Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume Ip. 122-143).
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CHAPITRE VI.

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C’est là qu’en étaient les choses à Dresde, lorsqu’un orage se formant à Lutzen, vint fondre sur la tête du malheureux Kohlhaas, et ranimer les espérances des seigneurs de Tronka, qui résolurent d’en profiter pour le perdre.

Jean Nagelschmidt, l’un des hommes réunis par Kohlhaas et congédiés par lui à l’apparition de l’amnistie, avait trouvé bon de rassembler de nouveau, sur les frontières de la Bohême, une partie de ses anciens camarades, et de faire pour son propre compte le métier que lui avait enseigné le maquignon. Ce misérable, pour imposer aux coquins qui se joignaient à lui et donner plus d’éclat à ses brigandages, se disait le défenseur de Kohlhaas. Il prétendait que l’amnistie promise à ceux qui retourneraient tranquillement dans leurs foyers n’avait point été tenue, et que Kohlhaas lui-même, par la plus lâche perfidie, avait été arrêté dès son arrivée à Dresde et mis entre les mains d’une garde. Dans des placards semblables à ceux de Kohlhaas, il invitait les chrétiens à venir se joindre à lui pour veiller à l’exécution de l’amnistie promise par le prince. Dans le fait, il ne s’intéressait nullement au sort de Kohlhaas, et tout cela n’était qu’un prétexte pour pouvoir se livrer de nouveau au désordre et au pillage.

Les chevaliers ne purent cacher leur joie à la pensée de la nouvelle face qu’allait prendre toute cette affaire. Ils répandirent le bruit que Nagelschmidt avait pris les armes d’accord avec Kohlhaas, que celui-ci, après un faux semblant de soumission, avait caché sa troupe dans les forêts des environs, où elle n’attendait qu’un signal de lui pour en sortir de nouveau avec le fer et le feu.

Le prince Christiern de Meissen, très-mécontent de cette tournure des choses, voulut avoir un entretien avec Kohlhaas.

Il le fit demander, et le marchand s’y rendit avec ses deux fils que Sternbald lui avait ramenés du Mecklembourg.

Après lui avoir fait quelques questions, sur l’âge et le nom de ses enfans, le prince s’ouvrit à lui sur la rebellion de son ancien domestique Nagelschmidt, et lui présentant le mandat de cet homme, il lui demanda ce qu’il avait à dire pour sa justification.

Quelque vif et profond effroi qu’il ressentît à la vue de ce papier, le maquignon eut cependant peu de peine à se justifier devant un homme aussi juste que le prince, des préventions qui l’accusaient. Quelques papiers qu’il avait sur lui, lui prouvèrent aussitôt l’invraisemblance de son accord avec Nagelschmidt, qu’il avait résolu de faire pendre à Lutzen pour le punir de son insubordination, lorsque l’amnistie avait paru. Ils s’étaient quittés ennemis mortels.

Kohlhaas, sur l’invitation du prince, écrivit sous ses yeux une lettre à Nagelschmidt pour lui représenter toute l’indignité de sa rebellion, et l’avertir qu’en réunissant de nouveau ses gens après la publication de l’amnistie, il avait attiré sur lui toute la colère des lois.

Le prince ayant rassuré Kohlhaas en lui rappelant que tant qu’il serait à Dresde l’amnistie ne pouvait être rompue, il baisa encore une fois les enfans, leur donna quelques fruits qui étaient sur la table, serra la main du marchand et le salua.

Tous les efforts du grand-chancelier pour terminer ce procès avant que quelque nouvelle charge contre Kohlhaas vint aggraver sa cause, furent paralysés par ceux des seigneurs de Tronka, dont le but était au contraire de le traîner en longueur. Renonçant à l’aveu muet de la faute qu’ils avaient opposé jusqu’alors à l’accusation, ils commencèrent à la nier entièrement. Ils prétendirent, tantôt que les chevaux de Kohlhaas avaient été retenus au château sans le consentement du gentilhomme, par la seule volonté du châtelain et de l’intendant, tantôt qu’ils avaient été attaqués d’une violente maladie, peu après leur établissement à Tronkenbourg, et enfin ils produisirent un édit par lequel, douze ans auparavant, le passage des chevaux du Brandenbourg en Saxe avait été momentanément défendu à cause d’une maladie du bétail. Par ce document, clair comme le jour, la compétence du gentilhomme pour arrêter les chevaux sur la frontière se trouvait pleinement établie.

Kohlhaas ayant reçu de son digne voisin de Kohlhaasenbruck la permission de reprendre sa ferme, sous la condition d’un petit dédommagement, imagina de se servir du prétexte que sa présence était nécessaire pour terminer cet arrangement, afin de forcer ses juges à prendre une décision et à prononcer sur son destin.

Il se rendit chez le grand-chancelier, et, lui montrant la lettre de son voisin, il dit que sa présence ne paraissant pas nécessaire à Dresde dans ce moment, il désirait aller passer à Kohlhaasenbruck huit ou dix jours, au bout desquels il promettait d’être de retour.

Le grand-chancelier, prévoyant tout le tort que pourrait lui faire une absence de quelques jours, dans de pareilles circonstances, lui répondit d’un air mécontent que sa présence était plus nécessaire que jamais pour que le jugement ne se prononçât pas en faveur de ses adversaires.

Mais Kohlhaas l’ayant assuré qu’il avait une entière confiance en son avocat, et renouvelant sa demande, le grand-chancelier, après une pause, lui dit qu’il n’avait qu’à demander un permis au prince de Meissen.

Kohlhaas, qui lisait dans le cœur du grand-chancelier, s’affermit toujours davantage dans sa résolution, et se plaçant à sa table, il écrivit au prince de Meissen, comme chef du gubernium, pour obtenir de lui la permission de se rendre, pour quelques jours, à Kohlhaasenbruck.

Il reçut du baron Siegfried de Wenk, qui remplaçait le prince de Meissen au gubernium, pendant son séjour dans ses terres, la réponse que son désir serait exposé à son altesse le prince électeur, dont on lui ferait connaître la volonté.

Kohlhaas, dont le cœur commençait à battre avec inquiétude, attendit quelques jours la décision du prince ; une semaine s’étant écoulée tout entière sans qu’il reçût aucun message de la cour, il se décida à renouveler sa demande.

Mais quelle fut sa surprise lorsque, le soir du jour suivant, après avoir vainement attendu la réponse désirée, il vit de sa fenêtre que sa garde avait abandonné le pavillon qui lui avait été assigné pour demeure.

Thomas, qu’il appela pour lui demander ce que cela signifiait, répondit en soupirant :

« Monsieur, tout ne va pas comme cela devrait aller. Les lansquenets sont plus nombreux aujourd’hui ; ils se sont dispersés tout à l’entour de la maison. Il y en a deux, armés de lances, à la porte de la rue, deux à celle du jardin, et trois autres se sont établis dans l’antichambre, où ils prétendent passer la nuit. »

Kohlhaas devint pâle comme la mort. Il entendit au même instant un cliquetis d’armes, qui lui prouva la vérité de ce que venait de lui dire le vieux Thomas.

Quelque peu d’envie qu’il eût de dormir, il se mit au lit, où sa résolution fut bientôt prise pour le lendemain. Rien ne lui déplaisait plus, dans le gouvernement, que l’apparence de justice sous laquelle l’amnistie était rompue indignement. S’il était réellement prisonnier, ce qui semblait hors de doute, il voulait savoir pourquoi.

Le lendemain matin, il fit atteler sa voiture, disant qu’il voulait aller dîner à Lokwitz, chez un de ses anciens amis, qu’il avait rencontré à Dresde, et qui l’avait invité à le visiter avec ses enfans.

Les lansquenets, voyant ses préparatifs, envoyèrent secrètement un des leurs à la ville, et peu de minutes après, Kohlhaas, qui paraissait tout occupé de l’habillement de ses enfans, remarqua quelques archers, qui entrèrent avec leur officier dans la maison en face de la sienne.

Il fit approcher sa voiture, y plaça ses deux fils, et après avoir consolé ses petites filles, auxquelles il avait ordonné de rester avec la fille du vieux Thomas, il y monta lui-même, en disant aux lansquenets qu’ils n’avaient pas besoin de l’accompagner. Mais à peine était-il assis, que l’officier des archers, sortant avec sa suite de la maison où il était entré, vint lui demander où il allait, et pourquoi il ne se faisait pas suivre de la garde que lui avait donnée le prince de Meissen.

Kohlhaas répondit en souriant qu’il allait chez un ami, dans la maison duquel il serait parfaitement en sûreté, et qu’il voulait profiter de la liberté que le prince lui avait accordée de ne plus se servir de la garde, dès qu’il le trouverait convenable.

L’officier prétendit que le baron de Wenk, qui était en ce moment le chef de la police, lui avait ordonné de le faire garder soigneusement, et il le pria, puisqu’il ne voulait pas se faire accompagner de ses lansquenets dans sa partie de plaisir, de venir avec lui au gubernium pour éclaircir le malentendu qui, sans doute, causait ce conflit.

Kohlhaas, impatient de voir enfin son sort se décider, lui dit qu’il était prêt à le suivre. Le cœur vivement ému, il fit rentrer les enfans, et se rendit avec l’officier au gubernium.

Le baron de Wenk se trouvait en ce moment même en conférence avec un des hommes de la bande de Nagelschmidt que l’on venait d’arrêter. Dès qu’il aperçut Kohlhaas, il lui demanda durement ce qu’il voulait ; et celui-ci lui exposa humblement le désir qu’il avait d’aller à Lokwitz sans être accompagné des lansquenets. Le baron, changeant de couleur, lui répondit qu’il ferait bien de se tenir tranquille dans sa maison, et de renoncer à la bonne chère qu’il comptait faire chez son ami.

Puis se tournant vers l’officier, il lui rappela qu’il avait reçu l’ordre de veiller sur cet homme, et de ne le laisser sortir que sous la garde de six lansquenets armés.

« Quoi ! s’écria Kohlhaas, suis-je donc prisonnier, et dois-je croire que l’amnistie qui m’a été accordée à la face du monde soit si indignement violée ?

— Oui, oui, oui, » lui répondit le baron d’un air emporté ; puis lui tournant le dos, il retourna auprès de l’homme de Nagelschmidt.

Kohlhaas quitta la salle rempli de tristesse ; car il voyait bien qu’il venait de perdre le dernier espoir de se sauver par la fuite. Cependant il se félicitait intérieurement de se voir délivré de l’obligation de rester fidèle aux articles de l’amnistie.

Nagelschmidt, vivement repoussé de tous les côtés dans les vallées de l’Erzgebirge, prêt à succomber, et privé de tout secours, tenta d’intéresser Kohlhaas à son destin.

Étant instruit de la manière dont il était traité à la cour, il pensa qu’il ne lui serait pas difficile de l’engager à changer l’inimitié qui régnait entre eux en une nouvelle alliance.

Il lui envoya, par un de ses hommes, une lettre à peine lisible, où il lui offrait, à condition qu’il viendrait à Altembourg se remettre à la tête de sa troupe, tous les moyens de s’échapper de Dresde ; il lui promettait d’être à l’avenir plus soumis qu’auparavant, et de lui donner la première preuve de sa fidélité en venant lui-même l’arracher de sa prison.

Le jeune homme, porteur de cette lettre, eut le malheur d’être attaqué d’une fièvre violente, dans un village voisin de Dresde. Pendant le cours de sa maladie, la lettre tomba entre les mains des gens qui le secouraient, et dès qu’il fut rétabli, il fut arrêté et conduit par la garde au gubernium.

Le baron de Wenk, instruit de cette circonstance, se rendit chez le prince électeur, où se trouvaient réunis les seigneurs Kunz et Hinz de Tronka et le président de la chancellerie, comte de Kallheim. Ces messieurs furent de l’avis qu’il fallait aussitôt arrêter Kohlhaas, et porter contre lui une grave accusation pour ses secrètes relations avec Nagelschmidt, considérant que la lettre écrite par ce dernier ne pouvait avoir été que la suite d’une alliance antérieure avec le maquignon.

Le prince électeur se refusait encore à rompre l’amnistie accordée par lui à Kohlhaas ; il lui semblait au contraire que cette lettre établissait la probabilité qu’il n’existait aucune alliance entre lui et Nagelschmidt, et il résolut qu’avant de rien entreprendre on lui ferait remettre la lettre, et que l’on déciderait de son sort d’après sa réponse.

Le lendemain le jeune homme fut tiré de sa prison, conduit au gubernium, où le baron lui remit sa lettre ; et sous la promesse de le soustraire au châtiment qui l’attendait, il lui ordonna de la porter à Kohlhaas, comme si rien n’était arrivé.

Le maquignon, qui, quelques jours auparavant, aurait pour toute réponse livré le messager entre les mains des lansquenets, aigri maintenant par l’injustice du prince qui l’avait fait prisonnier, et persuadé qu’il était perdu sans retour, regarda le jeune homme avec tristesse, et lui demanda de revenir au bout de quelques heures ; puis il écrivit à Nagelschmidt qu’il acceptait sa proposition de reprendre le commandement de sa troupe, qu’il le priait en conséquence de lui envoyer une voiture et deux chevaux dans la ville neuve de Dresde, et deux cavaliers hardis et courageux pour l’aider à se débarrasser de ses lansquenets, dans le cas où il ne pourrait les gagner ; qu’il refusait du reste sa présence à Dresde, la regardant comme inutile et dangereuse. Il joignit à ce billet un rouleau de vingt couronnes d’or pour l’indemniser de ses frais.

Le messager étant revenu vers le soir, il lui remit le tout, en le priant de bien remplir son message.

Tout-à-fait indifférent à la rebellion de Nagelschmidt, son intention était de se rendre à Hambourg avec ses cinq enfans, de s’y embarquer pour le Levant, pour les Indes orientales, ou pour toute autre contrée où le soleil luirait sur des hommes différens de ceux qu’il connaissait ; car l’affaire de ses chevaux avait rempli son âme d’amertume et de haine contre l’humanité.

À peine la réponse de Kohlhaas fut-elle parvenue au château, qu’il fut arrêté par un ordre émané du cabinet du prince électeur, chargé de lourdes chaînes, et conduit dans la tour. Interrogé sur sa lettre à Nagelschmidt, il ne put nier qu’il l’avait écrite, et n’ayant rien à dire pour sa justification, il fut condamné à la marque et aux galères.

Ce fut à cette époque que l’électeur de Brandenbourg, animé du désir de sauver Kohlhaas, adressa à la cour de Saxe un édit par lequel il réclamait son sujet, le maquignon de Kohlhaasenbruck.

Le vaillant capitaine Henri de Geusau l’avait instruit depuis peu de l’histoire de cet homme extraordinaire, et de la faute dont s’était rendu coupable son archichancelier, le comte de Kallheim. Le prince, indigné de la complicité de ce parent du gentilhomme, l’avait aussitôt disgracié et remplacé par Henri de Geusau, qu’il chargea du soin de secourir Kohlhaas.

Celui-ci, rempli de pitié pour le malheureux auquel il s’était toujours intéressé, résolut d’employer tous ses moyens à le sauver.

Il demanda, au nom de son prince et des lois divines et humaines, qu’on lui livrât Kohlhaas pour qu’il fût puni des forfaits dont il était accusé, selon les lois du Brandenbourg ; de plus, il réclamait la permission d’envoyer à la cour de Dresde un procureur qui plaiderait de nouveau, au nom de Kohlhaas, et lui ferait obtenir justice pour la malheureuse affaire des chevaux.

Après un premier refus, l’archi-chancelier de Geusau déclara que son prince saurait soutenir ses droits, que Kohlhaasenbruck était sur le territoire brandenbourgeois, et que la sentence exécutée contre l’un de ses sujets serait regardée comme une atteinte aux droits des nations.

L’électeur de Saxe, effrayé par la nouvelle de l’alliance que la couronne de Pologne venait de former contre lui avec la cour de Berlin, trouva prudent, ainsi que le chambellan Kunz et le prince Christiern, de consentir à ce que demandait Henri de Geusau.

Kohlhaas fut cédé à la cour de Berlin qui, après s’être informée de l’accusation portée contre le maquignon, résolut d’en appeler à l’empereur, et lui envoya pour cela une relation détaillée de la guerre de Kohlhaas dans la Saxe, et de la rupture indigne de l’amnistie qui lui avait été accordée.

Huit jours après, le maquignon partit de Dresde avec ses cinq enfans, escorté par le chevalier Frédéric de Malzahn, que l’électeur de Brandenbourg lui avait envoyé avec six chevaliers.