Flammarion (p. 78-80).


XIX


Quand le domestique eut déposé, dans le salon, le plateau où était le café, M. d’Erdéval demanda au Procureur de la République :

— Vous nous avez promis de nous raconter…

— Voici… — dit le magistrat — hier soir… vers neuf heures à peu près, à l’instant où je sortais de table, on est venu me dire qu’une paysanne extraordinairement belle voulait à toute force me parler… On avait essayé de la renvoyer… de lui dire qu’elle me verrait au Parquet le lendemain… elle ne voulait rien entendre…

— Dame !… — fit Jean qui rentrait dans le salon après avoir cherché vainement Miche, qui n’avait pas reparu depuis sa lutte avec Anatole.

— Tu ne l’as pas trouvée ?… — demanda le vieux marquis.

— Non, grand-père !… mais les domestiques disent qu’à l’heure du dîner elle va venir, comme chaque soir, chercher du pain qu’elle mange dans sa chambre… Elle ne dîne plus depuis quelques jours…

— Oui !… — dit le magistrat — elle ne dînait plus, parce qu’elle voulait être dans la bibliothèque, à l’heure où Malansson menaçait habituellement monsieur votre grand-père… Elle assistait… par un trou qu’elle avait percé dans le plancher et le plafond… aux scènes qu’il lui faisait, de préférence. pendant les repas des domestiques, parce qu’il savait qu’il ne serait pas dérangé…

— C’est vrai !… balbutia le marquis étonné — mais comment savez-vous ça ?…

— Parce que Mlle Fanel me l’a dit… — répondit le procureur.

— Miche vous a dit quelque chose ?… — fit Jean ahuri.

— Elle m’a raconté tout ce qui se passait, et comment il fallait s’y prendre pour pincer Malansson tout à l’heure…

— Comment ?… Elle parle ?…

— Si elle parle ?… — répéta le magistrat, stupéfait à son tour — mais elle parle même très bien… et elle écrit encore mieux !… Elle m’a remis une sorte de mémoire pour que, aujourd’hui, je fasse filer Anatole, qui devait aller chez un homme d’affaires véreux de Saint-Lô… et ce mémoire est extraordinaire de clarté et d’élégance…

— Miche vous a remis un mémoire ?  ?  ?…

— Oui !…

— Mais elle ne sait pas écrire !…

— Je parle… — dit le magistrat — de la jeune fille qui nous a envoyé Malansson par la fenêtre ?… Nous nous entendons bien ?…

— Mais oui… seulement…

— Si nous écoutions ce que nous racontait M. le Procureur de la République ?… — proposa Olivier.

— J’ai donc reçu Miche… puisque Miche il y a… — reprit le Procureur — elle m’a raconté des choses que je savais déjà sur le compte de Malansson… d’autres que j’ignorais… Par exemple, qu’il avait menacé hier M. d’Erdéval, qu’il en avait obtenu la promesse d’une donation qui serait signée ce soir vers sept heures, et que, dans la journée, il viendrait sûrement chez l’individu louche qui lui rédigeait le projet de donation… Déjà, elle avait surpris plusieurs conversations entre cet homme et Malansson… elle m’engageait à le faire filer quand il arriverait à Saint-Lô par le train de deux heures… ce que j’ai fait…

Et puis, elle m’a demandé de vous prévenir, Monsieur… — continua le magistrat en se tournant vers le comte d’Erdéval — et c’est elle qui a écrit la dépêche, et qui à pensé à vous rassurer tout d’abord sur monsieur votre père, afin que vous ne pensiez pas qu’il lui était arrivé un accident…

— Pauvre Miche !… — fit Olivier…

Mlle Fanel… — reprit le Procureur — tient surtout à préserver les droits et la fortune de celui qu’elle appelle « monsieur Jean ».

— C’est moi !… — dit Jean très ému.

— Eh bien, monsieur, Miche a pour vous une véritable adoration… Elle voulait à tout prix sauver votre fortune… elle aime aussi votre grand-père… et vous tous, d’ailleurs !… Mais où donc a-t-elle été élevée ?… Ce n’est pas au couvent, ni dans une pension quelconque, qu’on a pu lui donner cette admirable écriture, et lui apprendre tout ce qu’elle sait. C’est inouï !… elle m’a indiqué l’article du code qu’elle croyait applicable au cas de ce mauvais drôle…

Le domestique ouvrit la porte et dit :

M. le docteur Bouvier voudrait dire un mot à M. le comte… il attend en voiture sur la route du moulin…

Mais pourquoi n’entre-t-il pas ?… — demanda le marquis avec un peu d’embarras.

— Je vais le chercher !… — dit Jean qui s’élança au dehors, pensant bien qu’il allait avoir des nouvelles de Miche.

Quelques minutes plus tard, il rentrait avec le docteur.

— Je viens de ramener Miche et de la coucher, commença le docteur Bouvier — je…

— Qu’est-ce qu’elle a ?… — s’écria le marquis inquiet.

— Une fièvre épouvantable !… Ce ne sera rien, j’espère… mais elle m’est arrivée tout à l’heure en très piteux état…

— Mais enfin qu’est-ce que c’est ?…

— Je ne sais pas au juste !… Probablement le surmenage terrible de ces derniers jours ?… songez qu’elle a fait en deux heures le trajet de Saint-Blaise à Saint-Lô… qu’elle est revenue dans la nuit, toujours courant, afin que l’on ne s’aperçût pas de son absence… que cette scène de tout à l’heure l’a bouleversée… et qu’elle a fait, pour s’achever, cinq kilomètres pour venir chez moi !… En voilà une qui a caché son jeu !… Elle en a une volonté, la mâtine !… Faire la muette pendant huit ans, sans une distraction, sans une défaillance !… C’est pas ordinaire !… comme dit Jean…

Et, s’adressant au marquis ébahi lui aussi, de la volonté de Miche, le docteur ajouta :

— Je me suis permis de faire transporter son lit dans la bibliothèque où elle a tant et si intelligemment vécu… et où elle aura plus d’air que dans sa petite chambre…

— Allons la voir ?… — proposa M. d’Erdéval.

Et tous grimpèrent le petit escalier de la tourelle que Miche, quelques heures plus tôt, avait dégringolé si vite, pour venir au se cours du vieux marquis.

Dans l’immense pièce toute pleine de livres admirablement tenue et arrangée avec goût, Miche, frissonnante, le visage très blanc, les yeux brillants, était étendue sur son tout petit lit.

Elle sourit en apercevant tout ce monde. Elle était heureuse de voir le docteur causer amicalement comme autrefois avec le vieux marquis.

— Ah !… — dit le Procureur, qui regardait la porte que Miche, dans sa précipitation, n’avait pas eu le temps de repousser — voilà donc la cachette d’où vous voyiez tout ce qui se passait au-dessous ?…

Il s’avança vers la porte. Jean, qui portait une lampe s’approcha pour l’éclairer.

— Non !… — cria Miche effarée — non !… n’entrez pas là !… pas là !…

Mais déjà Jean avait aperçu ses photographies entourées de fleurs, et près desquelles des vieux gants qui venaient de lui, et un petit collier de corail qu’il avait donné autrefois à Miche, étaient accrochés comme des reliques. Il devinait l’amour si pur, que tout racontait dans cette pièce où vivait la jeune fille.

Revenant à côté du petit lit, il regarda Miche si belle, si merveilleusement fine et distinguée.

Puis, entraînant son père contre une fenêtre, il se mit à lui parler bas, tandis qu’Olivier le regardait d’un air inquiet.

M. d’Erdéval s’attendait bien un peu à ce que Jean allait lui dire et, d’autre part, il le connaissait assez pour savoir que, quand il était décidé à faire une chose, rien ne l’en pouvait empêcher.

— Sans avoir les idées de ton grand-père… — murmura M. d’Erdéval — je trouve pourtant que c’est excessif… Et puis… il y a ta maman…

— Maman ?… je m’en charge !… — répondait Jean.

— Ainsi… — disait le docteur Bouvier à Miche — quand tu as cessé d’aller chez les sœurs tu savais déjà lire et écrire ?…

— Oui…

— Pourquoi laissais-tu croire, à elles et à nous, que tu ne savais pas ?…

— Ça m’ennuyait d’apprendre !… et quand on aurait su que je savais lire et écrire, on aurait voulu me faire apprendre autre chose…

— C’est probable !… Et alors, ici, toute seule, tu es devenue un petit puits de savoir ?…

— Dis, Miche ?… — demandait Olivier — comme t’est venue l’idée de faire la muette ?…

— J’avais entendu M. le comte et Mme la comtesse, qui causaient sur le banc, un soir que je ramassais des châtaignes… et Mme la comtesse disait qu’il faudrait qu’il y eût à Saint-Blaise quelqu’un qui verrait tout… qui entendrait tout… et dont Anatole ne se méfierait pas…

— Oui… et puis ?…

— Alors, le jour de l’orage… quand, après le coup de tonnerre qui m’avait renversée, j’ai voulu parler… je ne pouvais pas tout de suite… je me suis rappelée que le docteur avait dit à M. Jean, un jour, sur la route du Mesnil, que j’avais des troubles de la parole… et qu’il ne fallait pas me faire peur, ni mal, ni me bousculer, parce qu’il y aurait à craindre quelque phénomène nerveux de ce côté-là… Aussi, quand j’ai pu reparler, j’ai fait comme si je ne pouvais pas !… Et voilà !…

— Et même à moi ?… — fit le docteur Bouvier — même à ton vieil ami, tu n’as pas avoué la vérité ?…

— Vous êtes trop distrait, docteur ?… vous vous seriez coupé…

Jean venait de s’agenouiller devant le petit lit :

— Miche ?… — demanda-t-il doucement — tu m’aimes, n’est-ce pas ?…

Les joues pâles de la jeune fille rougirent violemment, et elle ne répondit pas. Jean reprit :

— Je t’aime, moi aussi !… et je viens te demander d’être ma…

Miche posa sur la bouche de Jean sa belle main trop brune, mais que les travaux de toutes sortes n’avaient ni déformée, ni durcie, et dit avec force :

— Jamais !…

— Comment, jamais ?…

Miche expliqua, résolue :

— Jamais je ne vous laisserais, vous pensez bien, faire une sottise pareille !… et jamais moi, je ne voudrais commettre cette mauvaise action… Oui !… je dis bien… mauvaise action… Je ne vous aurais pas entendu exposer à votre ami de Bray vos idées sur ce genre de mariage, que je penserais tout de même ce que je pense aujourd’hui…

— Miche !… je t’en prie ?… je…

— C’est inutile !… mais je suis touchée et reconnaissante comme il faut, monsieur Jean !

— Ne m’appelle pas monsieur Jean !…

— Eh bien, je vous remercie, Jean, de votre générosité si grande… et, pour ça, je vous aime encore plus fort, si ça se peut…

— Eh bien ?…

— Eh bien, je vous aime, mais je ne vous épouserai pas !… Vous vous marierez… si vous vous mariez… comme il faut… normalement… honorablement…

Et, souriant, avec une tristesse narquoise, elle acheva :

— N’épousez pas Mme la baronne de Guerville… qui est veuve depuis huit jours… ça me ferait de la peine, ça, vous savez ?…

— Mais, Miche… si tu refuses de m’épouser, qu’est-ce que…

— Qu’est-ce que je vais faire ?… Je vais être sœur de Saint-Vincent-de-Paul !… Vous souvenez-vous, Docteur ?… le jour de ma première communion, vous m’avez dit que j’avais la tête de l’emploi ?…

— C’est vrai !…

Jean dit encore :

— Mais puisqu’on expulse les couvents ?… puisqu’il n’y en aura plus, de religieuses ?…

Miche répondit, souriante et têtue :

— Quand il n’y en aura plus… il y en aura encore !…

FIN