Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 43-47).
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xi


Nos fugitifs, installés en un confortable wagon de 1re classe, filent maintenant vers Bombay où Michette doit retrouver la troupe du Prince Yvan Boccoudoff, car elle en connaît l’exacte itinéraire. Salim, l’étrange eunuque dont la peau a singulièrement blanchi depuis qu’il a abandonné le harem de Thurmet Çah est assis auprès de la jeune femme qu’il entoure de tendres soins, posant sur elle des regards pleins d’amour auxquels Michette n’est pas du tout indifférente. Elle y est même extrêmement sensible… Michette, la petite Michette qui n’a jamais eu que des caprices, des béguins, sent s’allumer en elle la flamme du grand, du véritable amour… de l’amour qui oriente définitivement une vie… Et, avec son insouciance habituelle, elle s’abandonne à ce sentiment si doux, et d’autant plus facilement qu’un phénomène analogue semble se passer dans le cœur de Salim… Pour l’instant, la tête appuyée sur l’épaule du jeune homme, elle l’interroge doucement :

— Mais enfin, dit-elle, tu es pour moi une énigme. Tu parles plus que le français, tu parles argot et sans aucun accent… Ce n’est pas en trois ans de temps que tu as pu acquérir ça ! D’autre part, tu m’as donné la preuve de… qualités nullement compatibles avec la situation d’eunuque et cependant je te découvre au fond d’un harem des Indes, remplissant les fonctions de chef de cette corporation dont je ne veux pas dire de mal puisque je te dois à elle… Mais tu avoueras qu’il y a de quoi sidérer !!!

Un sourire malicieux voltige sur les lèvres de Salim :

— Je vais faire ma confession à ma petite chérie, dit-il, enfin. D’abord, comme mon vocabulaire a pu te le faire supposer, je ne suis pas du tout né aux Indes, mais bien dans notre vieux Panam… rue Lepic pour préciser…

— Ah ! comme ça se trouve… s’écrie Michette, moi j’ai vu le jour place du Tertre !

— On a peut-être joué ensemble quand on était des Poulbots, s’attendrit Salim… Mais il reprend son histoire, Je n’ai pas fait de mauvaises études… je suis bachelier sciences, langues vivantes… mais je m’embêtais à gratter du papier chez un notaire tout en faisant un droit insipide et problématique. Et puis, je voulais des aventures… ou du moins voir du pays… J’appris un jour par la voix de la presse que des « situations » de groom à la Société des Nations étaient disponibles… Justement le frotteur qui entretenait les parquets de l’étude venait d’être élu député… J’obtins de lui une recommandation grâce à laquelle je fus accepté. Je troquai donc avec plaisir mon traitement de dix mille francs par an que m’octroyait largement maître Jeupran-Tampoursen, contre celui plus intéressant de soixante mille que me valaient mes nouvelles occupations. Quand je dis : occupations… En réalité je passai à Genève deux années délicieuses à ne rien faire… Mais tout a une fin, hélas ! Un jour, comme je revenais d’un petit voyage en Italie, on m’apprit que j’étais remercié… Le sort contraire avait voulu que pour une fois, une unique fois où l’on avait eu besoin de moi, je fusse justement absent !!! J’eus beau dire, beau faire, force me fut de regagner Paris, veuf de mon filon… et de me remettre en campagne pour découvrir une nouvelle situation. Ce n’était guère facile… Le cours de la livre avait monté dans l’intervalle, mais pas les émoluments ; les impôts enflaient avec rapidité comme les loyers, et je désespérais de me tirer d’affaires lorsqu’un journal anglais me tomba sous la main tout à fait par hasard, dans lequel je trouvai un article sur les eunuques. On disait que depuis que les Anglais avaient interdit aux Indes la castration des enfants, le recrutement était devenu presque impossible, aucun homme ne voulant se prêter volontairement à l’opération… Aussi les quelques rares types qui voulaient bien se livrer au sacrificateur étaient-ils traités magnifiquement. C’était pour eux la vie luxueuse et confortable, la fortune assurée… Cela me laissa rêveur. J’avais justement appris à baragouiner l’hindoustani pendant mon séjour à la S. D. N. « Voilà, me dis-je, un truc intéressant, seulement le prix qu’il faut y mettre est bien terrible. »

— Oh ! là, là, s’écrie Michette en le serrant dans son bras, si tu avais fait ça, mon grand chéri, quel malheur !

— Aussi, je n’en avais pas du tout envie, sourit Salim, mais à force d’y penser l’idée d’user d’un stratagème finit par s’imposer à moi. Je fis quelques essais et enfin, sûr de la réussite, je décidai de tenter la chance.

— Oh ! dis-moi d’abord ton stratagème, implore Michette,

— Hum… Ce n’est pas facile. Tu connais le conte de La Fontaine intitulé Les Lunettes ?

— Ma foi, je connais les contes, mais celui-ci m’échappe…

— Voyons… il est question d’un jeune jouvenceau qui s’introduit dans un couvent sous l’habit des nonnains… Mais un jour un enfant naît… Scandale ! La prieure soupçonne la ruse et ordonne à tout son monde de se déshabiller afin de savoir la vérité du cas. La feinte ouaille est désespérée. Cependant :

Nécessité, mère du stratagème
Lui fit, Eh bien ? Lui fit en ce moment
Lier… Eh quoi ? Foin ! Je suis court moi-même.
Où prendre un mot qui dise honnêtement
Ce que lia le père de l’enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit…

— Devines-tu ? demande Salim (Jacques maintenant).

— Oui… oui répond Michette en riant joyeusement, et continuant le récit :

D’un brin de fil il l’attacha de sorte.
Que tout semblait aussi plat qu’aux nonnains…

et l’on devine très bien ce qu’attachait le brin de fil !!…

— Je fis donc le voyage pour me présenter au maharajah de Thurmet Çah devant qui je passai l’examen avec succès. Une fois entré, j’étais tranquille… Ça manquait bien un peu de femmes, bien que j’en eusse une tripotée sous mes ordres, mais ceci était largement compensé par cela : plus d’impôts, plus de soucis, large confortable, fortune rapide… J’y serais encore si tu n’étais venue, ma petite Michette jolie. Moi jusque là si indifférent devant les femmes, j’ai ressenti tout de suite le grand choc en te voyant. Aussi quand j’ai aperçu par la fente de la porte ce saligaud de maharajah qui allait te… Ah ! ça été plus fort que moi… il a fallu que je te défende et que je te garde, ma chérie (un long baiser…). Seulement maintenant qu’allons-nous faire ? Il faut vivre, ce que nous avons emporté du harem est assez intéressant, mais la livre monte toujours, tu sais…

Michette réfléchit quelques secondes, puis :

— Écoute, dit-elle, regagnons la troupe Boccoudoff, je suis assurée d’y gagner ma vie et la tienne jusqu’à notre retour en France. Après nous nous débrouillerons… Mais j’ai idée que nous aurions profit à ce que, pour tout le monde, tu restasses hindou, Salim, frotté à l’ocre et eunuque… C’est tellement original !

— Tu as peut-être raison, acquiesça Jacques, essayons !