit, quelques jours plus tard, une confession : il lui montra une lettre qui n’était que la copie de celle qu’il disait avoir adressée aux autorités militaires. Kirkpatrick prit connaissance de cette lettre, et, monstrueuse réalité, c’était, une dénonciation formelle de Russell : il y était dit que Russell avait servi, en Belgique, comme espion aux gages du gouvernement anglais.

Étonnement et indignation de Kirkpatrick. Maclinks, sans attendre les remarques que pouvait lui faire Kirkpatrick, lui expliqua, comme pour se justifier, qu’en sa qualité d’officier de réserve autrichien (!) il ne pouvait se soustraire à son devoir, et que c’était pour obéir à sa conscience qu’il avait dénoncé Russell. On conçoit aisément l’état d’âme dans lequel se trouva M. Kirkpatrick. Il se leva et menaça Maclinks de le frapper s’il ne sortait pas immédiatement de sa cellule.

Cet incident, qui fut connu immédiatement par toute la prison, y créa une atmosphère que je ne saurais décrire. Ce soir-là, tout était lugubre autour de nous : nous ne savions vraiment de quel côté regarder. Il nous semblait que chaque cellule recelait un ennemi. Une pareille affaire ne pouvait-elle arriver, un jour ou l’autre, à chacun de nous ? Le spectre des oubliettes et la perspective d’une exécution sommaire nous hantait horriblement. La position de Maclinks, que nous considérions comme un véritable espion, devint intenable, et il dut demander un changement. Quelques semaines plus tard, il sortait de la prison pour n’y plus revenir.

Il y a ceci de particulier en Allemagne, — terre classique de l’espionnage, — c’est qu’on se défie formidablement de tous ceux qui ont pu, occasionnellement, servir d’espions au service même du pays. Maclinks, il est vrai, sortit de la Stadvogtei, mais des renseignements précis qui nous vinrent du dehors nous apprirent, par la suite, qu’il était loin d’être en liberté. L’officier de réserve autrichien doit être utilisé pour faire le tour des prisons de l’Allemagne.

Quant à Kirkpatrick, le plus âgé de nous tous, il demeura, malgré ses hésitations au sujet de Maclinks, toujours fort respecté et profondément estimé : tous le considéraient comme un sage et un philosophe. Son humour écossais était du meilleur aloi. Nous voyait-il attablés, deux ou trois, avec du bœuf en conserve et du pain devant nous, qu’il s’écriait : — « Je ne puis comprendre en vérité comment il est possible en bonne humanité de se livrer à un tel luxe de table lorsque le pauvre peuple allemand de cette ville est martyrisé par la faim ! Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes ici à purger une sentence mille fois méritée ?… » C’est ce même Kirkpatrick qui, un 31 décembre, alors que nous lui demandions comment il espérait franchir le seuil de la nouvelle année, nous répondit simplement : — « Vous entendrez parler de moi avant demain ! » Que voulait-il dire ? Nous l’ignorions entièrement. Nous n’avons pas été longtemps sans le savoir, car un peu plus tard, à minuit, alors que les cloches de l’église la plus voisine lançaient à tous les échos les douze coups, signal de la nouvelle année, une fenêtre s’ouvrit dans l’obscurité et une voix de stentor entonna le Rule Britannia !!!

La chanson patriotique était à peine terminée qu’une autre fenêtre s’ouvrit, celle du sous-officier de service qui, avec force cris et jurons, commanda de faire silence. Le lendemain, lorsque certains de mes compagnons se présentèrent à ma cellule, je leur posai à chacun la question suivante : — « Est-ce vous qui avez chanté Rule Britannia, la nuit dernière ? » Tous, invariablement, répondaient : — « Non. » Kirkpatrick lui-même fit son apparition vers les 9 heures. Il avait tout-à-fait le même air que de coutume, et il nous fit ses souhaits de bonne année. Faisant allusion à l’incident de la nuit précédente, je lui demandai s’il n’avait pas chanté. Il répondit d’un petit signe de tête négatif, avec un sourire qui en disait fort long sur sa culpabilité. Nous étions justement à dire, entre nous, qu’il serait préférable de faire le silence autour de l’incident, lorsqu’un sous-officier se présente et demande à chacun de nous, à l’exception toutefois de Kirkpatrick, si nous n’étions pas l’auteur de ce qui était arrivé durant la nuit. Chacun en répondant la franche vérité, pouvait nier positivement. On interrogea tous les Anglais, l’un après l’autre, de cellule en cellule. C’était la même réponse partout. Le seul auquel on ne se hasarda pas à poser la question fut Kirkpatrick dont l’apparente gravité ne pouvait prêter aux soupçons. Nous en avons beaucoup ri !




MADAME BÉLAND
Dans la banlieue de Starrenhof, sa résidence de Capellen