Revue L’Oiseau bleu (2p. 280-309).

X. — L’AMOUR EST FORT COMME LA MORT


QUEL beau soleil brillait sur la maison des Précourt, le lendemain du mariage émouvant d’Olivier et de Mathilde. Le jardin resplendissait d’ordre tout autant que de couleurs. Il se ressentait du grand ratissage qu’on y avait pratiqué depuis l’aube. L’herbe, coupée avec soin, redonnait de l’élégance aux plates-bandes, où croissaient encore des fleurs robustes. Elles avaient résisté aux deux années de tourmente et su se passer de la sollicitude du jardinier. La veille au soir, il avait suffi d’un mot de Mathilde au sujet du parc en désordre, pour que deux des témoins, Césarine, la bonne, Alec, le bon vieux génie de la famille, s’entendissent dans l’ombre pour tout améliorer le lendemain, de grand matin. Au réveil, la belle mariée d’hier, en se penchant à la fenêtre, se redressait donc tout heureuse de la métamorphose du jardin. Qu’elle fleurait bon, à la fois, l’odeur du foin coupé, du baume et des œillets sauvages. Elle accourut, après son petit déjeuner, auprès des domestiques, qui s’attardaient autour des coins les plus négligés.

— Oh ! Madame, s’était exclamé Alec, en l’apercevant, pourquoi ne pas avoir dormi plus longtemps. Vous avez eu bien de la fatigue, hier.

— Si vous croyez, mon bon Alec, répondit doucement Mathilde, qu’une journée splendide comme celle qui commence ne vaut pas toutes les heures de repos du monde. Mais comme le jardin a changé d’aspect ! Merci de la surprise que vous me causez.

— Vous êtes contente, n’est-ce pas, Madame Précourt ? reprit Césarine.

Mathilde tressaillit, c’était la première fois qu’on l’appelait ainsi dans le train-train de la vie…

Elle se ressaisit et sourit.

— Je suis très contente, Césarine.

— Je le disais aussi à Alec. Une belle personne de la ville comme Madame Précourt, ça demande un cadre propre, fleuri…

— Allons, vous me flattez, Césarine.

— Pour sûr que non. Hé ! nous vous avons vue hier, Alec et moi, par la porte entr’ouverte du salon. Vous étiez pâle, mais belle, allez, Madame. Vous montriez à notre Monsieur malade votre anneau de mariage… Il l’a baisé, et vous vous êtes mise à pleurer… Nous aussi…

— Oui, reprit le vieux serviteur, tout ému, soudain, lui aussi. Avec votre robe blanche, Madame, et vos beaux cheveux blonds, vous ressembliez à la Sainte Mère de Jésus, celle de notre église.

Un appel clair retentit à cet instant. « Cousine Mathilde, où es-tu ? Hou ! hou ! » Et bientôt Josephte se suspendait au cou de la jeune femme.

— Chut ! Chut ! ma petite Josephte, il ne faut pas réveiller Olivier.

— C’est vrai. J’oubliais. Je suis si heureuse, cousine, d’être à Saint-Denis, auprès d’Olivier et de toi… Pour toujours, toujours…

— Josephte, tais-toi ! murmura Mathilde en pâlissant un peu. Toujours ! Qu’est-ce qui… dure… toujours ?

— Cousine, tu ne vas pas pleurer ? Je le dirai à Olivier.

— Tu me ferais cette peine ?

— Non, non, c’est pour te faire peur que je dis cela. Mais où est passé Michel ?

— Michel dort près d’Olivier, voyons. Leur porte s’est fermée tard, hier.

— Mais non, mais non, cousine. Michel et moi, nous avons déjeuné ensemble. Michel ! cria vivement la petite fille… Bon, j’oubliais encore… Olivier !

— Rentrons. Nous ferons du rangement dans ma chambre. De la sorte ta voix ne se fera plus entendre sous les fenêtres de… des…

— De ton mari, cousine. Ah ! ah ! ah ! Comme ça me paraît drôle de dire cela… Cousine, tu es toute rose… Est-ce que…

— Petite folle, ne fais pas ces yeux. À moi cela ne paraît pas drôle du tout de dire « mon mari » en parlant d’Olivier. Cela me fait plaisir. Seulement, je n’y suis pas habituée.

— Michel dit qu’Olivier n’a pas dormi cette nuit, qu’il s’est tenu longtemps à la fenêtre… Michel faisait semblant de dormir, afin de ne pas inquiéter Olivier. Il a si peur qu’il ne le garde pas auprès de lui… Et le Dr  Cherrier a dit hier, n’est-ce pas, qu’Olivier avait besoin d’une garde-malade, la nuit, et d’une garde-malade, le jour…

— Comme tu bavardes, Josephte ? Le docteur badinait avec Olivier, voilà. Il est si peu raisonnable lorsqu’il s’agit de se faire soigner.

— Oui, oui, et surtout il ne veut pas te déranger, toi, cousine.

— Laisse faire, va, petite. Un beau jour, je commanderai à tout le monde ici, à Olivier comme aux autres.

— Bravo ! Bravo !

Mais la voix de Josephte, tout à l’heure, au jardin, avait en effet tiré de son sommeil Olivier Précourt. Il s’était vivement dressé sur son séant, regardant partout avec surprise. Les brumes des rêves le tenaient encore. « Il ne s’était endormi qu’à l’aube », ainsi que l’avait raconté Michel à Josephte ; et encore, grâce au sédatif puissant préparé par le docteur, la veille. Peu à peu, le jeune homme reprit conscience des événements… L’énorme touffe de pois de senteur roses placée dans un vase d’argent, près de la fenêtre grande ouverte, lui aida, mieux que toute autre chose à se rappeler les faits. Il sourit, mais en sentant son cœur se serrer aussi. Il revécut tout, tandis qu’il se levait et s’habillait aussi vivement qu’il le pût, afin de surprendre le bon petit Michel, qui l’entourait par trop. Il revécut l’arrivée de Mathilde, la scène de douleur, puis de joie folle qui avait suivi. Le consentement arraché à son cœur toujours épris. Ah ! comme il avait tenté de ne pas le donner, en toute honnêteté pour la femme qu’il adorait et qu’il vouait aux sacrifices et aux larmes. Car combien de mois vivrait-il encore ?. Puis Olivier revoyait Michel et Josephte. Ils avaient paru au jardin vers quatre heures, habillés avec beaucoup d’élégance. La petite sœur avait éclaté en sanglots sur son épaule… Ne le voyait-elle pour la première fois depuis deux ans ? Et alors, Mathilde, usant d’autorité, avait entraîné la petite fille en larmes vers la maison, afin, expliquait-elle, qu’elle se remît avant la grande cérémonie, la belle cérémonie qui approchait. Le jeune homme se souvint qu’il avait suivi longuement du regard sa fiancée. Son courage l’eût fait pleurer comme un enfant. Quel calme souriant ! Mais était-il bien réel ?… Mathilde, sa chérie, allait et venait, avec l’aisance d’une jeune reine comblée… À cinq heures, deux voitures s’étaient arrêtées devant la maison. Olivier avait vu descendre de l’une le Dr  Cherrier et sa femme ; de l’autre, M. le curé Demers, le Dr  Duvert, Madame François Coderre et le notaire Migneault.

Mais arrivé à ce point des réminiscences, Olivier, qui revêtait la fastueuse robe de chambre de satin noir et rouge reçue l’avant-veille, se jeta sur le divan, incapable de penser ou de se souvenir davantage. Un peu de sueur perlait à son front. Aussi bien ce mariage, où par des paroles si graves, il s’était lié à Mathilde jusqu’à… jusqu’à ce que la mort déliât l’un ou l’autre le faisait encore un peu frémir… Mieux valait ne plus réfléchir à toutes ces choses irrévocables…


M. Olivier ! Vous vous êtes levé sans mon aide ! Pourquoi ?

On frappa à la porte. La tête de Michel parut. Il poussa un cri.

M. Olivier ! Vous vous êtes levé sans mon aide ! Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? Tu te crois donc indispensable, petit impudent !

— Vous avez l’air fatigué, un peu triste… Quand je suis là, au moins…

— Triste ? Mais non, petit. Mon cœur saute un peu durement dans ma poitrine, voilà tout.

— Je cours chercher votre déjeuner.

— Mets le café un peu plus fort que d’habitude, veux-tu ?

— Le docteur grondera.

— Nous ne le lui dirons nas.

Michel revint bientôt, mais il n’était plus seul. Josephte suivait avec de belles marguerites rouges ; puis, Mathilde, toute rose et ses grands yeux bleus noyés de larmes. Dans ses mains, elle tenait un lourd paquet de lettres. Afin de dominer son émotion la jeune femme courut à la table près de la fenêtre et y déposa lentement la correspondance…

— Mathilde, pria Olivier, on ne me dit pas bonjour ?

— Mais oui, Olivier, c’est chacun son tour. Nos petits sont moins raisonnables que moi. Alors, je leur cède la place. Je me reprendrai bien, vous verrez.

— Venez tout de suite, près de moi, ma chérie, reprit Olivier, auquel la vive émotion de la jeune femme n’échappait point, hélas ! Son teint cireux, qu’il avait bien vu tout à l’heure dans la glace, était sans doute cause de cet émoi. La pauvre petite mariée ! Elle sentait sa vaillance inutile… vis-à-vis de la catastrophe qui approchait de plus en plus.

— Michel, reprocha Mathilde, en s’approchant enfin d’Olivier et en prenant sa main, ce café sent bien fort…

— Ne grondez pas mon amie, répondit en riant Olivier, c’est moi qui l’ai commandé ainsi… Michel et Josephte, continua Olivier, allez courir, canoter, vous amuser, que sais-je moi… Vous reviendrez à midi, à moins que ma chère femme n’en juge autrement.

— Pas du tout, Olivier. Vous avez une correspondance sérieuse à dépouiller.

— Tandis que j’y verrai, vous vous occuperez à vos autres petites besognes de maison, n’est-ce pas, ma chérie, fit Olivier, tandis qu’il embrassait sa petite sœur et serrait la main à Michel.

— Ah ! vous croyez, Olivier, que vous vous déferez de moi facilement, répliqua Mathilde, dès que la porte se fut refermée sur les enfants, non, je vous assure… Je m’impose auprès de vous pour une bonne heure, au moins.

— Votre tyrannie sera terrible. Je vois cela.

— Certes !

— Mathilde… que faites-vous ? Ne vous installez pas ainsi à mes pieds… Mathilde, voyons !

— Je vous en prie, Olivier, laissez ma grande tendresse pour vous agir comme bon lui semble… Tenez, regardez à ma main droite, la belle bague qui s’y trouve… C’est vous, mon chéri, qui l’avez placé sur mon bureau, hier soir…

— Qu’est-ce que cela ?… Mais puisque vous gardez ce diamant que ma grand’mère a porté jusqu’à la fin, laissez-moi garder en retour longtemps, bien longtemps… votre main, si secourable,… si douce… Je vais fermer les yeux un instant. J’ai souvent besoin de ces moments de recueillement.

— Vous n’êtes pas plus souffrant, au moins, Olivier ? demanda Mathilde un peu effrayée.

— Mais non. Toujours cette faiblesse, ou cette lassitude extrême qui me tient… depuis un an, au moins.

— Mon Dieu !

— Écoutez, Mathilde, il faut que je vous parle…

— Non, non, quelques minutes de repos vous sont nécessaires. Je le vois, allez, moi aussi.

— Le bonheur fait si mal, parfois ! Mathilde, vous savoir, près de moi, aujourd’hui, demain…

— Olivier ! Mon chéri ! Oui, je ne vous quitterai jamais plus.

Durant quelques minutes, le jeune homme demeura immobile, les yeux clos. Mais il ne dormait pas, car au mouvement que fit Mathilde pour retirer sa main, demeurée dans celle du jeune homme, celui-ci ouvrit les yeux et fit signe que non. Enfin, il se redressa, et demanda à Mathilde de reprendre son fauteuil.

— Je vous obéis, Olivier. Je suis si heureuse que vous ne me renvoyez pas tout à fait. Il est vrai que je me serais rebellée !

— Pauvre petite femme vaillante ! fit Olivier en la regardant de façon bien pénétrante, cette fois.

— Qu’est-ce qu’il y a, Olivier ? Vos yeux sont terribles…

— Terribles ?

— Il y a au fond, tout un monde de choses…

— Oui, il y a la vie… la mort, aussi… Mathilde, ne soyons plus troublés l’un et l’autre, par le tragique qui entoure notre mariage, qui l’entourera et le menacera sans cesse. Vous le voulez, n’est-ce pas ?

— Je veux ce que vous voulez, Olivier. Conseillez-moi… mais aussi épargnez mon pauvre cœur. Je vous aime tant.

— Eh bien, ce grand amour, Mathilde, qui ressemble si fort au grand amour que je vous porte, rendons-le supérieur à tout, qu’il domine les événements… les plus sombres ! Qu’importe que je m’en aille bientôt… Croyez-vous que je ne serai pas éternellement reconnaissant à Dieu de m’accorder ce sursis, ce répit, auréolé par votre présence, vos soins, votre tendresse…

— Pourquoi ne pas penser aussi à guérir ?

— Je ne conserve plus une bribe d’illusion… J’aime mieux vous le dire, ma chérie.

— C’est votre faiblesse qui est cause de cette dépression.

— Supposons-le, Mathilde, puisque cela vous fait du bien de ne pas accepter toute la vérité.

— L’accepter, n’est-ce pas, me séparer déjà de vous ?

— Non, Mathilde. Est-ce mon état qui est cause que je réfléchis tant, ma chérie, mais je ne vois pas, je ne puis voir la mort comme une définitive séparation… Toujours, croyez-le, je serai près de vous, vous aidant, vous soufflant les gestes à faire… Ne plus voir avec ses yeux de chair, ne plus connaître la présence physique, qu’est-ce, voyons ? Depuis deux ans, vous ne pouvez deviner, Mathilde, ma bien-aimée, comme mon amour pour vous s’est fait profond, unique, éternel… Et cependant, j’étais seul dans une prison, loin de vous, alors que cet amour grandissait ainsi… Il faut donc voir peu à peu les choses tout à fait comme moi… Mathilde, de grâce, ne pleurez pas ainsi… D’ailleurs, c’est la première et la dernière fois que nous parlerons de ces choses si graves, si belles aussi, considérées à un certain point de vue… Maintenant, je vous appartiens, mon amie, corps et âme… Tout ce que vous voudrez relativement à ma guérison, à laquelle vous croyez encore, je le voudrai aussi… Seulement, ne vous mettez pas trop durement à contribution… Faites-le pour le repos de ma conscience… de mon amour,… et pour Josephte ! Elle n’aura que vous plus tard… Bien, Mathilde, votre courage revient… Laissez-moi baiser la petite main compatissante, aimante… Mais où allez-vous ? Mathilde, je n’ai pas froissé votre grand cœur au moins ?… Dites-moi que vous comprenez mes confidences… Mathilde !

— Olivier, dit la jeune femme, en s’agenouillant de nouveau près du malade, et en mettant sa joue contre la sienne, Olivier, mon amour, vous me torturez, c’est vrai, mais je puis en supporter bien davantage, allez. Mon chéri, laissez-moi donc, malgré tout, vous disputer à la mort… Oh ! la voleuse, l’affreuse voleuse de bonheur, de mon bonheur ! Je la hais !

— Chérie ! Voyons !

— Ne craignez pas. Je ne pleurerai plus. C’est fini. Je veux maintenant me mesurer avec la douleur, avec la vôtre, avec la mienne. Avec la mort aussi ! Avec tout !

— C’est cela, ma courageuse, mon unique… Mais, voulez-vous que nous redevenions pratiques ?… Voyons chacun à nos tâches… je m’occuperai des lettres reçues. Cette correspondance…

— Mais je la dépouille pour vous, c’est entendu.

— Ah !

— Olivier, il faut que je m’occupe de tout ce qui vous intéresse, à côté de vous. Vous m’imiterez d’ailleurs, au besoin.

— Une femme-secrétaire, alors ? Je vous en prie, Mathilde.

— Je serai votre femme, votre secrétaire, votre garde-malade… Je veux tout. J’accapare tout, mon chéri. Ne me regardez pas en hésitant, Olivier, mon amour, je vous en supplie.

— Mathilde, vous ne voulez donc pas être raisonnable ?

— Je vous aime, Olivier… Un point, c’est tout. Je ne vis plus dès que je m’éloigne de vous…

— Bien. Je cède, alors. Je cède toujours. Tant pis, pauvre enfant !

— Pauvre enfant ? Non, non. Heureuse femme !

— Alors, vite, prenons cette correspondance. Certaines écritures, qu’il me semble reconnaître, m’intriguent beaucoup.

— Je ne vous croyais pas curieux. Mais prenez auparavant ce cordial. Puis, nous nous mettrons à l’œuvre.

— Oui, tyran adoré. Donnez cette potion… Mais, j’embrasserai d’abord le bout de vos doigts volontaires.

— Olivier, dit soudain Mathilde, quelques instants plus tard, en retenant une lettre qu’elle venait de lire, vous allez donc sacrifier votre dernière ferme du bord de l’eau ?

— Qui peut y voir, ma chérie ? Le blé s’y récolte toujours en quantité, c’est le temps de vendre au bon prix qu’on m’offre.

— Elle vaudrait plus si elle était de nouveau bien gérée, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Eh bien, gardez-la, Olivier. Je vais y voir moi-même.

— Vous ?

— Pourquoi pas ? Vous me direz ce qu’il y a à faire. Je transmettrai, puis ferai respecter vos ordres.

— Comme c’est étrange qu’une pareille idée vous vienne en tête, ma chérie !

— Au contraire, cela me distraira… Non, non, Olivier, ne me faites pas ces yeux pleins de reproches. Je m’exprime mal. Je veux dire que cela m’intéresserait de m’occuper d’affaires sous votre direction.

— Je comprends de moins en moins, ma chérie. L’élégante Mathilde Perrault devenir fermière ! Il ne faut pas, voyons ! Non, non, vous m’entendez, je ne le permettrai jamais. Puis, j’ai besoin de votre présence, moi… s’écria d’une voix altérée par l’émotion, le pauvre Olivier, à bout d’arguments.

— Bien, Olivier. N’en parlons plus, quoique cela m’eût fait plaisir de vous être utile de cette façon.

Et Mathilde soupira, tout en remettant la lettre à Olivier. Celui-ci prit la lettre, la tourna nerveusement entre ses doigts durant quelques instants, puis soudain, se levant, il vint entourer de ses bras la jeune femme.

— Mathilde, je regrette de vous refuser la première demande que vous me faites.

— Je le sais bien, Olivier…

— Vous m’en voulez un peu ?

— Un peu, oui.

— Ma bien-aimée, vous voulez donc que j’aille de défaite en défaite ?… Mais je vous dois tant… Comment m’opposer, même à ce qui me semble déraisonnable… Mathilde, ne détournez pas les yeux. Regardez-moi au contraire, bien en face, et dites-moi si c’est un caprice ou un réel désir qui vous tient au sujet de cette ferme ?

— Je n’ai jamais eu de caprice, Olivier, du moins, à ma connaissance. Mon père, mon pauvre père, si sévère, vous le savez, n’en eût toléré aucun.

— Eh bien, ma chérie, gardez cette ferme. Avec l’aide d’Alec…

— Avec votre aide, Olivier, votre aide seule, sinon, je n’y tiens pas du tout.

— Bien, Mathilde. D’ailleurs tout est relativement facile pour l’instant. Plus tard, nous améliorerons certaines choses.

— Non, non, dès que vous vous sentirez un peu plus fort, nous nous occuperons activement de cela. Oh ! Olivier, comme vous êtes bon pour moi !… s’écria la jeune femme en se pressant tout contre son mari. Et si vous saviez comme je désire devenir une bonne élève. Merci, merci.

Et intérieurement la jeune femme pensait : « Cela le rattachera un peu à la vie de voir encore à ces choses… Tout, je veux tout tenter pour sauver Olivier ! »

Et intérieurement aussi, Olivier se disait : « La pauvre enfant veut sans doute, par ce moyen, me distraire… Elle me croit dupe de sa pensée intime… Laissons-la le croire. Du reste, il n’est pas mauvais qu’elle sache un peu ce que sont les affaires… Père et mari, bientôt, auront vécu pour elle… Ma délicate Mathilde, comment n’ai-je pas compris tout de suite ses intentions ? Quel noble cœur Dieu lui a donné !

Et durant tout juillet, août et septembre, Mathilde s’acharna ainsi à faire reprendre à Olivier le goût de la vie. Elle eut l’illusion, parfois, d’avoir atteint son but. La vie agréable que menait Olivier agissait sur son organisme, frappé à mort, mais si jeune encore. La vie réclamait si la mort tenait toujours tête. Le vieux docteur Cherrier, durant sa visite quotidienne, observait toutes ces luttes et se demandait qui l’emporterait : de la jeunesse, de l’amour, du dévouement, ou de sa vieille ennemie impitoyable, la faucheuse de vies, qui ne se souciait pas le moins du monde des nobles choses qui grandissaient les hommes. Octobre vint. Il fut tiède et beau et ne dérangea presque rien de la vie au grand air que menait Olivier. L’apparence physique du jeune homme n’était plus la même. Il avait pris un peu d’embonpoint. Son teint cireux, ses joues si creuses, tout cela avait disparu. Seule la toux persistait. Les jours de pluie, les quintes se faisaient exténuantes. Ces jours-là, Mathilde se sentait triste à mourir. Elle désespérait. Tout comme le docteur Cherrier, qui n’en soufflait mot, bien entendu, à la jeune femme, mais qui se reprenait avec sa femme, ou avec le curé.

Le quinze octobre, par une belle journée d’arrière-saison, Mathilde, en dépouillant le courrier, aperçut une lettre qui lui semblait venir de bien loin. Olivier, assis près d’elle, poussa une exclamation.

— Mathilde, cette lettre a été écrite par mon ami Desrivières. Ouvrez, ouvrez vite, ma chérie, pour vous en assurer.

Olivier avait deviné juste. Son ami Rodolphe Desrivières, l’un des exilés des Bermudes en juillet dernier, lui écrivait, pour lui annoncer sa délivrance, grâce à l’annulation, par le parlement anglais, de la proclamation de lord Durham. Nelson, Gauvin, Masson, Marchessault, Goddu, Viger, Bouchette, reprendraient donc avec lui la route, non du Canada, mais des États-Unis. Cela était d’une prudence élémentaire. Suivait un récit de la vie de tous, assez pénible, à un certain point de vue, au pays des Bermudes. Puis, Desrivières s’informait anxieusement de la santé de son ami de Saint-Denis. Il y avait un mot aimable pour Mathilde. Évidemment, la nouvelle du mariage d’Olivier était parvenue jusqu’aux Bermudes. Un post-scriptum assez long terminait la lettre. Il concernait Michel.

« Si jamais tu consens à te séparer de Michel, de ce bon et intelligent petit homme, écrivait en substance l’exilé, envoie-le me trouver aux États-Unis, à l’endroit dont je te donne plus bas l’adresse. C’est mon parent, tu le sais. Je veillerai sur lui, en conséquence. Il serait important qu’il perfectionne la langue anglaise. Il la parle déjà si bien. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que je me sentirai moins seul, l’ayant près de moi… Je m’y suis attaché peu à peu à cet enfant, qui t’est si dévoué. Pense à mon offre, en tout cas… Maintenant que Mathilde est près de toi, prends en pitié ton ami Desrivières, célibataire endurci, solitaire… un peu las, parfois, de n’avoir personne avec qui causer du pays.»

— Que dites-vous de l’offre de Desrivières, chérie ? demanda Olivier, un peu rêveur.

— C’est d’un cœur généreux, certes.

— Oui. Cela ne me déplaît pas. Michel possède une belle nature, mais si volontaire, parfois ; il m’étonne. Et son esprit d’initiative est extraordinaire. La visite qu’il est parvenu à me faire à la prison témoigne de quelles ressources d’esprit il peut disposer, une fois décidé à agir. Il faudra une main ferme, très ferme pour guider plus tard mon petit Michel. Tant que je serai là…

— Olivier !… Me dire ces choses, alors que je pars pour Montréal, demain, à votre demande.

— Ma pauvre Mathilde, ne prenez pas cet air navré… Que de choses peuvent survenir, à part celle… que vous redoutez… acheva plus bas le jeune homme.

— En parlerez-vous à Michel, de cette offre inattendue ?

— Pourquoi pas ?

Mais Olivier regretta d’avoir pris cette décision. Ce soir-là, Michel eut un chagrin, si profond, si violent, qu’Olivier en demeura tout secoué lui-même. Il promit alors, en pressant avec affection le petit garçon contre lui, de ne jamais, jamais reparler de ce voyage, au loin. Michel ne le quitterait plus dorénavant.

— Et puis, M. Olivier, avait finalement demandé l’enfant, le cœur encore bien gros, vous ne direz rien de tout cela à Josephte, n’est-ce pas ?

— Tu crois qu’elle s’opposerait à cet arrangement ?

— Oui. Elle dit même que, plus tard, si je veux la quitter, elle fera comme cousine Mathilde avec vous. Elle m’épousera.

— Ah ! Et tu te laisseras enchaîné, comme moi Michel ? avait demandé en souriant le jeune homme.

— Je ne sais pas encore, M. Olivier. Vous me conseillerez, n’est-ce pas ?

— Pauvre petit ! Et… si je ne suis plus là ?

— Oh ! alors. Je réfléchirai beaucoup. Je ne serai peut-être pas digne, voyez-vous, plus tard, d’épouser une grande jeune fille distinguée comme Josephte sera devenue.

— Mais tu seras quelqu’un, toi aussi, plus tard. Tu rêves d’être médecin, me dis-tu souvent ? Tu pourras le devenir mon petit, grâce à l’instruction que je te fais donner. En novembre, tu te rendras à Montréal, n’est-ce pas ? Tu t’inscriras comme pensionnaire au Collège de Montréal.

— Oui M. Olivier, quoique j’aurais bien de la peine de vous quitter cette année, ainsi que Josephte, Saint-Denis, que j’aime tant. Et Madame Mathilde, donc ! Mais j’obéirai, n’ayez pas peur, M. Olivier.

— Michel, dit soudain le jeune homme, si le bon Dieu me rappelait à lui, avant que tu aies terminé tes études, n’oublie pas que ce serait accomplir un de mes vœux les plus chers que de te rendre aux États-Unis, auprès de Rodolphe Desrivières, mon ami et ton parent.

— Et Josephte ?

— Tu la reverras plus tard.

— Elle m’aura oublié.

— Écoute Michel, si Josephte parvient à t’oublier ainsi, c’est qu’elle ne t’aime pas autant qu’elle le dit. C’est un bébé encore, ma petite Josephte d’ailleurs.

— Vous avez raison, M. Olivier, je ferai comme vous le désirez, allez. Je vous le promets, comme je le promettrais à ma mère.

— Bien, bien. Et maintenant, couchons-nous vite, petit. Tu sais que ma femme part pour voyage demain matin. Je veux la voir avant son départ… C’est la première fois qu’elle me quitte depuis notre mariage. Il a fallu que je gronde pour qu’elle consente à cette absence. Il faut absolument, vois-tu, qu’elle aille à Montréal par affaires. Ses propres intérêts l’exigent.

— Josephte est contente de l’accompagner, même sans moi.

— Et toi, petit ?

— Moi ? J’ai bien assez de voir venir le mois de novembre, alors que je partirai d’ici pour bien longtemps, M. Olivier.

— Il faut du courage, toujours du courage dans la vie, petit.

— J’en aurai, M. Olivier. Vous m’en donnez si bien l’exemple.

— Veux-tu te taire ! Allons, bonsoir Michel.

— Bonsoir, M. Olivier.

Hélas ! deux jours plus tard, lorsque Mathilde, sur le soir, revint de Montréal, elle trouva au débarcadère le docteur Cherrier qui l’attendait, la figure soucieuse, même sous son sourire de bienvenue. Mathilde s’alarma aussitôt.

— Docteur, qu’avez-vous ? Vous venez très aimablement à ma rencontre, mais votre front est barré d’un pli que je connais. Vous êtes inquiet… Si inquiet que vous ne m’avez pas encore dit comment se portait mon cher Olivier, depuis ces deux jours… ces deux jours interminables. je vous assure, que j’ai passés loin de lui, ce chéri.

— Olivier… eh bien, voilà, c’est Olivier qui me préoccupe… Mathilde.

— Que dites-vous là ? Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Il est bien malade.

— Je l’ai laissé assez bien… Qu’est-il arrivé ?

— Montez dans la voiture. Vite Mathilde. Je vous raconterai tout cela en chemin… Tiens, où est passée Josephte ?

— La voici, docteur. En voiture, Josephte, de grâce, cria Mathilde. La figure de la jeune femme était pâle, remplie d’angoisses.

— Qu’y a-t-il, cousine ? Vous êtes toute tirée, soudain.

— Olivier est malade, Josephte !

— Bien malade ?

— Le docteur le dit.

— Oh ! cousine Mathilde, non, non. Je ne veux pas qu’Olivier soit malade comme au mois de juillet, quand je suis arrivée ici. Puis, s’il allait… s’il allait…

— N’achève pas, Josephte, nous ne savons rien encore. Docteur, parlez vite.

— Eh bien voilà. Hier avant-midi, peu après votre départ, le notaire Migneault décidait Olivier à faire une petite promenade en voiture… Mais un orage a éclaté en route. Olivier, quoique vêtu chaudement, a frissonné beaucoup sous l’averse. Il s’est mis au lit aussitôt en arrivant, vers midi, avec un peu de fièvre, mais empêcha Michel de venir m’en prévenir. Cela serait disparu, disait-il, après un bon repos au lit, et l’excellent grog que lui préparait Alec. L’imprudent ! Le fol enfant ! Non seulement ce matin, la fièvre avait monté, mais il délirait et déjà se montrait terriblement oppressé. Je suis accouru. J’ai fait l’impossible pour décongestionner le poumon droit… mais…

— Continuez docteur, je serai forte… jusqu’au bout !

— Ma science est à bout, ma pauvre Mathilde. J’attends Duvert ce soir… Les deux poumons sont pris, malheureusement. Et le cœur m’inquiète beaucoup.

— Quel retour ! Mon pauvre Olivier ! Ah s’il m’avait écouté… je ne serais pas partie… il irait encore relativement bien… Docteur, vous ne l’abandonnerez pas ? Je suis là, avec vous maintenant. Il faut, oui, il faut le tirer encore de là. Tentez l’impossible. Ah ! mon Dieu ! M. le curé que j’entends tout près, dans la voiture, là, là, nous le croisons… Est-ce qu’il vient de de… rendre visite… à Olivier ?

— Oui, Mathilde… Courage, ma pauvre enfant !… Tiens, M. le curé vous a vue… La voiture s’arrête. Mathilde, de grâce, raidissez-vous. Vous êtes brave pourtant.

— Enfin ! vous voici, Madame Précourt, prononça la voix grave du prêtre, en s’approchant, une lanterne en main. Comme j’en suis content ! Mais… ne soyez pas aussi bouleversée… Je vous en prie… Olivier vous attend, avec quelle hâte… Il n’a que votre nom à la bouche…

— M. le curé, je suis… je suis désespérée. Je n’aurais jamais dû le quitter.

— Mon enfant, c’est Dieu, non nous, qui dirige les événements. Il ne faut jamais se reprocher ce qui ne dépend pas de nous. Allons, mon enfant, soyez la femme forte, celle que j’ai reçue un matin de juillet dernier, en mon presbytère. Vous aviez l’énergie d’accomplir alors ce que vous vouliez, ayez la même énergie pour vouloir maintenant ce que le bon Dieu veut, et seulement ce qu’il veut. Je vous bénis, mon enfant, courage ! Demain matin, de très bonne heure, je reviendrai… Olivier communiera.

Oh ! la scène déchirante lorsque Mathilde, droite, sans une larme, s’abattit soudain au pied du lit. Olivier l’appelait, l’appelait sans cesse, sans voir qu’elle était là, près de lui. Michel et Josephte, dans un coin de la chambre, regardaient en pleurant le malade, dont la poitrine se soulevait avec rapidité… et laissait passer avec bruit et avec quelle peine, un souffle haletant. Le docteur Cherrier tentait de soulager cette terrible oppression… Il administrait, en outre, un stimulant… Olivier l’absorberait-il ? Au bout d’un quart d’heure, une accalmie se produisit. L’oppression ne cessa pas, mais Olivier ouvrit les yeux et sembla conscient.

— Approchez-vous Mathilde. Vite, murmura le médecin.

— Mathilde, docteur ?… Elle est là ?… Oh ! qu’elle vienne, qu’elle vienne !


Olivier ! Ne ferme pas les yeux… Regarde-moi encore… Olivier !

— Olivier, mon bien-aimé, souffla Mathilde, en se blottissant près du malade, vois, je suis revenue. Et je vais si bien te soigner que cette crise vilaine va disparaître.

— Pauvre chérie !… Tu veux me guérir ? Mais… je me meurs. Mon sacrifice est fait… Te quitter… c’était… atroce d’y… consentir. « L’amour… est fort… comme la mort ! »

— Olivier ! Olivier, par pitié !

— Mathilde… tu resteras près de moi… jusqu’à la fin… Tu parleras… que j’emporte le… le son… de ta voix… là-haut !

— Amène-moi, Olivier. Je veux mourir, si tu meurs… Amène-moi, Olivier.

— Non, non, il y a… Josephte… il y a Michel… Veille sur eux… surtout…

— Olivier, regarde-moi !… Tu ne me quitteras pas. Non ! Non !… Le docteur et moi, nous ne te laisserons pas partir…

— Mathilde… fais aussi… ton sacrifice… je t’en prie… Dieu nous a donné… trois… trois mois… si beaux… si…

— Olivier ! Ne ferme pas les yeux… Regarde-moi, encore… Olivier !… Docteur… il ne va pas… Dieu !… Qu’a-t-il ?

Et Mathilde, sur un geste désespéré du docteur, poussa un cri de douleur, et se jeta sur le corps expirant d’Olivier. En sanglotant, elle murmura sans fin son nom, avec celui de Jésus… les lèvres collées sur le front de celui qu’elle chérissait de quel amour immense et fidèle. Et bientôt, tout fut fini… Le docteur, de force, tira la jeune femme de cette accolade suprême. Farouche, soudain, elle le repoussa, se raidit puis avec respect, avec tendresse, elle ferma elle-même les yeux d’Olivier et le recouvrit d’un drap. Elle retomba à genoux en pleurant, mais plus doucement et le crucifix du mort en mains. Tous bientôt se retirèrent. Le docteur demeura seul, avec Mathilde, auprès de ce mort héroïque, qui avait aimé son pays, vraiment plus que lui-même, plus que toutes les saintes amours d’ici-bas. Ne venait-il pas de rappeler le mot des Saints Livres, à celle qu’il quittait, dont le cœur souffrait sans mesure : L’amour est fort comme la mort ?

Agenouillé bientôt, auprès de la forme prostrée de la jeune femme, le médecin posa une main compatissante sur elle… Il pria pour Olivier, mais aussi pour le Canada, qui recevait de tels holocaustes… Comment ne vivrait-il pas longtemps, se libérant, secouant toutes les chaînes, puisque ses fils savaient ainsi mourir pour lui, puisque ses filles, ses femmes, ses mères, pour lui, acceptaient la séparation, la douleur silencieuse, lourde, longue, si longue de « celles qui restent », inconsolables, fidèles, auprès d’un tombeau ? L’amour est fort comme la mort !


Marie-Claire DAVELUY


(Fin de la deuxième partie)


N. B. — Ce roman aura une troisième partie, intitulée : Le mariage de Josephte.