Mille et un jours en prison à Berlin/13

L’Éclaireur Enr (p. 61-66).

Chapitre XII


ça se corse


Au printemps de 1915, les mesures de surveillance policières acquirent une recrudescence de sévérité. Une promenade sur la chaussée, une visite à domicile, soit chez un parent, soit chez un pauvre, soit chez un malade, tout cela était observé et minutieusement épié.

Au cours d’une simple promenade à travers les allées d’un jardin, il n’était pas rare d’apercevoir derrière soi un œil inquisiteur percer comme une flèche à travers le feuillage. Incessamment, nous nous sentions talonnés de tous côtés.

L’infraction la plus insignifiante aux règlements de l’autorité occupante, — et Dieu sait s’il en était affiché sur tous les murs de ces règlements ! — était punie de fortes amendes ou de prison.

Le torpillage du Lusitania eut lieu vers cette époque. En cette occasion, une aigreur nouvelle, pour ne pas dire plus, s’était fait jour dans l’âme de l’Anglais, tandis que chez l’Allemand ce qui perçait, au contraire, c’était un sentiment d’orgueil et de domination plus accentué. De même que l’on venait de déchaîner le terrorisme sur mer, de même on voulait semer la terreur dans tout le territoire occupé. Tout cela contribuait à nous faire désirer plus ardemment encore de sortir de la Belgique et de revenir au Canada, d’autant qu’un des médecins de Capellen était rentré.

Le 15 mai (1915), à 9 heures du matin, un messager vint me dire que ma présence était requise à la maison communale. Ce n’est pas sans appréhension que je m’y rends. Dans le bureau du maire, je me trouvai en présence du maire lui-même et d’un sous-officier allemand. Le maire, qui était un de mes bons amis, et qui savait parler du regard, me dit, en me lorgnant d’une certaine manière : — « Ce sous-officier désire vous parler. »

— « Qu’y a-t-il ? », demandai-je au sous-officier boche.

— « Vous devez, me répondit-il, vous rendre immédiatement à Anvers. »

— « Très bien, je vais m’y rendre, à la minute, sur ma bicyclette. »

— « Non, reprit le sous-officier, vous faites mieux de laisser votre bicyclette ici, à la mairie, et je vous prie de m’accompagner. »

Quelques minutes plus tard, nous arrivions à la gare, transformée en poste militaire comme toutes les gares du pays occupé. Le sous-officier m’indiqua une salle d’attente où j’entrai et me trouvai au milieu d’un groupe de soldats causant et fumant.

Un de ces soldats reçut un bref commandement : il se leva, s’affubla du casque à pointe, passa la bande de sa carabine à son épaule, et me dit simplement : « Commen sie mit. » Ce qu’avec raison j’interprétai comme voulant dire : « Venez avec moi. » Pour la première fois, j’avais l’honneur de parader dans les rues avec un disciple de Bismarck.

Les gens de Capellen, qui me connaissaient déjà assez bien, se plaçaient sur le seuil de leur porte pour me voir passer. Quelques minutes plus tard, nous étions à Anvers. Je fus conduit à la Bourse, immense édifice qui avait eu l’honneur de recevoir une bombe lors du raid aérien du 25 août (1914).

Les Allemands avaient installé dans la Bourse un bureau de contrôle pour les étrangers. Je l’ignorais alors, mais je l’appris en assez peu de temps… Je fus introduit dans une certaine pièce sur la porte de laquelle j’avais lu le nom de l’officier en charge, le lieutenant Arnim. Je prie le lecteur de croire que je n’oublierai jamais ce nom, pas plus que le personnage qui le portait.

À l’intérieur de ce bureau se trouvait une table assez longue, à l’extrémité de laquelle deux militaires étaient assis ; à gauche, un officier de taille exiguë et mince de figure, et à droite, un sous-officier de corpulence respectable.

En m’apercevant, l’officier m’apostropha d’une manière violente :

— « Monsieur, dit-il, vous vous seriez évité l’ennui d’être amené ici, sous escorte militaire, si vous vous étiez « rapporté » comme c’était votre devoir de le faire ! »

— « J’ignorais, Monsieur, qu’il fût de mon devoir de me « rapporter ».

— « C’est faux, reprend l’officier en haussant le ton notablement, c’est faux. J’ai fait afficher dans toutes les communes de la province d’Anvers un avis enjoignant à tous les sujets des pays en guerre avec l’Allemagne de se « rapporter » dès avant telle date. Vous ne pouviez pas l’ignorer. »

— « Assurément, je l’ignorais !… Où donc, à Capellen, avez-vous fait afficher cet avis ? »

— « À la maison communale. »

— « Eh ! bien, j’habite à un kilomètre de la maison communale et je n’y vais jamais. »

— « Il est inutile de tenter une explication, vous vous êtes sciemment et volontairement soustrait à la surveillance militaire, et remarquez, dit-il, que cela est très sérieux. »

— « Monsieur, lorsque vous affirmez que je me suis soustrait à la surveillance policière, vous vous mettez en contradiction avec les faits. Ce que vous dites là n’est pas conforme à la vérité. »

Comme poussé par un ressort, l’officier était debout :

— « Comment ?… dit-il. Qu’est-ce que vous voulez dire ? »


TRADUCTION


Anvers,


21 mai 1915.


Honoré M. Béland,


Je reçois à ce moment même votre lettre du 19. J’espère que votre comparution au bureau de police a eu un résultat satisfaisant ; j’ai de nouveau conversé avec le chef de ce bureau et j’apprends que vous devez ce désagrément à une dénonciation.

Tout est maintenant en règle et la chose ne se renouvellera plus.


Sincèrement,


(Signé) Von Wilm,
Major.

UN ÉCHANTILLON DE LA PERFIDIE ALLEMANDE

— « Simplement ce que je dis. Que je n’ai jamais eu l’intention d’éviter de me conformer aux règlements que vous avez affichés. »

— « Vous le prenez de haut. Croyez-vous donc que nous ignorons que vous êtes sujet britannique ? »

— « Je ne l’ai jamais pensé. »

— « Vous êtes sujet britannique, n’est-ce pas ?… Vous êtes sujet britannique ? »

— « Vous l’avez dit. »

— « Vous faites bien de ne pas le nier. »

— « Alors, si vous me permettez, je reprends l’accusation que vous avez portée contre moi, et je vous ferai une simple question : s’il était établi que le chef de police militaire allemand, ici même, à Anvers, me connaît personnellement ; qu’il m’a rencontré plusieurs fois ; que nous avons échangé de longues conversations ; qu’il connaît ma nationalité ; qu’il sait sous quelles circonstances je me trouve être en Belgique ; pourquoi j’y suis venu ; ce que j’y fais ; et enfin, ce que j’ai intention de faire, seriez-vous toujours d’opinion que j’ai enfreint volontairement les règlements en ne me « rapportant » pas à ce bureau ? »

Mon officier, visiblement décontenancé, attrape le téléphone, et se met en communication avec le chef de police. Il obtint évidemment satisfaction, car il en rabattit considérablement, et dans son ton menaçant, et dans son attitude hautaine.

— « Bien, me dit-il, vous deviez pourtant savoir qu’en votre qualité d’étranger, il ne vous était pas permis de circuler sans une carte d’identification. Nous vous donnerons donc votre carte, et vous devrez vous « rapporter » ici toutes les deux semaines. »

L’officier devait décharger sa colère sur quelqu’un. Il se tourna du côté du soldat qui était toujours là, planté comme un as de pique, lui lança le plus brutalement possible le commandement de se retirer : « Los ! » (« Sors ! »)

Le soldat, pauvre esclave, se frappe les talons, frappe ses cuisses de ses mains, regarde fixement l’officier, son maître, fait demi-tour à droite et enfile la porte.

Une heure plus tard, pas trop ennuyé, en vérité, de mon excursion, je rentrais à Capellen où j’étais immédiatement entouré de ma famille et d’un groupe d’amis qui désiraient savoir le court et le long des événements de la journée.

Muni de ma nouvelle carte, j’étais apparemment en toute sécurité, et je pouvais circuler librement au milieu de mes malades. Au bout de deux semaines, je me « rapportai » de nouveau à Anvers. On visa mon passeport, et je continuai de respirer, du moins pour un certain temps, l’air de la liberté.