Militona (1847)
Hachette (p. 126-144).


IX


Feliciana prit d’un air assez dédaigneux le papier que lui tendait son père, fit la remarque qu’il n’était nullement glacé et dit :

« Une lettre sans enveloppe et fermée avec un pain à cacheter ! Quelle faute de savoir-vivre ! mais il faut pardonner quelque chose à la rigueur de la situation. Pauvre Andrès ! quoi ! pas même un cahier de papier à lettres Victoria ! pas même un bâton de cire d’Alcroft Regents’-quadrant ! Qu’il doit être malheureux ! A-t-on idée d’une feuille de chou pareille, sir Edwards ? ajouta-t-elle en passant, après l’avoir lue, la lettre au jeune gentleman du Prado, fort assidu dans la maison depuis l’absence d’Andrès.

— Ho ! gloussa péniblement l’aimable insulaire, les sauvages en Australie font mieux que cela ! c’est l’enfance de l’industrie ; à Londres, on ne voudrait pas de ce chiffon pour envelopper les bougies de suif.

— Parlez anglais, sir Edwards, dit Feliciana, vous savez que j’entends cette langue.

— No ! je aime mieux perfectionner moi dans l’espagnol, langage qui est le vôtre. »

Cette galanterie fit sourire Feliciana. Sir Edwards lui plaisait assez. Il réalisait bien mieux qu’Andrès son idéal d’élégance et de confortable. C’était, sinon le plus civil, du moins le plus civilisé des hommes. Tout ce qu’il portait était fait d’après les procédés les plus nouveaux et les plus perfectionnés. Chaque pièce de ses vêtements relevait d’un brevet d’invention et était taillée dans une étoffe patentée imperméable à l’eau et au feu. Il avait des canifs qui étaient en même temps des rasoirs, des tire-bouchons, des cuillers, des fourchettes et des gobelets ; des briquets se compliquant de bougies, d’encriers, de cachets et de bâtons de cire ; des cannes dont on pouvait faire une chaise, un parasol, un pieu pour une tente et même une pirogue en cas de besoin, et mille autres inventions de ce genre, enfermées dans une quantité innombrable de ces boîtes à compartiments que charrient avec eux du pôle arctique à l’équateur les fils de la perfide Albion, les hommes du monde à qui il faut le plus d’outils pour vivre.

Si Feliciana avait pu voir la table-toilette du jeune lord, elle eût été subjuguée tout à fait. Les trousses réunies du chirurgien, du dentiste et du pédicure ne comptent pas plus d’aciers de formes alarmantes et singulières. Andrès, malgré ses essais de high life, avait toujours été bien loin de cette sublimité.

« Mon père, si nous allions faire une visite à notre cher Andrès, sir Edwards nous accompagnerait ; cela serait moins formel : car, j’ai beau être sa fiancée, l’action d’aller voir un jeune homme blesse toujours les convenances ou tout au moins les froisse.

— Puisque je serai là avec sir Edwards, quel mal peut-il y avoir ? répondit Geronimo, qui ne pouvait s’empêcher de trouver sa fille un peu bégueule. Si d’ailleurs tu penses qu’il ne soit pas régulier d’aller voir toi-même don Andrès, j’irai seul, et te rapporterai fidèlement de ses nouvelles.

— Il faut bien faire quelque sacrifice à ceux qu’on aime », reprit Feliciana, qui n’était pas fâchée de voir les choses par ses propres yeux.

Mlle Vasquez, quelque bien élevée qu’elle fût, n’en était pas moins femme, et l’idée de savoir son fiancé, pour lequel elle n’avait du reste qu’une passion très modérée, chez une manola qu’on disait jolie, l’inquiétait plus qu’elle n’aurait voulu en convenir vis-à-vis d’elle-même. L’âme féminine la plus sèche a toujours quelque fibre qui palpite, pincée par l’amour-propre et la jalousie.

Sans trop savoir pourquoi, Feliciana fit une toilette exorbitante et tout à fait déplacée pour la circonstance : pressentant une lutte, elle se revêtit de pied en cap de la plus solide armure qu’elle put trouver dans l’arsenal de sa garde-robe, non que, dans son dédain de bourgeoise riche, elle crût pouvoir être battue par une simple manola, mais instinctivement elle voulait l’écraser par l’étalage de ses splendeurs, et frapper Andrès d’une amoureuse admiration. Elle choisit un chapeau de gros de Naples couleur paille, qui faisait paraître encore plus mornes ses cheveux blonds et sa figure fade ; un mantelet vert-pomme garni de dentelles blanches sur une robe bleu de ciel ; des bottines lilas et des gants de filet noir brodés de bleu. Une ombrelle rose entourée de dentelles et un sac alourdi de perles d’acier complétaient l’équipement.

Toutes les couturières et toutes les femmes de chambre du monde lui eussent dit : « Mademoiselle, vous êtes mise à ravir ! »

Aussi, lorsqu’elle donna un dernier coup d’œil à la glace de sa psyché, sourit-elle d’un air fort satisfait ; jamais elle n’avait ressemblé davantage à la poupée d’un journal de modes sans abonnés.

Sir Edwards, qui donnait le bras à Feliciana, n’était pas ajusté dans un style moins précieux ; son chapeau presque sans bord, son habit aux basques rognées, son gilet quadrillé bizarrement, son col de chemise triangulaire, sa cravate de satin improved Moreen foundation, faisaient un digne pendant aux magnificences étalées par la fille de don Geronimo.

Jamais couple mieux assorti n’avait cheminé côte à côte ; ils étaient faits l’un pour l’autre et s’admiraient réciproquement.

On arriva à la rue del Povar, non sans de nombreuses plaintes de Feliciana sur le mauvais état des pavés, sur l’étroitesse des rues, l’aspect maussade des bâtisses, lamentations auxquelles le jeune Anglais faisait chorus en vantant les larges trottoirs de dalles ou de bitume, les immenses rues et les constructions correctes de sa ville natale.

« Quoi ! c’est devant cette masure que l’on a ramassé M. de Salcedo déguisé et blessé ? Que pouvait-il venir faire dans cet affreux quartier ? dit Feliciana d’un air de dégoût.

— Étudier philosophiquement les mœurs du peuple ou essayer sa force au couteau, comme à Londres je me fais, pour placer des coups de poing nouveaux, des querelles dans le Temple et dans Cheapside, répondit le jeune lord dans son jargon hispano-britannique.

— Nous allons bientôt savoir ce qui en est », ajouta don Geronimo.

Les trois personnages s’engouffrèrent dans l’allée de la pauvre maison si fort méprisée par la superbe Feliciana, et qui pourtant renfermait un trésor qu’on chercherait souvent en vain dans des hôtels magnifiques.

Feliciana, pour franchir l’allée, tenait sa jupe précieusement ramassée dans sa main. Si elle eût connu l’agrafe-page, elle eût en ce moment apprécié tout le mérite de cette invention.

Arrivée à la rampe, elle frémit à l’idée de poser sur cette corde huileuse son gant d’une fraîcheur idéale, et pria sir Edwards de lui prêter de nouveau l’appui de son bras.

Une voisine officieuse ouvrait la marche. La périlleuse ascension commença.

Lorsque don Geronimo eut répondu : Gente de paz (gens tranquilles) au qui-vive effrayé de la tia Aldonza, toujours en transes depuis l’algarade de Juancho, la porte s’ouvrit, et Andrès, déjà troublé par l’accent de cette voix connue, vit entrer d’abord sir Edwards, qui formait l’avant-garde, puis don Geronimo, et enfin Feliciana, dans l’état fabuleux de sa toilette supercoquentieuse.

Elle s’était réservée pour le bouquet de ce feu d’artifice de surprise, soit par instinct de la gradation des effets, soit qu’elle craignît d’inonder trop subitement l’âme d’Andrès d’un bonheur au-dessus de ses forces, ou bien encore parce qu’il n’eût pas été convenable d’entrer la première dans une chambre où se trouvait un jeune homme couché.

Son entrée ne produisit pas le coup de théâtre qu’elle en attendait. Non seulement Andrès ne fut pas ébloui, il n’eut pas l’air inondé de la félicité la plus pure, il ne versa pas de larmes d’attendrissement à l’idée du sacrifice surhumain de monter trois étages, que venait de faire en sa faveur une jeune personne si habillée ; mais encore un sentiment assez visible de contrariété se peignit sur sa figure.

L’effet avait été raté aussi complètement que possible.

À l’aspect de ces trois personnes, Militona s’était levée, avait offert une de ses chaises à don Geronimo, avec la déférence respectueuse qu’une jeune fille modeste a toujours pour un vieillard, et fait signe à la tia Aldonza de présenter l’autre à Mlle Vasquez.

Celle-ci, après avoir écarté la jupe de sa mirifique robe bleu de ciel, comme si elle eût craint de la salir, se laissa tomber sur le siège de joncs en poussant un soupir d’essoufflement et en s’éventant avec son mouchoir.

« Comme c’est haut ! j’ai cru que je n’aurais jamais assez de respiration pour arriver.

— La señora était sans doute trop serrée », dit Militona d’un air de naïveté parfaite.

Feliciana, qui, bien que maigre, se laçait au cabestan, répondit de ce ton aigre-doux que les femmes savent prendre en pareille circonstance.

« Je ne me serre jamais. »

Décidément, l’affaire s’engageait mal. La jeune fille du monde n’avait pas l’avantage.

Militona, avec sa robe de soie noire à la mode espagnole, ses jolis bras découverts, sa fleur posée sur l’oreille, faisait paraître encore plus ridicules la recherche et le luxe de mauvais goût de la toilette de Feliciana.

La señora Feliciana Vasquez de los Rios avait l’air d’une femme de chambre anglaise endimanchée ; Militona, d’une duchesse qui veut garder l’incognito.

Pour réparer son échec, la fille de Geronimo essaya de déconcerter la manola en faisant peser sur elle un regard suprêmement dédaigneux ; mais elle en fut pour ses peines, et finit par baisser les yeux devant le regard clair et modeste de l’ouvrière.

« Quelle est cette femme, se dit Militona : la sœur d’Andrès ? oh ! non ; elle lui ressemblerait ; elle n’aurait pas cet air insolent.

— Eh bien ! Andrès, dit Geronimo d’une voix affectueuse, en s’approchant du lit, vous l’avez échappé belle ! Comment vous trouvez-vous maintenant ?

— Assez bien, répondit Andrès, grâce aux bons soins de mademoiselle.

— Que nous récompenserons convenablement de ses peines, interrompit Feliciana, par quelque cadeau, une montre d’or, une bague ou tout autre bijou à son choix. »

Cette phrase bénigne avait pour but de faire descendre la charmante créature du piédestal où la posait sa beauté.

Militona ainsi attaquée prit un air si naturellement royal et eut une telle fulguration de majesté, que Mlle Vasquez demeura toute interdite.

Edwards ne put s’empêcher de murmurer : It is a very pretty girl, oubliant que Feliciana comprenait l’anglais.

Andrès répondit d’un ton sec :

« De pareils services ne se payent pas.

— Oh ! sans doute, reprit Geronimo. Qui parle de payer ? c’est un simple témoignage de gratitude, un souvenir de reconnaissance, voilà tout.

— Vous devez être bien mal ici, cher Andrès, continua Mlle Vasquez en détaillant de l’œil tout ce qui manquait au pauvre logis.

— Monsieur a eu la bonté de ne pas se plaindre », dit Militona en se retirant du côté de la fenêtre, comme pour laisser le champ libre à l’impertinence de Feliciana et lui dire tacitement : « Vous êtes chez moi, je ne vous chasse pas, je ne le puis ; mais je trace une ligne de démarcation entre vos insultes et ma patience d’hôtesse. »

Commençant à être assez embarrassée de sa contenance, Feliciana fouettait la pointe de sa bottine avec le bout d’ivoire de son ombrelle.

Il se fit un moment de silence.

Don Geronimo rechercha à l’angle de sa tabatière une pincée de polvo sevillano (tabac jaune), qu’il porta à son nez vénérable avec un geste d’aisance qui sentait le bon vieux temps.

Sir Edwards, pour ne pas se compromettre, prit un air bête si parfaitement imité, qu’on aurait pu le croire véritable.

La tia Aldonza, les yeux écarquillés, la lèvre tombante, admirait dévotement la vertigineuse toilette de Feliciana : ce tapage de bleu de ciel, de jaune, de rose, de vert-pomme, de lilas, la faisait tomber dans un ébahissement naïf. Jamais elle ne s’était trouvée face à face avec de pareilles splendeurs.

Quant à Andrès, il enveloppait d’un long regard de protection et d’amour Militona, qui, placée à l’autre bout de la chambre, rayonnait de beauté, et il s’étonnait d’avoir jamais eu l’idée d’épouser Feliciana, qu’il trouvait ce qu’elle était réellement : le produit artificiel d’une maîtresse de pension et d’une marchande de modes.

Militona se disait à elle-même

« C’est singulier ! moi qui n’ai jamais haï personne, dès le premier pas que cette femme a fait dans cette chambre, j’ai senti un tressaillement comme à l’approche d’un ennemi inconnu. Qu’ai-je à craindre ? Andrès ne l’aime pas, j’en suis sûre ; je l’ai bien vu à ses yeux. Elle n’est pas jolie, et c’est une sotte ; autrement serait-elle venue ainsi attifée voir un malade dans une pauvre maison ? Une robe bleu de ciel et un mantelet vert-pomme, quel manque de sensibilité ! Je la déteste, cette grande perche... Que vient-elle faire ici ? Repêcher son novio ; car c’est sans doute quelque fiancée. Andrès ne m’avait pas parlé de cela... Oh ! s’il l’épousait, je serais bien malheureuse ! Mais il ne l’épousera pas ; c’est impossible. Elle a de vilains cheveux blonds et des taches de rousseur, et Andrès m’a dit qu’il n’aimait que les cheveux noirs et les teints d’une pâleur unie. »

Pendant ce monologue, Feliciana en faisait un autre de son côté. Elle analysait la beauté de Militona avec le violent désir de la trouver en défaut sur quelque point. A son grand regret, elle n’y trouva rien à redire. Les femmes, comme les poètes, s’apprécient à leur juste valeur et connaissent leur force véritable, sauf à n’en convenir jamais. Sa mauvaise humeur s’en augmenta, et elle dit d’un ton assez aigre au pauvre Andrès :

« Si votre médecin ne vous a pas défendu de parler, racontez-nous donc un peu votre aventure ; car c’est une aventure que nous ne savons que d’une manière fort embrouillée.

— Ho ! tâchez de raconter l’histoire romanesque, ajouta l’Anglais.

— Tu veux le faire bavarder et tu vois bien qu’il est encore très faible, interrompit Geronimo avec une bonhomie paternelle.

— Cela ne le fatiguera pas beaucoup, et, au besoin, mademoiselle pourra venir à son aide ; elle doit savoir toutes les circonstances. »

Ainsi interpellée, Militona se rapprocha du groupe.

« J’avais eu la fantaisie, dit Andrès, de me déguiser en manolo, pour courir dans les anciens quartiers et jouir de l’aspect animé des cabarets et des bals populaires ; car, vous le savez, Feliciana, j’aime, tout en admirant la civilisation, les vieilles coutumes espagnoles. En passant par cette rue, j’ai rencontré un farouche donneur de sérénades, qui m’a cherché querelle et m’a blessé dans un combat au couteau, loyalement et dans toutes les règles. Je suis tombé, et mademoiselle m’a recueilli demi-mort sur le seuil de sa maison.

— Mais savez-vous bien, Andrès, que cela est fort romantique et ferait un sujet de complainte admirable, en poétisant un peu les choses ? Deux farouches rivaux se rencontrent sous le balcon d’une beauté... » Et en disant cela elle regardait Militona, et riait d’un méchant sourire forcé... « Ils se cassent leur guitare sur la tête et se tracent des croix sur la figure. Cette scène, gravée sur bois et placée en tête de la romance, produirait le plus bel effet ; ce serait à faire la fortune d’un aveugle.

— Mademoiselle, dit gravement Militona, deux lignes plus bas, et la lame entrait dans le cœur.

— Certainement ; mais, comme toujours, elle a glissé de manière à ne faire qu’une blessure intéressante...

— Qui ne vous intéresse guère, en tous les cas, répondit la jeune fille.

— Elle n’a pas été reçue en mon honneur, et je ne puis y prendre un si vif intérêt que vous ; cependant, vous voyez que je viens rendre visite à votre blessé. Si vous voulez, nous veillerons chacune notre tour : ce sera charmant.

— Jusqu’à présent je l’ai veillé seule, et je continuerai, répondit Militona.

— Je sens qu’à côté de vous je puis paraître froide ; mais il n’est pas dans mes mœurs de recueillir des jeunes gens chez moi, même pour une légère égratignure à la poitrine.

— Vous l’auriez laissé mourir dans la rue de peur de vous compromettre ?

— Tout le monde n’est pas libre comme vous ; on a des ménagements à garder ; celles qui ont une réputation ne sont pas bien aises de la perdre.

— Allons, Feliciana, tu dis des choses qui n’ont pas le sens commun ; tu t’emportes à propos de rien, dit le conciliant Geronimo. Tout cela est purement fortuit ; Andrès n’avait jamais vu mademoiselle avant l’accident ; ne va pas prendre de la jalousie et te mettre martel en tête sans le moindre motif.

— Une fiancée n’est pas une maîtresse », continua majestueusement Feliciana sans prendre garde à l’interruption de son père.

Militona pâlit sous cette dernière insulte. Un lustre humide illumina ses yeux, son sein gonfla, ses lèvres gonflèrent, un sanglot fut près de jaillir de sa gorge ; mais elle se contint, et ne répondit que par un regard chargé d’un mépris écrasant.

« Allons-nous-en, mon père, ma place n’est pas ici ; je ne puis m’arrêter plus longtemps chez une fille perdue.

— Si ce n’est que cela qui vous fait sortir, restez, mademoiselle, dit Andrès en prenant Militona par la main. Doña Feliciana Vasquez de los Rios peut prolonger sa visite à Mme Andrès de Salcedo, que je vous présente ; je serais désolé de vous avoir fait commettre une inconvenance.

— Comment ! s’écria Geronimo ; que dis-tu, Andrès ? Un mariage arrangé depuis dix ans ! es-tu fou ?

— Au contraire, je suis raisonnable, répondit le jeune homme ; je sais que je n’aurais pu faire le bonheur de votre fille.

— Chimères, fantaisie d’écervelé. Tu es malade, tu as la fièvre, continua Geronimo, qui s’était habitué à l’idée d’avoir Andrès pour gendre.

— Ho! ne vous inquiétez pas, dit l’Anglais en tirant Geronimo par la manche, vous ne manquerez pas de gendres : votre fille est si belle et s’habille d’une façon si superbe !

— Vos fortunes se convenaient si bien, poursuivit Geronimo...

— Mieux que nos cœurs, répondit Andrès. Je ne pense pas que ma perte soit bien vivement sentie par Mlle Vasquez.

— Vous êtes modeste, répliqua Feliciana ; mais, pour vous ôter tout remords, je veux vous laisser cette persuasion. Adieu, soyez heureux en ménage. Madame, je vous salue. »

Militona répondit par une révérence pleine de dignité à l’inclination de tête ironique de Feliciana.

« Venez, mon père ; sir Edwards, donnez-moi le bras. »

L’Anglais, interpellé, arrondit gracieusement son bras en anse d’amphore, et ils sortirent très majestueusement.

Le jeune insulaire rayonnait. Cette scène avait fait naître dans son esprit des espérances qui jusqu’alors n’avaient pu ouvrir leurs ailes. Feliciana, pour laquelle il brûlait d’une flamme discrète, était libre ! Ce mariage projeté depuis si longtemps venait de se rompre : « Oh ! se disait-il en sentant sur sa manche le gant étroit de la jeune fille, épouser une Espagnole, c’était mon rêve ! une Espagnole à l’âme passionnée, au cœur de flamme et qui fasse le thé dans mes idées... Je suis de l’avis de lord Byron : arrière les pâles beautés du Nord ; j’ai juré à moi-même de ne me marier qu’avec une Indienne, une Italienne ou une Espagnole. J’aime mieux l’Espagnole à cause du romancero et de la guerre de l’indépendance ; j’en ai vu beaucoup qui étaient passionnées, mais elles ne faisaient pas le thé selon mes principes, commettant des impropriétés vraiment choquantes : au lieu que Feliciana est si bien élevée ! Quel effet elle fera à Londres, aux bals d’Almack et dans les raouts fashionables ! Personne ne voudra croire qu’elle est de Madrid. Oh ! que je serai heureux ! Nous irons passer les étés avec notre petite famille à Calcutta ou au cap de Bonne-Espérance, où j’ai un cottage. Quelle félicité ! »

Tels étaient les songes d’or que faisait tout éveillé sir Edwards en reconduisant Mlle Vasquez chez elle.

De son côté, Feliciana se livrait à des rêveries analogues ; sans doute elle éprouvait un assez vif dépit de la scène qui venait de se passer, non qu’elle regrettât beaucoup Andrès, mais elle était piquée d’avoir été prévenue. Il y a toujours quelque chose de désagréable à être quittée même par un homme à qui l’on ne tient pas, et, depuis qu’elle connaissait sir Edwards, Feliciana avait envisagé sous un jour beaucoup moins favorable l’engagement qui la liait à Andrès.

La rencontre de son idéal personnifié dans sir Edwards lui avait fait comprendre qu’elle n’avait jamais aimé don Andrès !

Sir Edwards était si bien l’Anglais de ses rêves ! l’Anglais rasé de frais, vermeil, luisant, brossé, peigné, poncé, en cravate blanche dès l’aurore, l’Anglais waterproof et mackintosh ! l’expression suprême de la civilisation !

Et puis, il était si ponctuel, si précis, si mathématiquement exact au rendez-vous ! Il en aurait remontré aux plus fidèles chronomètres ! « Quelle vie heureuse une femme mènerait avec un être pareil ! se disait tout bas Mlle Feliciana Vasquez de los Rios. J’aurais de l’argenterie anglaise, des porcelaines de Wegwood, des tapis dans toute la maison, des domestiques poudrés ; j’irais me promener à Hyde-Park, à côté de mon mari conduisant son four in hand. Le soir, au théâtre de la Reine, j’entendrais de la musique italienne dans ma loge tendue de damas bouton d’or. Des daims familiers joueraient sur la pelouse verte de mon château, et peut-être aussi quelques enfants blonds et roses : des enfants font si bien sur le devant d’une calèche, à côté d’un king-charles authentique ! »

Laissons ces deux êtres si bien faits pour s’entendre continuer leur route, et revenons rue del Povar retrouver Andrès et Militona.

La jeune fille, après le départ de Feliciana, de don Geronimo et de sir Edwards, s’était jetée au cou d’Andrès avec une effusion de sanglots et de larmes ; mais c’étaient des larmes de joie et de bonheur qui ruisselaient doucement en perles transparentes sur le duvet de ses belles joues sans rougir ses divines paupières.

Le jour baissait, les jolis nuages roses du couchant pommelaient le ciel. Dans le lointain l’on entendait bourdonner les guitares, ronfler les panderos sous les pouces des danseuses, frissonner les plaques de cuivre des tambours de basque, et babiller les castagnettes. Les aye ! et les ola ! des couplets de fandango jaillissaient par bouffées harmonieuses du coin des rues et des carrefours, et tous ces bruits joyeux et nationaux formaient comme un vague épithalame au bonheur des deux amants. La nuit était venue tout à fait, et la tête de Militona reposait toujours sur l’épaule d’Andrès.