Mille et un jours en prison à Berlin/17

L’Éclaireur Enr (p. 89-93).

Chapitre XVI


la vie en prison


La section de la Stadvogtei où j’étais enfermé pouvait donner asile à deux cent cinquante prisonniers, distribués dans environ 150 cellules, dont quelques-unes enfermaient jusqu’à huit prisonniers. Une grande partie de ces cellules ne mesuraient que douze à quinze mètres cubes, les prisonniers qui les occupaient étaient obligés de laisser leur fenêtre ouverte pour se procurer la quantité d’air voulue.

Ainsi qu’il a été dit plus haut, la prison, dans son ensemble, était triangulaire, et à l’intérieur de chacune des sections, — également triangulaires, — se trouvait la cour où les prisonniers avaient accès pendant quelques heures dans l’après-midi. Toutes les cellules avaient une fenêtre s’ouvrant sur cette cour intérieure. Longeant chacun des côtés du triangle, se trouvait un corridor dont les fenêtres ouvertes sur l’extérieur étaient opacifiées de façon à couper le regard. Toutes les fenêtres étaient barrées de fer. L’édifice était à cinq étages dont un rez-de-chaussée. C’est dans ce rez-de-chaussée que se trouvaient les cellules sombres ou cachots. Il y en avait quatorze. Les fenêtres de ces cellules étaient munies en dehors, c’est-à-dire du côté de la cour, de contrevents s’appliquant exactement sur les croisées. On y enfermait les prisonniers, de nationalité anglaise surtout, qui s’étaient échappés de Ruhleben et avaient eu le malheur d’être repris au cours de leur fuite vers la Hollande ou la Suisse.

Une entente avait été conclue entre l’Angleterre et l’Allemagne au sujet de la punition à infliger aux prisonniers civils qui s’échapperaient de leurs camps de détention respectifs. En vertu de cet arrangement, tout prisonnier repris après son évasion devait être détenu au secret pendant deux semaines.

La Kommandantur de Berlin, c’est-à-dire le capitaine Wolf qui semblait en être le grand manitou, avait pris sous son bonnet d’interpréter à sa manière cette clause de l’arrangement. Nous vîmes alors arriver dans la cour une équipe d’ouvriers qui fabriquèrent les dits contrevents… Tous les prisonniers anglais qui s’évadèrent par la suite furent jetés dans un de ces cachots. Pendant les quatre premiers jours ils étaient tenus dans l’obscurité la plus complète et nourris au pain et à l’eau. La cinquième journée, on abaissait quelque peu le contrevent, afin de laisser pénétrer un faible jet de lumière et, en outre du pain, on servait à ces prisonniers les deux soupes réglementaires, et douteuses, dont les autres étaient gratifiés. Les quatre jours d’éclipse totale et de pain sec recommençaient, suivis d’une autre journée de lumière et de soupe. Enfin, quatre autres jours d’obscurité complète terminaient la période totale de quatorze jours. Alors, ces malheureux devenus libres relativement, c’est-à-dire comme nous, avaient la permission de circuler dans les corridors et les cellules des différents étages, avec accès à la cour pendant quelques heures de l’après-midi.

La vie de prison est monotone au suprême degré. Une de nos distractions favorites était le départ et l’arrivée des prisonniers et les potins divers que ce remue-ménage occasionnait. Dix prisonniers, en moyenne, étaient élargis chaque jour, et il en arrivait un nombre à peu près égal pour les remplacer.

Cette section de la Stadvogtei où nous étions confinés était sous la direction suprême de la Kommandantur de Berlin, qui était représentée à la prison elle-même par un officier. Pendant les trois ans de mon incarcération, l’officier représentant la Kommandantur fut toujours le même : l’ober-lieutenant Block. Sous cet officier se trouvait un sergent-major, et sous ce sergent-major, sept sous-officiers, un portier, lui-même sous-officier. Deux sous-officiers se tenaient au bureau, au rez-de-chaussée, et un sous-officier était chargé de la surveillance à chacun des cinq étages. Le sergent-major avait la surveillance générale et faisait son inspection chaque jour. Quant à l’officier Block, sa dignité le retenait au rivage, et ce n’est que deux ou trois fois par semaine qu’il daignait passer à travers les corridors, aux différents étages.

Une manie qui paraît générale chez les officiers et les sous-officiers allemands, c’est de parler très fort, et dans les termes les plus violents, lorsqu’ils s’adressent à leurs subalternes, simples soldats ou prisonniers. Pauvres Polonais ! ce qu’ils en ont enduré de gros mots et d’injures de toutes sortes ! Nos gardes-chiourmes ne laissaient pas passer un seul jour sans faire résonner les échos de la vaste prison de leurs cris et de leurs vociférations.

Je fais mention spéciale des Polonais, parce que c’est la Pologne qui, pendant ces trois années où j’ai été en captivité, a fourni à cette prison de la Stadvogtei le plus grand nombre de ses pensionnaires. Sur 250, il y en avait bien les deux-tiers qui étaient d’origine polonaise. Les autres prisonniers étaient des Anglais, des Français, des Italiens, des Russes, des Portugais, enfin, toutes les nations en guerre avec l’Allemagne y étaient représentées. Nous avons même eu quelques Arabes, des Hindous, des nègres, des Japonais et des Chinois.

Je surprendrai peut-être un peu le lecteur en lui disant que les quatre nations du centre, c’est-à-dire l’Allemagne, l’Autriche, la Bulgarie et la Turquie, étaient constamment représentées à cette prison par quelques-uns de leurs sujets. L’Allemagne, en particulier, en avait toujours cinq ou six, prisonniers politiques pour la plupart, et réputés dangereux pour la sécurité de l’Empire. J’aurai occasion, un peu plus loin, de parler plus particulièrement de deux de ces prisonniers, députés au Reichstag.

Non seulement l’Allemagne et ses alliés, ainsi que les pays ennemis de l’Allemagne étaient représentés à la Stadtvogtei, mais encore, à différentes époques, tous les pays neutres de l’Europe, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Hollande, la Suisse et l’Espagne. Comment cela se fait-il ? me demandera-t-on. Ce n’est pas plus difficile à expliquer que l’internement des sujets allemands eux-mêmes. Un Danois, un Hollandais ou un Suédois, de passage à Berlin, entrait en conversation avec quelques Allemands autour de la table d’un café. S’il avait l’imprudence de critiquer un tant soit peu la politique extérieure de l’Allemagne, ou la conduite des opérations militaires ou navales, son sort était scellé. Il retournait à son hôtel ne craignant nulle chose, et dormait paisiblement, ignorant qu’une épée était suspendue au-dessus de sa tête. À sept heures du matin, le lendemain, un casque à pointe quelconque venait le réveiller, et l’invitait poliment à le suivre jusqu’à la préfecture de police. De là, il passait à la Stadvogtei, le véritable clearing house de l’Allemagne. On laissait ignorer au prisonnier lui-même la cause de son emprisonnement, et ce n’est qu’après des semaines de protestations et à la suite de nombreuses correspondances avec la légation ou l’ambassade de son pays qu’il obtenait d’être soumis à un interrogatoire de la part de ces messieurs de la Kommandantur. Si on décidait en définitive de le relâcher, on venait le prendre à la prison, et il était immédiatement dirigé vers la frontière de son pays, sans qu’il lui fût même permis de passer à son hôtel pour y prendre ses effets.