Militona (1847)
Hachette (p. 117-126).


VIII


Grâce à la force de sa constitution et aux bons soins de Militona, Andrès fut bientôt en voie de guérison : il put parler et s’asseoir un peu sur son séant ; le sentiment de sa situation lui revint : elle était assez embarrassante.

Il présumait bien que sa disparition devait avoir jeté Feliciana, don Geronimo et ses autres amis dans une inquiétude qu’il se reprochait de ne pas faire cesser ; et pourtant il ne se souciait guère de faire savoir à sa novia qu’il était dans la chambre d’une jolie fille, pour le compte de laquelle il avait reçu un coup de navaja. Cette confession était difficile, et cependant il était impossible de ne pas la faire.

L’aventure avait pris des proportions toutes différentes de celles qu’il avait voulu d’abord lui donner ; il ne s’agissait plus d’une intrigue légère avec une fillette sans conséquence. Le dévouement et le courage de Militona la plaçaient sur une tout autre ligne. Que dirait-elle lorsqu’elle apprendrait qu’Andrès avait engagé sa foi ? L’idée du courroux de Feliciana touchait moins le jeune blessé que celle de la douleur de Militona. Pour l’une, il s’agissait d’une impropriété, pour l’autre d’un désespoir. Cet aveu d’amour si noblement jeté en face d’un danger suprême devait-il avoir une telle récompense ? Ne fallait-il pas qu’il protégeât désormais la jeune fille contre les fureurs de Juancho, qui pouvait revenir à la charge et recommencer ses violences ?

Andrès faisait tous ces raisonnements, et bien d’autres ; tout en réfléchissant, il regardait Militona, qui, assise près de la fenêtre, tenait en main quelque ouvrage : car, une fois le trouble des premiers moments passé, elle avait repris sa vie laborieuse.

Une lumière tiède et pure l’enveloppait comme d’une caresse et glissait avec des frissons bleuâtres sur les bandeaux de ses magnifiques cheveux roulés en natte derrière sa tête ; un œillet placé près de la tempe piquait cette ébène d’une étincelle rouge. Elle était charmante ainsi. Un coin de ciel bleu, sur lequel se dessinait le feuillage du pot de basilic, veuf de son pendant lancé à la rue le soir du billet, servait de fond à sa délicieuse figure.

Le grillon et la caille jetaient leur note alternée, et une vague brise, se parfumant sur la plante odorante, apportait dans la chambre un arome faible et doux.

Cet intérieur aux murailles blanches garni de quelques gravures populaires grossièrement coloriées, illuminé par la présence de Militona, avait un charme qui agissait sur Andrès. Cette chaste indigence, cette nudité virginale plaisaient à l’âme ; la pauvreté innocente et fière a sa poésie. Il faut donc réellement si peu de chose pour la vie d’un être charmant !

En comparant cette chambre si simple à l’appartement prétentieux et de mauvais goût de doña Feliciana, Andrès trouva la pendule, les rideaux, les statuettes et les petits chiens de verre filé de sa fiancée encore plus ridicules.

Un tintement argentin se fit entendre dans la rue.

C’était le troupeau des chèvres laitières qui passaient en agitant leurs sonnettes.

« Voilà mon déjeuner qui arrive, dit gaiement Militona en posant son ouvrage sur la table ; il faut que je descende pour l’arrêter au passage ; je vais aujourd’hui prendre un pot plus grand, puisque nous sommes deux et que le médecin vous a permis de manger quelque chose.

— Vous n’aurez pas en moi un convive difficile à nourrir, répondit Andrès en souriant.

— Bah ! l’appétit vient en mangeant, lorsque le pain est blanc et le lait pur ; et mon fournisseur ne me trompe pas. »

En disant ces mots, elle disparut en fredonnant à mi-voix un couplet de vieille chanson. Au bout de quelques minutes elle revint les joues roses, la respiration haute d’avoir monté si vite les marches du roide escalier, tenant sur la paume de sa main le vase plein d’un lait écumant.

« J’espère, monsieur, que je ne vous ai pas laissé longtemps seul. Quatre-vingts marches à descendre et surtout à monter !

— Vous êtes vive et preste comme un oiseau. Tout à l’heure ce noir escalier devait ressembler à l’échelle de Jacob.

— Pourquoi ? demanda Militona avec la plus parfaite naïveté, ne se doutant pas qu’on lui tendait un madrigal.

— Parce qu’il en descendait un ange, répondit Andrès en attirant à ses lèvres une des mains de Militona, qui venait de faire deux parts du lait.

— Allons, flatteur, mangez et buvez ce qui vous revient : vous m’appelleriez archange que vous n’en auriez pas davantage. »

Elle lui tendit une tasse brune, à demi pleine, avec un petit quartier de ce délicieux pain mat et serré, d’une blancheur éblouissante, particulier à l’Espagne.

« Vous faites maigre chère, mon pauvre ami ; mais, puisque vous avez pris un habit d’enfant du peuple, il faut vous résoudre aussi au déjeuner qu’aurait fait celui dont vous avez revêtu le costume : cela vous apprendra à vous déguiser. »

En disant cela elle soufflait la mousse légère qui couronnait sa tasse, et buvait à petites gorgées. Une jolie raie blanche marquait au-dessus de sa lèvre rouge la hauteur atteinte par le lait.

« À propos, dit-elle, vous allez m’expliquer, maintenant que vous pouvez parler, pourquoi vous, que j’ai rencontré à la place des Taureaux, pincé dans une jolie redingote, habillé à la dernière mode de Paris, je vous ai retrouvé devant ma porte vêtu en manolo. Quand étiez-vous déguisé ? Ici ou là-bas ? Bien que je n’aie pas grand usage du monde, je crois que la première forme sous laquelle je vous ai vu était la vraie. Vos petites mains blanches qui n’ont jamais travaillé le prouveraient.

— Vous avez raison, Militona ; le désir de vous revoir et la crainte d’attirer sur vous quelque danger, m’avaient fait prendre cette veste, cette ceinture et ce chapeau ; mes vêtements habituels auraient trop vite appelé l’attention sur moi dans ce quartier. Avec les autres, je n’étais qu’une ombre dans la foule, où nul ne pouvait me reconnaître que l’œil de la jalousie.

— Et celui de l’amour, reprit Militona en rougissant. Votre travestissement ne m’a pas trompée une minute : j’aurais cru que la phrase que je vous avais dite au Cirque vous aurait arrêté ; je le désirais, car je prévoyais ce qui n’a pas manqué d’arriver, et pourtant j’eusse été fâchée d’être trop bien obéie.

— Et ce terrible Juancho, me permettez-vous quelques questions sur son compte ?

— Ne vous ai-je pas dit, sous la pointe de son couteau, que je vous aimais ? N’ai-je pas ainsi répondu d’avance à tout ? » répliqua la jeune fille en tournant vers Andrès ses yeux illuminés d’innocence, son front radieux de sincérité.

Tous les doutes qui avaient pu s’élever dans son esprit à l’endroit de la liaison du torero et de la jeune fille s’évanouirent comme une vaine fumée.

« Du reste, si cela peut vous faire plaisir, cher malade, je vous raconterai mon histoire et la sienne en quatre mots. Commençons par moi. Mon père, obscur soldat, a été tué pendant la guerre civile en combattant comme un héros pour la cause qu’il croyait la meilleure. Ses hauts faits seraient chantés par les poètes si, au lieu d’avoir eu pour théâtre quelque gorge étroite de montagne dans une sierra de l’Aragon, ils avaient été accomplis sur quelque champ de bataille illustre. Ma digne mère ne put survivre à la perte d’un époux adoré, et je restai orpheline à treize ans, sans autres parents au monde qu’Aldonza, pauvre elle-même, et qui ne pouvait m’être d’un grand secours.

« Cependant, comme il me faut bien peu, j’ai vécu du travail de mes mains sous ce ciel indulgent de l’Espagne, qui nourrit ses enfants de soleil et de lumière ; ma plus grande dépense, c’était d’aller voir les lundis la course de taureaux ; car nous autres, qui n’avons pas, comme les demoiselles du monde, la lecture, le piano, le théâtre et les soirées, nous aimons ces spectacles simples et grandioses, où le courage de l’homme l’emporte sur l’impétuosité aveugle de la brute. Là, Juancho me vit, et conçut pour moi un amour insensé, une passion frénétique. Malgré sa mâle beauté, ses costumes brillants, ses exploits surhumains, il ne m’inspira jamais rien... Tout ce qu’il faisait, et qui aurait dû me toucher, augmentait mon aversion pour lui.

« Cependant il avait une telle adoration pour moi que souvent je me trouvais ingrate de ne pas y répondre ; mais l’amour est indépendant de notre volonté : Dieu nous l’envoie quand il lui plaît. Voyant que je ne l’aimais pas, Juancho tomba dans la méfiance et la jalousie, il m’entoura de ses obsessions, il me surveilla, m’épia et chercha partout des rivaux imaginaires. Il me fallut veiller sur mes yeux et sur mes lèvres ; un regard, une parole, devenaient pour Juancho le prétexte de quelque affreuse querelle ; il faisait la solitude autour de moi et m’entourait d’un cercle d’épouvante que bientôt nul n’eût osé franchir.

— Et que j’ai rompu à jamais, je l’espère ; car je ne pense pas que Juancho revienne à présent.

— Pas de sitôt du moins ; car il doit se cacher pour éviter les poursuites jusqu’à ce que vous soyez guéri. Mais vous, qui êtes-vous ? il est bien temps de le demander, n’est-ce pas ?

— Andrès de Salcedo est mon nom. J’ai assez de fortune pour ne faire que ce qui me paraît honorable, et ne dépends de personne au monde.

— Et vous n’avez pas quelque novia bien belle, bien parée, bien riche ? » dit Militona avec une curiosité inquiète.

Andrès aurait bien voulu ne pas mentir ; mais la vérité n’était pas aisée à dire. Il fit une réponse vague.

Militona n’insista pas, mais elle pâlit un peu et devint rêveuse.

« Pourriez-vous me faire donner un bout de plume et un carré de papier ? Je voudrais écrire à quelques amis qui doivent être inquiets de ma disparition, et les rassurer sur mon sort. »

La jeune fille finit par trouver au fond de son tiroir une vieille feuille de papier à lettres, une plume tordue, une écritoire où l’encre desséchée formait comme un enduit de laque.

Quelques gouttes d’eau rendirent à la noire bourbe sa fluidité primitive, et Andrès put griffonner sur ses genoux le billet suivant, adressé à don Geronimo Vasquez de los Rios :


« Mon futur beau-père,

« Ne soyez pas inquiet de ma disparition ; un accident qui n’aura pas de suites graves me retient pour quelque temps dans la maison où l’on m’a recueilli. J’espère, dans quelques jours, pouvoir aller mettre mes hommages aux pieds de doña Feliciana.

« ANDRÈS DE SALCEDO »


Cette lettre, passablement machiavélique, n’indiquait pas l’adresse de la maison, ne précisait rien, et laissait à celui qui l’avait écrite la latitude de colorer plus tard les circonstances de la teinte nécessaire ; elle devait suffire pour calmer les craintes du bonhomme et de Feliciana et faire gagner du temps à Andrès, qui ne savait pas Geronimo si bien instruit, grâce à la sagacité d’Argamasilla et de Covachuelo.

La tia Aldonza porta la missive à la poste, et Andrès, tranquille de ce côté-là, s’abandonna sans réserve aux sensations poétiques et douces que lui inspirait cette pauvre chambre rendue si riche par la présence de Militona.

Il éprouvait cette joie immense et pure de l’amour vrai qui ne résulte d’aucune convention sociale, où n’entrent pour rien les flatteries de l’amour-propre, l’orgueil de la conquête et les chimères de l’imagination, de cet amour qui naît de l’accord heureux de la jeunesse, de la beauté et de l’innocence : sublime trinité !

Le brusque aveu de Militona, au dire des raffinés qui dégustent l’amour comme une glace par petites cuillerées, et attendent pour le mieux savourer… qu’il soit fondu, aurait dû enlever à Andrès bien des nuances, bien des gradations charmantes par sa soudaineté sauvage. Une femme du monde eût préparé six mois l’effet de ce mot ; mais Militona n’était pas du monde.

Don Geronimo, ayant reçu la lettre d’Andrès, la porta à sa fille, et lui dit d’un air de jubilation :

« Tiens, Feliciana, une lettre de ton fiancé. »