Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume IIp. 1-22).
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CHAPITRE VII.

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Le comte Aloyse de Kallheim, possesseur d’une vaste propriété sur les frontières de la Saxe, avait invité son gracieux seigneur à venir honorer de sa présence une grande partie de chasse à laquelle devait assister toute la cour. Des tentes dressées sur le penchant d’une colline au bord de la route de Dahne offraient un abri contre l’ardeur du soleil à la brillante société qui s’y réunissait pour se reposer des fatigues de la chasse, et pour y savourer, au son joyeux de mille instrumens, les douceurs d’un repas champêtre.

Le prince électeur, la poitrine à demi découverte, et le chapeau orné d’une branche verte, selon la mode des chasseurs, était nonchalamment assis à côté de dame Héloïse, la femme du chambellan Hanz, qui quelques années auparavant avait été l’objet de ses premières amours.

« Buvons à la santé du malheureux qui passe sur la grande route, quel qu’il puisse être, » dit-il à la noble dame en lui présentant une coupe, et lui montrant la voiture escortée de cavaliers qui passait lentement le long des tentes.

Dame Héloïse, jetant sur lui un regard plein d’admiration et de respect, se leva pour répondre à son invitation, lorsque le comte de Kallheim s’approcha d’un air embarrassé, et dit en balbutiant que l’homme qui passait en voiture n’était autre que Michel Kohlhaas. Tout le monde fut étonné, parce que l’on savait qu’il avait quitté Dresde six jours auparavant.

Le chambellan se hâta de renverser sa coupe sur la terre, et le prince posa la sienne en rougissant.

Le chevalier de Malzahn ayant salué avec respect la compagnie qu’il ne connaissait pas, les convives reprirent le cours de leurs plaisirs, sans s’inquiéter davantage de l’infortuné maquignon, dont le voyage avait été si fort prolongé par la maladie d’un de ses enfans.

Vers le soir, toute la société s’étant dispersée pour jouir du spectacle d’un cerf aux abois, dame Héloïse, appuyée sur le bras du prince, s’égara jusqu’à la chaumière où Kohlhaas et son escorte s’étaient arrêtés pour la nuit. Dame Héloïse, très-curieuse de connaître cet homme extraordinaire, entraîna le prince en l’assurant qu’il était méconnaissable dans ses habits de chasse. Celui-ci, incapable de résister à ses instances, enfonça son chapeau sur ses yeux, et disant avec amour : « Folie, tu gouvernes le monde, et ton trône est la bouche d’une belle femme, » il entra avec elle dans la maison.

Kohlhaas, assis sur un tas de paille, le dos appuyé contre la muraille, tenait son enfant malade dans ses bras, et lui donnait à manger, lorsque la noble dame, s’approchant, lui adressa plusieurs questions, auxquelles il répondit d’une manière brève, mais satisfaisante.

Le prince, qui ne savait que lui dire, ayant remarqué un petit étui de plomb suspendu à son cou par un cordon de soie, lui demanda ce qu’il contenait.

« Cet étui, dit Kohlhaas, renferme un petit billet cacheté que je reçus d’une manière bien étrange, il y a environ six mois, lorsqu’après avoir quitté Kohlhaasenbruck pour marcher à la recherche du gentilhomme qui m’a fait tant de mal, comme vous le savez peut-être, je passai à Juterbok. Le prince électeur de Saxe et le prince de Brandenbourg s’y trouvaient réunis. Un soir qu’ils se promenaient dans la ville pour jouir de la vue de la foire qui avait lieu en ce moment, ils virent une magicienne montée sur une banquette, prédisant l’avenir au peuple qui l’entourait. Ils lui demandèrent en plaisantant si elle n’avait rien à leur annoncer. J’étais trop loin pour entendre ce qui fut dit entre eux, et je montai sur un banc qui se trouvait derrière moi, moins par curiosité que pour faire place à ceux qui me poussaient.

» À peine fus-je dans cette position, qui m’exposait entièrement à la vue de cette femme, qu’elle descendit de sa banquette, s’élança vers moi au travers de la foule, et me remit ce petit billet cacheté, me disant que c’était une amulette que je devais conserver soigneusement, parce qu’elle me sauverait la vie.

» C’est sûrement à elle que je dois de n’avoir point péri à Dresde, et peut-être me préservera-t-elle encore à Berlin. »

À ces mots, le prince s’assit en pâlissant, et dame Héloïse lui demandant ce qu’il avait, il ne put répondre, et tomba sans connaissance avant qu’elle eût le temps de s’élancer à son côté et de le soutenir dans ses bras.

Des chasseurs le relevèrent et le mirent sur un lit. Le trouble fut à son comble lorsque le chambellan, qu’on avait envoyé chercher, après avoir fait toutes les tentatives pour le rappeler à la vie, dit qu’il semblait frappé de la foudre.

Il le fit transporter à pas lents jusqu’à la maison du comte de Kallheim, et le médecin, arrivé le lendemain matin, déclara qu’il avait tous les symptômes d’une fièvre nerveuse.

Dès qu’il fut mieux, sa première question concerna Kohlhaas. Le chambellan, se méprenant sur son sentiment lui serra la main avec affection, et lui assura qu’il pouvait être parfaitement tranquille, cet homme devant être déjà hors de la Saxe ; puis il lui demanda ce qu’avait pu lui dire Kohlhaas pour le jeter dans cet état.

Le prince lui parla de l’étui que portait le maquignon, et lui assura qu’il était la seule cause de tout son mal. Puis il le supplia, en lui saisissant la main, de lui faire avoir cet objet, dont la possession était pour lui de la plus grande importance.

Le chambellan, ne comprenant rien au désir de son maître, dit qu’il n’y avait aucun moyen de s’en emparer, Kohlhaas n’étant probablement plus en Saxe. Puis voyant que le prince se cachait avec désespoir dans ses coussins, il lui demanda ce que contenait cet étui et par quel hasard il en avait eu connaissance. Le prince, blessé de la froideur du chambellan, ne lui répondit point, et, les yeux fixés sur le mouchoir de poche qu’il tenait à la main, il lui ordonna d’appeler un jeune chasseur dont il s’était déjà souvent servi pour des commissions délicates.

Exposant à ce jeune homme toute l’importance qu’il attachait à la possession de l’étui de Kohlhaas, il lui demanda s’il voulait gagner un droit éternel à sa reconnaissance en cherchant à s’en rendre maître avant que Kohlhaas eût atteint Berlin.

Le chasseur, sans se laisser effrayer par la singularité de cette commission, l’assura qu’il était entièrement dévoué à son service.

Le prince lui remit une attestation de sa main par laquelle il offrait à Kohlhaas la liberté et la vie s’il voulait lui livrer le billet que contenait l’étui de plomb.

Ayant eu le bonheur d’atteindre Kohlhaas dans un village voisin de la frontière où il s’était arrêté pour dîner, le jeune homme trouva le moyen de s’introduire auprès de lui et de lui faire part des propositions du prince. Mais le maquignon, qui connaissait maintenant le nom et le rang du seigneur qui s’était trouvé mal à la vue de son amulette et à l’ouïe de son récit, répondit, avec beaucoup de calme, qu’il ne tenait plus à la vie et qu’il préférait garder le billet. « Le prince a pu me faire marcher à l’échafaud, ajouta-t-il, maintenant je puis à mon tour lui causer du chagrin, et j’en jouis. »

L’état du prince, à cette nouvelle, empira tellement, que le médecin desespéra de sauver ses jours. Cependant, grâce à la force de sa constitution, il se trouva au bout de quelques semaines convalescent et en état d’être conduit à Dresde.

Dès qu’il fut arrivé dans sa capitale, il fit appeler le prince Christiern de Meissen et lui demanda où en était l’affaire du maquignon. Celui-ci lui répondit que le conseiller Eibenmayer était parti pour Vienne, selon ses ordres, dès l’arrivée du savant avocat que l’électeur de Brandenbourg avait envoyé à Dresde pour attaquer le gentilhomme au nom de Kohlhaas ; et comme le prince montra du mécontentement de ce que l’on eût suivi ses ordres si ponctuellement, il ajouta que le conseiller s’était empressé d’accuser Kohlhaas, devant la cour de Vienne, d’avoir troublé la paix du royaume, afin de prévenir la condamnation qui était près d’accabler le gentilhomme de Tronka.

L’électeur, se tournant pour cacher au prince Christiern ce qui se passait dans son âme, avoua qu’il n’avait rien à redire à cela ; et après lui avoir demandé avec indifférence ce qui s’était passé dans la ville pendant son absence, il le congédia.

Le même jour il écrivit à l’empereur une lettre particulière pour le supplier de la manière la plus persuasive, pour des raisons qu’il lui dirait plus tard, de vouloir bien lui faire la grâce d’ajourner le procès de Kohlhaas.

L’empereur lui répondit que le changement survenu dans ses désirs l’étonnait au-delà de toute expression ; mais que le maquignon étant cité au tribunal de l’empire comme perturbateur de l’ordre établi, lui, qui en était le chef, l’avait déclaré digne de toute la sévérité des lois, et qu’il venait d’envoyer l’assesseur de la cour, Franz Muller, à Berlin, pour faire accomplir son jugement.

Cette lettre abattit entièrement le courage du prince, et il perdit tout espoir en recevant la nouvelle que Kohlhaas avait été condamné à mourir sur l’échafaud. Ne pouvant supporter l’idée de perdre à jamais cet homme, il écrivit au prince de Brandenbourg qu’il ne comprenait pas que le maquignon fût condamné à mort. Il l’assurait que, malgré la sévérité avec laquelle il avait été traité en Saxe, il n’avait jamais eu l’intention de le faire mourir, et qu’il serait inconsolable si la faveur qu’il croyait lui avoir accordée en consentant à ce qu’il fût jugé à Berlin, le conduisait à un sort plus funeste.

L’électeur de Brandenbourg lui répondit que l’intervention de l’empereur dans cette affaire ne lui permettait plus d’adoucir le sort de Kohlhaas, et que les progrès de Nagelschmidt, dont les forces augmentaient chaque jour, en menaçant le Brandenbourg, rendaient nécessaire et désirable un acte de sévérité contre l’infortuné maquignon.

Le prince, accablé des soucis et du chagrin que lui causait toute cette affaire, tomba de nouveau malade. Le chambellan étant venu le voir, se jeta à ses genoux, et le pria, par tout ce qu’il avait de plus sacré et de plus cher, de lui ouvrir son cœur et de lui confier ce que contenait le billet qu’il désirait tant avoir. L’électeur lui dit de fermer la porte à clef, de s’asseoir sur son lit ; puis, saisissant sa main, qu’il pressa sur son cœur en soupirant, il commença en ces termes :

« Ta femme t’a sûrement déjà raconté que, le troisième jour de ma réunion à Juterbok avec le prince électeur de Brandenbourg, nous y rencontrâmes une prophétesse, et que le prince, étourdi comme il est de son naturel, avait aussitôt résolu de consulter cette femme, dans le but d’anéantir, en présence de tout le peuple, la réputation dont elle jouissait. Il lui demanda de lui indiquer, à l’instar de la sibylle romaine, quelque signe de la vérité de ses prédictions.

» Après nous avoir mesurés rapidement de la tête aux pieds, elle lui répondit hardiment que le signe auquel il reconnaîtrait la vérité de ses paroles serait la rencontre que nous ferions, en quittant la place, du chevreuil que le fils du jardinier élevait dans le parc du château. Tu dois savoir que cet animal, destiné à la table de la cour, était élevé dans la partie la plus retirée du parc, enfermé par plus d’une porte, et tout-à-fait dans l’impossibilité de paraître sur la place du marché. Cependant, pour être plus sûr encore de dévoiler ses mensonges, le prince, après m’avoir consulté, envoya au château pour ordonner que le chevreuil fût tué sur-le-champ, et préparé pour le repas du jour suivant ; puis, se tournant vers la femme, devant laquelle il avait donné ses ordres tout haut, il lui dit : « Voyons maintenant ce que tu as à me prédire. »

» La devineresse, regardant dans une de ses mains avec beaucoup d’attention, prononça, d’un air solennel, les paroles suivantes : « Noble prince, ta grâce doit régner long-temps, ta maison se couvrir de gloire, et ta postérité, grande et noble, s’élever à plus de puissance que tous les princes et les seigneurs du monde. »

» Le prince, après avoir considéré, tout pensif, les traits de cette femme, me dit à demi voix qu’il se repentait d’avoir commandé la mort du chevreuil, et tandis que les chevaliers de sa suite, poussant des cris de joie, faisaient pleuvoir l’argent dans une cassette que la sibylle tenait ouverte devant elle, il lui demanda, en lui présentant une pièce d’or, si elle avait à me prédire un aussi beau destin. Au lieu de répondre, elle plaça sa main sur sa figure, pour se préserver du soleil comme si elle en était incommodée ; elle me regarda, et lorsque je lui eus renouvelé la question du prince, et que je lui eus dit en plaisantant qu’elle paraissait n’avoir rien de bon à m’apprendre :

« Non, me dit-elle à l’oreille, d’un ton plein de mystère.

— Quoi ! m’écriai-je tout troublé, en faisant deux pas vers cette figure, dont le regard froid et sans vie ressemblait à celui d’une statue de marbre ; de quel côté ma maison est-elle menacée ? »

» La sibylle, prenant un morceau de charbon et un petit papier à la main, me dit qu’elle allait y écrire le nom du dernier prince de ma maison, le nombre d’années qu’elle devait encore conserver sa puissance, et le nom de celui qui l’en dépossèderait par la force des armes.

» Ayant fait cela en présence de toute la foule, elle cacheta le billet, et lorsque je voulus m’en saisir avec toute l’impatience et la curiosité que tu peux imaginer : « Non, mon seigneur, me dit-elle en repoussant ma main, je vais le remettre à cet homme qui porte un plumet à son chapeau, et qui est debout sur un banc devant l’église ; » et avant que je pusse comprendre quelques paroles qu’elle ajouta, elle se mêla à la foule, sans que je pusse voir ce qu’elle faisait.

» Dans cet instant, et pour ma consolation, le messager du prince vint l’avertir que le chevreuil était tué, et qu’il l’avait vu emporter dans la cuisine par deux chasseurs. Le prince, me prenant par le bras, me fit prendre le chemin de la maison, en m’assurant que cette femme n’avait dit que des folies indignes de l’argent que nous y avions perdu.

» Mais quel fut notre saisissement lorsqu’un cri, s’élevant sur la place, nous fit tourner la tête, et que nous vîmes un énorme chien, traînant après lui le chevreuil tué, qu’il avait dérobé dans la cuisine du château. Épouvanté par les cris des cuisiniers qui le poursuivaient, il déposa sa proie à nos pieds, et s’enfuit.

» La foudre tombant devant moi ne m’eût pas plus anéanti que la vue de cet animal, qui constatait la vérité de tout ce qu’avait prédit la sibylle. Mon premier soin, dès que je me trouvai seul, fut de chercher partout l’homme au plumet ; mais toutes les recherches que je fis faire restèrent inutiles, et ce n’est que dans la chaumière de Dahne que j’ai retrouvé mon homme, »

Alors, lâchant la main du chambellan, le prince essuya la sueur de son front, et tomba, accablé de douleur, sur ses coussins.

Le chambellan, qui jugea tout-à-fait inutile d’opposer son jugement à celui du prince, lui conseilla de chercher un moyen de se rendre maître du billet, puis d’abandonner l’homme à son destin. Le prince, désespéré, l’assura qu’il ne savait plus qu’imaginer.

Le chambellan était obligé de se rendre à Berlin pour la succession de l’oncle de sa femme, l’archi-chancelier comte de Kallheim. Il promit au prince de faire une dernière tentative auprès de Kohlhaas ; mais, au bout de quelques jours, il lui fit savoir que toutes ses peines étaient perdues ; qu’il ne fallait plus songer à posséder jamais le billet, à moins qu’il n’y eût quelque moyen de s’en emparer après l’exécution de Kohlhaas, qui devait avoir lieu le lundi des Rameaux.

À cette nouvelle, le prince, qui, pour calmer son chagrin, avait fait venir deux célèbres astrologues, espérant trouver quelque sujet de consolation dans leurs horoscopes, dont l’explication n’avait fait qu’ajouter à ses craintes celle d’une guerre prochaine avec la Pologne ; le prince, dis-je, navré d’un désespoir insupportable à son âme, usée par tant d’inquiétudes mortelles, passa deux jours enfermé dans sa chambre, dégoûté de la vie, refusant toute nourriture ; ensuite, ayant fait dire au gubernium qu’il se rendait à la chasse chez le prince de Dessau il quitta Dresde.

Mais on apprit que le prince de Dessau était malade et que son excellence n’y avait point paru.

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