Traduction par A.-I. et J. Cherbuliez.
(Contes, volume Ip. 35-53).
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CHAPITRE II.

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Arrivé à la capitale, Kohlhaas composa, avec l’aide d’un homme de loi de sa connaissance, une plainte dans laquelle il fit le récit détaillé de la violence exercée par le gentilhomme de Tronka contre lui et son domestique Herse, et des dommages soufferts par tous deux. La circonstance que les chevaux avaient été retenus injustement au château, indépendamment de toutes les autres, semblait devoir assurer au marchand le prompt redressement du tort qui lui avait été fait. Pendant son séjour à Dresde, il ne manqua point d’amis qui lui promirent de prendre chaudement ses intérêts. Son commerce étendu et sa parfaite probité lui avaient gagné la bienveillance des hommes les plus distingués du pays.

Il mangea plusieurs fois chez son avocat, et après lui avoir remis une somme d’argent destinée aux frais de la procédure, il revint, entièrement tranquille sur le succès de son affaire, auprès de sa femme, à Kohlhaasenbruck.

Cependant des mois s’écoulèrent, et la fin de l’année arriva, sans qu’il reçût aucune nouvelle de sa plainte, pendante devant les tribunaux. Après avoir fait plusieurs démarches inutiles auprès de son avocat, celui-ci lui écrivit que sa plainte avait été annulée par de puissantes insinuations, le gentilhomme de Tronka étant allié aux seigneurs Hinz et Kunz de Tronka, dont l’un était chambellan, l’autre grand échanson de l’électeur de Saxe.

Il lui conseillait de faire chercher ses chevaux à Tronkenbourg, et de renoncer à toutes poursuites juridiques, lui donnant à entendre que le gentilhomme, qui se trouvait en ce moment à la résidence, paraissait avoir ordonné à ses gens de les lui livrer ; et il terminait en le priant, dans le cas où il ne se contenterait pas ainsi, de vouloir bien lui épargner toute nouvelle intervention dans cette affaire.

Kohlhaas était depuis quelques jours à Brandenbourg. Le commandant de la ville, Henri de Geusau, dans l’arrondissement duquel se trouvait Kohlhaasenbruck, s’occupait à cette époque de plusieurs établissemens de charité, et entre autres il cherchait à mettre à profit, pour le soulagement des incurables, une source minérale que l’on venait de découvrir dans un village voisin. Michel Kohlhaas, qui le connaissait pour lui avoir quelquefois vendu des chevaux, obtint de lui la permission d’essayer l’efficacité des bains sur le pauvre Herse, qui, depuis ses aventures à Tronkenbourg, était resté affligé d’un grand mal de poitrine.

Le commandant était auprès de la baignoire où Michel avait fait placer Herse, lorsque le marchand reçut la lettre de l’avocat, que sa femme lui envoyait ; il remarqua, tout en causant avec le médecin, que Kohlhaas laissait tomber une larme sur le papier qu’il venait de lire, et s’approchant de lui avec bienveillance, il lui demanda la cause de son chagrin.

Le marchand, pour toute réponse, lui tendit la lettre ; lorsque le commandant eut appris l’horrible injustice exercée à Tronkenbourg contre le pauvre Herse, qui devait en rester malade toute sa vie, il frappa sur l’épaule de Kohlhaas, et lui dit qu’il ne fallait point se décourager et qu’il l’aiderait de tout son pouvoir.

Il le fit venir chez lui, lui conseilla d’écrire un court récit de l’événement et de l’adresser à l’électeur de Brandenbourg, en y joignant la lettre de l’avocat, lui promettant de les lui faire parvenir avec d’autres papiers qu’il avait à lui envoyer. Il assura que cette démarche suffirait pour dévoiler les artifices du gentilhomme de Tronka et lui faire obtenir pleine justice.

Kohlhaas, vivement réjoui, le remercia de cette preuve de bienveillance et lui dit qu’il regrettait seulement de ne s’être pas d’abord adressé à la cour de Berlin ; puis étant entré dans le cabinet du commandant, il écrivit sa plainte qu’il lui laissa, et s’en retourna bien rassuré à Kohlhaassenbruck.

Il eut cependant le chagrin d’apprendre, quelques semaines après, d’un juge qui se rendait à Postdam par l’ordre du commandant, que le prince électeur avait remis son affaire entre les mains de son chancelier le comte de Kallheim, qui, au lieu de s’occuper immédiatement de la poursuite et de la punition du gentilhomme de Tronka, avait fait prendre des informations préalables auprès de la cour de Dresde.

Le juge ne put rien répondre de satisfaisant à cette question de Kohlhaas :

« Pourquoi procéder ainsi ? »

Il parut pressé de continuer sa route ; mais, par quelques mots qu’il laissa échapper, le marchand apprit que le comte de Kallheim était allié à la maison de Tronka.

Kohlhaas, qui ne trouvait plus aucun plaisir ni dans son commerce, ni dans sa ferme, ni même auprès de sa femme et de ses enfans, passa le mois suivant dans une pénible attente ; ses dernières espérances furent détruites par le retour de Herse, qui lui apportait de Brandenbourg un rescrit accompagné d’une lettre du commandant. Celui-ci marquait à Michel son chagrin de n’avoir pu rien faire pour la réussite de sa cause, et lui conseillait de faire reprendre ses chevaux à Tronkenbourg et d’en rester là. Il lui envoyait la déclaration de la cour à son égard. Elle portait que le tribunal de Dresde avait déclaré sa plainte inutile, puisque le seigneur de Tronka ne lui contestait nullement le droit de venir prendre ses chevaux à Tronkenbourg, ou de lui indiquer le lieu où il devait les lui renvoyer. Dans tous les cas, il était invité à ne plus importuner les tribunaux de telles niaiseries.

Kohlhaas, qui n’avait que faire de ses chevaux et dont le chagrin eût été égal, s’il se fût agi d’une couple de chiens, Kohlhaas frémit de rage à la lecture de cet acte.

À chaque bruit qu’il entendait, il regardait vers la porte cochère avec la plus pénible anxiété qui eût encore agité son cœur, craignant par-dessus tout de voir les gens du seigneur de Tronkenbourg venir lui offrir quelque dédommagement pour la maigreur et la misère de ses chevaux. C’était le seul cas dans lequel il ne fût pas certain de se rendre maître du sentiment qui s’emparerait de son âme si bien formée par l’expérience de la vie.

Mais il apprit bientôt par un de ses amis qui venait de Tronkenbourg, que ses chevaux étaient employés comme tous ceux du château au labeur des champs. À cette nouvelle, qui constatait le désordre de la société, il éprouva une joie secrète de retrouver son âme en harmonie avec l’ordre et la justice.

Il fit venir chez lui le bailli, son voisin, qui désirait depuis long-temps augmenter ses possessions par l’acquisition des terres qui les entouraient, et il lui demanda ce qu’il donnerait de ses propriétés brandenbourgeoises et saxonnes, de sa maison, de sa ferme et de ses terres.

Lisbeth pâlit à ces mots, et se détournant, elle jeta sur son plus jeune enfant qui jouait derrière elle un regard où se peignit la mort.

Le bailli demanda à Michel, en le regardant avec beaucoup de surprise, pour quelle raison il se décidait tout-à-coup à une résolution si étrange.

Celui-ci répondit avec une fausse gaîté que la pensée de vendre sa ferme n’était pas nouvelle, puisqu’ils en avaient souvent parlé ensemble, qu’il ne faisait qu’y ajouter la maison de Dresde ; qu’enfin il était prêt, s’il voulait en faire l’estimation, à dresser le contrat de vente. Il ajouta avec un rire forcé, que Kohlhaasenbruck n’était pas le monde, et qu’en père prévoyant il pouvait désirer de mettre ordre à ses affaires, son âme lui disant qu’il était destiné à de grandes choses dont on entendrait bientôt parler.

Alors le bailli, posant sur la table sa canne et son chapeau qu’il avait jusque là tenus entre ses genoux, prit la feuille de papier que le marchand lui présentait, et Kohlhaas, se rapprochant de lui, lui expliqua que c’était un contrat éventuel à l’échéance de quatre semaines, qu’il n’y manquait plus que les sommes et les signatures, et il le pria de nouveau de vouloir bien lui faire une offre, ajoutant qu’il était pressé de conclure.

Lisbeth, le cœur plein de tristesse, allait et venait dans la chambre pour cacher le trouble qui l’agitait.

Le bailli ayant objecté qu’il ne pouvait estimer la maison de Dresde qu’il n’avait jamais vue, Kohlhaas dit qu’il la lui cèderait pour cent écus d’or, la moitié du prix qu’elle lui avait coûté. Son voisin, après avoir relu une seconde fois le contrat, séduit par cette manière facile de stipuler et presque décidé, demanda si les chevaux entraient dans le marché.

Kohlhaas répondit que son intention était de les garder, ainsi que les armes qui se trouvaient dans le magasin.

Alors le bailli prit la plume, et après avoir renouvelé une offre qu’il avait déjà faite autrefois à Kohlhaas, il parcourut le papier, et écrivit l’engagement d’un prêt de cent écus d’or sur les hypothèques du fonds de Dresde, qu’il ne voulait point regarder comme acheté jusqu’à deux mois, pendant lesquels Kohlhaas serait le maître de le reprendre, s’il se repentait de son marché.

Le marchand, touché de ce procédé, lui serra les mains avec beaucoup de reconnaissance ; et après être convenus que le quart du prix serait payé comptant et le reste au bout de trois mois sur la banque de Hambourg, le marchand fit apporter du vin pour boire au succès de sa négociation. Il dit à la servante qui apportait la bouteille de faire seller son cheval, parce qu’il voulait aller à la ville ; puis il se mit à parler des Turcs et des Polonais qui étaient alors en guerre, et entraîna son voisin dans mille conjectures politiques ; après avoir bu encore un coup à la réussite de ses projets, le bailli se retira.

Dès qu’il eut quitté la chambre, Lisbeth tombant aux genoux de Michel, s’écria : « Si tu me portes dans ton cœur, ainsi que les enfans que je t’ai donnés, si nous n’en sommes pas déjà rejetés, pour quelque raison à moi inconnue, dis-moi ce que signifie cette étrange résolution.

— Chère Lisbeth, dit Kohlhaas, pour ne point t’affliger, je t’ai caché la déclaration du tribunal dans laquelle il est dit que ma plainte contre le gentilhomme de Tronka n’est qu’une niaiserie. Il y a sans doute un malentendu là-dedans, et j’ai pris la détermination d’aller moi-même demander justice.

— Mais pourquoi vendre ta maison ? dit Lisbeth en se relevant.

— Ma chère amie, dit Kohlhaas en la pressant tendrement contre son sein, puis-je rester dans un pays qui ne veut pas soutenir mon droit, où je suis traité comme un chien que l’on repousse du pied. Je suis certain que tu penses comme moi.

— Sais-tu si l’on ne veut pas te rendre justice, Michel ? Si tu t’approchais humblement du prince, ta supplique à la main, qui te dit qu’il te repousserait sans vouloir t’entendre ?

— Eh bien, ma chère femme, si ma crainte est sans fondement, je suis encore à temps de reprendre ma maison. Le prince est juste, je le sais, et si j’ai le bonheur de parvenir jusqu’à lui, je ne doute pas d’obtenir satisfaction et de revenir dans peu de jours auprès de toi pour ne plus te quitter. Mais il est toujours prudent de se préparer au pire. Je désire donc que tu t’éloignes pour quelque temps, si cela se peut, et que tu te rendes avec nos enfans chez ta cousine à Schwérin.

— Quoi ! s’écria Lisbeth, je dois aller à Schwérin sur la frontière avec mes enfans ! » Et le saisissement l’empêcha d’en dire davantage.

« Sans doute, reprit Kohlhaas, et dès à présent, car la démarche que je médite ne veut aucun retard.

— Oh ! je te comprends, tu n’as besoin que d’armes et de chevaux, tout le reste deviendra ce qu’il pourra ; » et à ces mots, elle se laissa tomber en pleurant sur une chaise.

« Chère Lisbeth, lui dit Kohlhaas avec tristesse, que fais-tu ! Dieu m’a béni dans ma femme et dans mes enfans : devrais-je aujourd’hui pour la première fois désirer qu’il en eût été autrement ? » Puis il s’assit à côté de Lisbeth, qui, rougissant à ce reproche, se jeta toute confuse dans ses bras.

« Dis-moi, continua-t-il en jouant avec les boucles de cheveux qui tombaient sur son front, que dois-je faire ? Faut-il que j’aille à Tronkenbourg redemander mes chevaux au gentilhomme ? »

Lisbeth n’osa dire oui ; elle secoua la tête en pleurant, et s’attachant fortement à lui, elle couvrit sa poitrine d’ardens baisers.

« Si tu sens, s’écria Kohlhaas, que je dois me faire rendre justice pour continuer ensuite mon paisible commerce, accorde-moi aussi la liberté de choisir mes moyens. »

Puis, se levant, il ordonna au domestique qui venait lui dire que son cheval était sellé, de se préparer à conduire sa femme dès le lendemain à Schwérin.

« Il me vient une idée, s’écria Lisbeth en essuyant ses larmes, et en s’approchant de la table où Kohlhaas s’était mis à écrire ; permets que j’aille moi-même à Berlin présenter ta supplique au prince électeur. »

Kohlhaas, vivement touché de cette marque de tendresse, la prit de nouveau dans ses bras.

« Chère amie, lui dit-il, c’est impossible : le prince est tellement entouré qu’il est très-difficile de l’approcher. »

Lisbeth lui assura qu’il était plus facile à une femme de trouver accès auprès de lui.

« Donne-moi ta supplique, ajouta-t-elle, et si tu ne demandes que de la voir entre ses mains, je te le promets, elle y parviendra. »

Kohlhaas, qui connaissait déjà le courage et la prudence de sa femme, lui demanda comment elle comptait s’y prendre. Elle répondit, en rougissant et les yeux baissés, que le castellan du château avait prétendu à sa main lors de son service à Schwérin ; qu’il s’était marié depuis ; mais qu’il ne l’avait jamais oubliée, et qu’elle était sûre de réussir, soit pour cette raison, soit pour d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer ici.

Kohlhaas, l’embrassant avec beaucoup de joie, dit qu’il acceptait son offre, et qu’elle n’avait qu’à se rendre au château. Le même jour, il la fit partir pour Berlin, dans une bonne calèche, avec son domestique Sternbald.

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