Mille et un jours en prison à Berlin/16

L’Éclaireur Enr (p. 81-87).

Chapitre XV


la stadvogtei


C’est en face de la Stadvogtei que vient de s’arrêter l’automobile dans laquelle on m’avait fait monter à la gare. C’est une prison bien connue en Allemagne. En temps de paix, elle sert à la détention des prisonniers politiques, et en général de tous ceux qui attendent le moment de comparaître en Cour d’Assises. Située sur la rue Dirksen, à environ 200 verges de la place dite Alexandre, elle est attenante à la préfecture de police. C’est un immense édifice de forme triangulaire dans son ensemble.

C’est là que l’on me prie de descendre. On me fait entrer dans un bureau où se trouvent deux militaires : l’un sergent-major et l’autre sous-officier.

Je dois dire qu’à ce moment-là j’ignorais encore complètement où j’étais, et quel pouvait être le caractère de l’institution où l’on m’avait introduit. J’étais encore sous l’impression que ce pouvait être un hôtel d’un genre particulier, réservé aux prisonniers de passage à Berlin, — les justes récriminations de mon estomac m’obsédaient de plus en plus, — car j’avais toujours à l’esprit la déclaration qui m’avait été faite à Anvers, à savoir que je serais conduit à Ruhleben. Je me berçais de la douce illusion qu’à cet endroit où nous venions d’arriver on me servirait à dîner, et qu’après une honnête sieste nous continuerions notre route jusqu’à ma destination définitive.

En attendant, je promenais mes regards tout autour de ce bureau, et j’examinais tour à tour les deux militaires de service. Mes deux compagnons, le sous-officier et le civil, étaient entrés en conversation avec eux en allemand. Le sous-officier tira de sa poche un papier quelconque, le remit au sergent-major qui, après l’avoir vérifié puis signé, le remit à mon sous-officier qui fit le salut militaire et disparut. Le personnage en civil dont j’ai toujours ignoré le nom, le rang ou la profession, me pressa la main et prit congé de moi, avec civilité et même déférence, pendant que les deux militaires du bureau se tenaient debout dans cette attitude de respect et de crainte qu’ont pu si souvent observer tous ceux qui ont visité l’Allemagne.

Immédiatement après le départ du monsieur en civil, le sous-officier de service m’invita à le suivre. Nous parcourons une longue suite de corridors très sombres, nous grimpons deux escaliers, pour déboucher dans un autre corridor, et pénétrer enfin dans une cellule du second étage, où se trouvaient déjà trois personnes.

De plus en plus ahuri, je me demandais où je pouvais bien entrer. Toutes sortes d’idées me traversèrent rapidement l’esprit, mais aucune d’elles n’eut le temps de s’y fixer définitivement. Les trois personnes au milieu desquelles on m’avait jeté me regardèrent attentivement. Je crus d’abord qu’ils étaient allemands. Je leur adressai la parole en français mais on ne me comprit pas. Alors, je leur parlai anglais et, cette fois, je fus compris. Voyant qu’ils parlaient anglais, je leur fis les questions suivantes :

— « Êtes-vous Anglais ?

— « Oui » répondirent-ils.

— « Et que faites-vous ici ? »

— « Ici, dirent-ils avec un léger sourire, nous sommes en prison. »

— « En prison ! en prison ! » dis-je. « Et moi ? » sur un ton interrogatoire assez prononcé.

— « Et vous, — dirent-ils toujours en souriant, — apparemment, vous êtes également en prison. »

Ces trois Anglais, comme je l’appris aussitôt, étaient M. Robinson, un jockey qui vivait en Allemagne depuis de nombreuses années, et qui parlait parfaitement l’allemand ; M. Aaron, Anglais naturalisé, Sémite d’origine tout probablement, et courtier de profession, né en Autriche, et qui habitait Berlin lors de la déclaration de la guerre. Quant au troisième, M. Stuhr, d’Anvers, — presqu’un compatriote pour moi, — parlait très bien l’allemand, mais assez mal le français et l’anglais. C’était, je crois, un mécanicien.

Mon estomac ne voulant pas abdiquer, je demandai à mes trois nouveaux compagnons de chambre s’il ne me serait pas possible de me procurer à déjeuner, leur expliquant que je n’avais pris aucune nourriture depuis plus de vingt-quatre heures.

— « Bien, me dit Robinson, le pain a été distribué ce matin à huit heures, et il est probable qu’il n’y en aura pas d’autre distribution avant demain matin à la même heure. »

C’était, on l’admettra, assez peu encourageant.

— « Mais enfin, repris-je, on ne m’a assurément pas amené ici, sachant qu’aucune occasion ne me serait donnée de prendre la moindre collation en cours de route, avec l’intention de me laisser mourir de faim. Il doit y avoir moyen de se procurer ici quelque nourriture ! »

Tous trois, en souriant tristement, manifestèrent un doute par leur attitude. Ils me regardèrent, haussèrent les épaules, en me faisant comprendre qu’il était impossible de se procurer quoi que ce soit.

— « Toutefois, dit l’un d’eux, il me reste un morceau de pain de ce matin, je vous le donnerai et Robinson vous fera du café. »

Pour une fois, je me permis de conclure du particulier au général, et je pensai : heureux pays que ceux dont les jockies et les courtiers sémites peuvent se montrer si secourables !… Le petit Robinson, ses manches de chemise retroussées jusqu’aux coudes, tira de sous la table une lampe à alcool, plaça dessus une petite casserole de ferblanc avec de l’eau, et se mit à préparer le café. Nous étions loin du confort des grands hôtels. Enfin, vers 9 heures 30, je prenais mon premier repas en prison : il consistait en une croûte de pain noir avec une tasse de café sans lait ni sucre. Mais j’avais faim, et ce premier morceau de pain de guerre me sembla aussi succulent que la meilleure soupe aux pois au lard salé que j’aie jamais dégustée dans ma bonne province de Québec. Je n’eus que des paroles de gratitude pour remercier comme il le fallait mes nouveaux compagnons d’infortune.

Pendant que j’étais à table, dégustant mon frugal repas, mes yeux se promenaient tout autour de la chambre. C’était bien une cellule de prison : un cachot. Une fenêtre partait du plafond et descendait jusqu’à environ six pieds du plancher. De l’endroit où je me trouvais assis, je pouvais voir, à travers cette fenêtre, un tout petit coin du firmament au-dessus du mur intérieur de la prison. De solides barres de fer fermaient cette unique ouverture par laquelle nous pouvions avoir de l’air et de la lumière. Il y avait, dans cette salle, quatre lits disposés deux à deux, l’un au-dessus de l’autre, la table sur laquelle je prenais mon repas, et quatre petits bancs de bois, sans dossiers ni bras d’appui. Les murs étaient blanchis à la chaux. La porte, toute en fer, était énorme, et il y avait, dans la partie supérieure, une petite ouverture d’environ un pouce de diamètre pour permettre aux gardes de voir à l’intérieur.

L’inspection de la prison se faisait tous les jours vers dix heures. C’était un sergent-major, celui-là même auquel j’avais été remis, à mon arrivée, qui s’amenait à chaque étage, se faisait ouvrir la porte de chacune des cellules par un sous-officier, et promenait un regard scrutateur et hautain sur la cellule et ses occupants.

Personne ne m’avait prévenu qu’une inspection aurait lieu peu de temps après mon arrivée dans la cellule que l’on m’avait assignée : assis à la table, ayant le dos à demi tourné à la porte, absorbé dans un monde de pensées diverses, et distrait par la dégustation de mon pain noir, je n’avais pas entendu ouvrir la porte. Je remarquai que le petit Robinson, s’approchant ou plutôt se glissant près de moi, tirait légèrement ma manche comme pour m’inviter à me lever. Comprenant enfin que quelque chose se passait derrière moi, je me levai et me tournai à demi. Le sergent-major, triple boche, Prussien et demi, se tenait sur le seuil de la porte raide et droit comme un i.

C’était le sergent-major Götte, — un nom et un personnage que je n’oublierai jamais. Quand il vit que tout le monde était debout, il cria d’une voix de stentor : « Guten morgen ! » À mon oreille, cela sonnait plutôt comme une injure que comme un salut matinal.

— « Qu’est-ce qu’il dit ? », demandai-je à M. Aaron, lorsqu’il fut parti.

— « Il nous dit : Bonjour », dit M. Aaron.

Mais cet homme, lorsqu’il nous dit : Bonjour, reprit un autre, c’est tout comme s’il nous disait : « Allez au diable ! »