Mille et un jours en prison à Berlin/14

L’Éclaireur Enr (p. 67-76).

Chapitre XIII


un major désolé


On conçoit que le voyage que j’avais dû faire à Anvers, en compagnie d’un soldat allemand, m’avait un peu humilié. J’écrivis à ce sujet une longue lettre de reproche au major Von Wilm lui-même dans laquelle je lui relatais tous les incidents de cette journée.

Quelques jours plus tard, je recevais de ce haut officier allemand une réponse à ma lettre dans laquelle il me disait que mon arrestation provisoire avait été causée par une dénonciation (?), qu’il avait donné tous les renseignements désirés et désirables à la préfecture de police allemande, que tout était maintenant en ordre, et il terminait en me donnant de nouveau l’assurance que je ne serais jamais plus inquiété.

Voici la réponse du major Von Wilm :

« Antwerpen, 21-5-15.
« Werter Herr Beland ! —

« In diesem moment erhalte ich Iren freundlichen Brief vom 19. Ich hoffe, dass Ihre Vorladung beim Meldeamt, ein befriedigendes Resultat gehabt hat ; ich habe nochmals mit dem Vorstand des Meldeamtes gesprochen und höre, dass Sie diese Unanehmlichkeiten einer Denuntiation zu verdanken haben. Die Sache ist jetzt in Ordnung und wird sich nicht wiederholen.

« Ergebenst.
« VON WILM,
« Major. »
(TRADUCTION)
« Anvers, 21 mai 1915.
« Honoré M. Béland !

« Je reçois à ce moment même votre lettre du 19. J’espère que votre comparution au bureau de police a eu un résultat satisfaisant ; j’ai de nouveau conversé avec le chef de ce bureau et j’apprends que vous devez ce désagrément à une dénonciation.

« Tout est maintenant en règle et la chose ne se renouvellera plus.

« Sincèrement,
(Signé) « VON WILM,
« Major. »

J’ai réussi à ne jamais me départir de cette lettre pendant les trois années de ma captivité en Allemagne, et même à lui faire franchir, à mon retour, la frontière allemande, à la barbe de la censure boche la plus ombrageuse et la plus soupçonneuse qui soit. C’est un document que je considère de la plus haute importance : le chef de la police allemande à Anvers y déclare, sous sa signature, que je n’ai pas à prendre d’inquiétude, que je jouirais toujours d’une parfaite immunité.

Cette sécurité, toutefois, devait être de courte durée. Le trois juin (1915), alors que je n’appréhendais pas sérieusement de nouveaux ennuis, deux soldats se présentent chez moi et m’enjoignent de les accompagner de nouveau à Anvers. Je m’imaginai que, cette fois encore, il s’agissait d’une nouvelle visite à un bureau quelconque, et que tout cela ne saurait avoir de conséquence fâcheuse.

Je partis donc sans la moindre hésitation, ne craignant nulle chose, ayant pour tout arme et bagage, ma canne. J’étais bien loin de me douter que ce voyage serait aussi long qu’il a été, — et même aujourd’hui, de retour dans mon beau Canada, à la fin de l’an de paix et de grâce 1918, je ne saurais m’imaginer quand et dans quelles circonstances il me sera donné de revoir ce petit village de Capellen, où j’ai vécu peu de jours, mais qui est tout plein de souvenirs précieux et impérissables. — L’un des soldats qui m’accompagnaient parlait le français. Il feignait de croire qu’il ne s’agissait que d’une formalité insignifiante, que le soir même je serais de retour à Capellen.

À Anvers, les soldats me conduisirent rue des Récollets, et me laissèrent dans une salle basse et sombre au rez-de-chaussée d’un immeuble voisin de la Kommandantur, et dans lequel le major Von Wilm lui-même avait son bureau. Dans cette salle, je remarquai un grand nombre de personnages à l’apparence peu rassurante. Il y avait là des hommes et même des femmes, aux allures plus ou moins louches.

Abandonné là par mes deux soldats, je regardais tour à tour les hommes, les femmes, et le sous-officier de service. Je m’efforçai de découvrir quelle était la nature du lieu où je me trouvais. N’y réussissant qu’à demi, je me décidai à apostropher le sous-officier. — « Eh ! bien, pourquoi suis-je ici ?… Qu’y ai-je à faire ?… Que me veut-on enfin ? »… Il levait les épaules tout bêtement, et ne répondait rien. Il avait l’air de ne pas comprendre ou de ne rien savoir. Ma carte que je lui tendis avec un mot pour le major réussit à le mettre en mouvement. Il sortit un instant, puis, quelques minutes plus tard, un officier se présenta et je fus invité à le suivre.

Ce fut bien chez le major Von Wilm qu’on m’introduisait cette fois. — « M. Béland, me dit-il, je suis vraiment désolé. Des instructions nouvelles viennent d’arriver de Berlin, et je dois vous interner. » Je n’avais pas encore eu le temps d’ouvrir la bouche pour laisser échapper une parole de protestation qu’il ajoutait : « Mais vous serez un prisonnier d’honneur ; vous logerez ici, au Grand Hôtel, et vous y serez très bien traité. »

— « Mais tout cela ne fait pas beaucoup mon affaire. D’abord ma femme et mes enfants ignorent complètement ce qui m’arrive. Je dois retourner les prévenir, à tout événement, et aussi prendre le linge dont j’aurai besoin dans cet hôtel. »

Visiblement embarrassé, ne pouvant pas accorder la demande que je lui faisais de rentrer à Capellen, ne fut-ce que pour une heure, et ne voulant pas me refuser, il ne savait trop que dire. Il hésita, fit quelques pas devant son pupitre, puis, le Prussien qui était en lui reprenant le dessus, il me dit : — « Non, Monsieur, je ne saurais vous permettre de retourner à Capellen. Écrivez seulement un mot à Madame, prévenez-la de ce qui arrive, et j’enverrai un messager porter la lettre. » C’est ce qui fut fait.

Le major s’évertua à me convaincre que ma détention serait de courte durée ; qu’il suffirait évidemment d’établir ma qualité de médecin pratiquant ; qu’aussitôt, que cette preuve documentaire serait entre les mains de l’autorité allemande, je serais libéré et rendu à ma famille.

On croit facilement ce que l’on désire ardemment : je me berçai donc de l’illusion que mon séjour dans les murs de cet hôtel ne serait que provisoire.

Un jeune officier fut chargé de m’accompagner jusqu’au Grand-Hôtel. En chemin, il me fut permis de m’arrêter chez un libraire pour prendre quelques volumes. Chez le libraire, je connus vraiment l’embarras du choix. Étant donné le peu de temps que j’avais à ma disposition, et les circonstances particulières dans lesquelles je me trouvais, je fus assez heureux dans mon choix, et j’emportai les deux ouvrages suivants : Les États-Unis au XIXe siècle, par Leroy-Beaulieu, et Henri Heine, penseur, par Lichtenberger.

Quelques instants après, j’étais au nombre des pensionnaires du Grand-Hôtel.

Toutes les salles de cet hôtel, ordinairement à la disposition du public voyageur, avaient été converties en bureaux pour les militaires. Mon officier ayant échangé quelques mots avec certains de ces messieurs, on se mit à me regarder comme une bête curieuse. — Ce serait donc un Anglais, pensait-on. — Oui, c’était un Anglais. Un Anglais d’une variété spéciale, d’origine et de langue française, mais un Anglais tout de même. Tous ces sur-boches, chacun leur tour, me dévisagèrent de leur regard peu sympathique.

Enfin, on me conduisit à l’étage le plus élevé ; on m’indiqua une chambre ; on plaça à la porte une sentinelle allemande qui eut bien soin de faire un tour de clef au moment où elle fermait la porte sur moi. On avait eu l’extrême obligeance de me laisser savoir que je devrais prendre mes repas dans la chambre même que j’habitais ; que je devrais payer les frais de la chambre et de la nourriture : Sa Majesté allemande refusait de nourrir son prisonnier d’honneur.

Le lendemain, vendredi, 4 juin (1915), ma femme arrivait au Grand-Hôtel d’Anvers où je me trouvais détenu. Elle était plus morte que vive, comme on le conçoit bien. Elle avait pu obtenir de la Kommandantur la permission d’occuper la même chambre que moi.

Enfin, comme il faut subir avec philosophie ce qui est inévitable ; comme c’était la guerre ; comme des millions et des millions d’êtres humains étaient beaucoup plus malheureux que nous pouvions l’être dans notre captivité, nous acceptâmes avec une résignation parfaite les petits inconvénients auxquels nous étions condamnés.

Le samedi, les enfants étaient arrivés à l’hôtel. Des fenêtres de la chambre que nous occupions, nous avions pu les voir traverser la cour intérieure et se diriger vers un bureau situé de l’autre côté de cette cour. Au moment où ils sortaient du bureau où, évidemment, ils s’étaient rendus pour obtenir la permission de nous voir, nous entrons en conversation avec eux du haut de notre quatrième étage.

Une première parole était à peine tombée de nos lèvres qu’une tempête éclata : deux de ces militaires étaient sortis et nous lançaient, à bouche et gorge que veux-tu, toutes sortes d’invectives à nous, là-haut, parce que nous avions adressé la parole à nos enfants, et aux enfants parce qu’ils avaient eu l’audace de nous répondre. Terrible provocation, en effet, que celle d’enfants échangeant quelques paroles avec leurs parents !

Les enfants furent éconduits on ne peut plus cavalièrement, et nous fûmes privés de les voir ce jour-là. Le lendemain, une permission spéciale leur fut donnée de venir passer quelques minutes avec nous. C’était, je crois, le dimanche avant-midi.

Ce jour-là, vers midi, le major Von Wilm nous rendit visite dans cette chambre d’hôtel convertie en cellule de prison. Un nuage semblait obscurcir sa figure : il était mal à l’aise, ses traits, son attitude même décelaient l’anxiété et le malaise. Il nous apportait une terrible nouvelle : — « Je suis désolé, disait-il, je suis désolé, mais M. Béland doit partir aujourd’hui même pour l’Allemagne. »

On imagine quelle consternation ce fut pour ma femme et pour moi. J’ose protester. Je rappelle à la mémoire du major toutes les assurances qu’il m’a données ; je répète qu’il était entendu qu’en ma qualité de médecin je ne pouvais être privé de ma liberté ; je lui demande comment il se fait que les autorités compétentes, à Berlin, n’aient pas été mises au courant des services médicaux que je rendais à l’hôpital, ainsi que chez la population civile depuis le début de la guerre ; enfin, je fais tout un plaidoyer. Consterné, très embarrassé, le major balbutie quelques explications : les instructions lui étaient venues d’une autorité supérieure à la sienne ; il avait tenté de donner des explications à mon sujet, mais l’on n’avait voulu rien entendre. Des ordres formels lui enjoignaient d’interner tous les sujets britanniques, et de les envoyer en Allemagne sans délai.

On avait disposé de mon cas en haut lieu : toute récrimination était peine perdue. Le major avait pris, pour l’occasion, une attitude un peu hautaine que je ne lui avais jamais connue auparavant. — « À deux heures aujourd’hui, ajoute-t-il, vous devrez partir. Un sous-officier vous accompagnera jusqu’à Berlin et de là à Ruhleben, camp d’internement des civils de nationalité anglaise. »

Après son départ, un voile de tristesse envahit cette lugubre chambre d’hôtel. Nous ne savions que dire. Nous avions encore deux heures à demeurer ensemble, ma femme et moi. Ma femme avait insisté pour m’accompagner en Allemagne. Refus catégorique. Le major avait même eu la délicatesse (?) de la prévenir que sa présence à côté de moi, dans le court trajet entre l’hôtel et la gare, n’était pas désirable.

À deux heures donc, le 6 juin (1915), le sous-officier se présente dans cette chambre d’hôtel, à laquelle nous étions un peu habitués, depuis trois jours que nous l’habitions, et où nous avions rêvé de nous faire un petit home. Les enfants n’étant qu’à quelques milles de nous, pourraient venir nous voir une ou deux fois par semaine… Tout était prêt pour le départ : moment solennel, profondément triste !… Je me séparais à ce moment de ma femme, ignorant — et c’était peut-être heureux qu’il en fût ainsi — que je la voyais pour la dernière fois.

À trois heures, le train entrait en gare de Bruxelles. Nous devions attendre à cette gare un train direct allant de Lille à Libau, Russie. Il entra portant en inscription au-dessus des fenêtres des wagons les mots : Lille — Libau… Les limites du nouvel empire allemand !

À quatre heures, nous étions en route vers Berlin. Le convoi filait à bonne allure à travers les belles campagnes de la Belgique. Nous traversâmes Louvain dévastée et incendiée. Nous traversâmes également un grand nombre de villes et de villages qui portaient l’empreinte du bombardement et autres horreurs de la guerre.

Dans la soirée, nous traversâmes Liége, Aix-la-Chapelle, et vers 9 heures, nous étions en gare de Cologne, l’estomac vide et l’âme imprégnée d’une profonde tristesse.