Flammarion (p. 75-78).

XVIII


A une heure du matin on vint apporter une dépêche à la petite maison d’Auteuil.

Et comme M. d’Erdéval, éveillé le premier par la sonnette, s’étonnait que l’on vint à cette heure, le télégraphiste lui répondit.

— C’est que, monsieur, c’est une dépêche recommandée, qui vient du Parquet de Saint Lô…

— Du parquet de Saint-Lô !… — répéta le comte tremblant d’apprendre qu’il était arrivé quelque chose à son père.

La dépêche le rassura. Elle débutait en disant que le vieux marquis se portait à merveille, et qu’il s’agissait seulement de lui rendre un service pressé et important. M. d’Erdéval était prié de venir à Saint-Lô, seul ou avec ses fils, immédiatement, de façon a se trouver le lendemain, à quatre heures, au cabinet du Procureur de la République.

Le comté écrivit la réponse et la remit à employé. Puis il s’en fut avertir sa femme et ses enfants.

« Demain » — disait la dépêche partie à onze heures de Saint-Lô. Pour être le soir à quatre heures au Parquet, il fallait prendre le premier train.

Jean et Olivier partirent avec leur père. Le train eut un retard considérable, et à quatre heures et demie seulement, les Erdéval arrivaient au rendez-vous.

Le procureur de la République était parti, laissant un mot pour M. d’Erdéval qui, après l’avoir lu, courut chez Pitoy le loueur de voitures, fit atteler rapidement un landau et fila grand train vers Saint-Blaise, inquiet malgré tout, et redoutant quelque malheur.

— Calme-toi donc, papa !… — répétait Olivier — tu t’agites pour rien, je t’assure !…

— Mais… — disait M. d’Erdéval qui s’affolait davantage à mesure qu’il approchait de Saint-Blaise — il faut absolument qu’il soit arrivé quelque chose de grave pour que…

— Sûr qu’il est arrivé quelque chose de grave !… mais pas à grand-père, puisque la dépêche de Saint-Lô annonçait qu’il allait bien… c’est à Anatole qu’il a dû arriver quelque chose !… et je ne vois pas qu’il y ait de quoi te mettre dans un pareil état ?…

— C’est juste !… — fit M. d’Erdéval calmé par cette supposition — c’est probablement Anatole qui aura fini par écoper…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

A six heures et demie, Miche monta comme la veille dans son petit réduit. Et, tout de suite, elle alla se coucher à terre au fond de la pièce, l’œil collé à la fente du parquet.

Dans la chambre du premier étage, mossieu Anatole venait d’entrer, une sorte de grand portefeuille à la main. Le marquis, assis près de son bureau, lisait un journal :

— Voici le papier !… — fit l’homme en dépliant une feuille qu’il tendit au vieillard.

Le marquis d’Erdéval prit la feuille et dit, après y avoir jeté un regard :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— C’est le modèle à copier sur le papier timbré !…

Il sortit, d’un vieux morceau de journal, une feuille de papier timbré et conclut, en la posant sur la table :

— Le voilà !…

Le vieux marquis parcourait le « modèle » que mossieu Anatole lui avait remis. Il comprenait qu’on lui demandait là une chose abominable et, au moment d’accomplir un tel acte, il reculait. Ce qu’il avait promis la veille, dans un instant d’affolement, l’effrayait aujourd’hui.

Depuis des années, le palefrenier terrifiait le vieillard en lui répétant sans cesse qu’il était entouré de bandits qui en voulaient à son argent et à sa vie, et en lui persuadant que si lui, Anatole, et sa célèbre mitrailleuse, n’étaient pas toujours à ses côtés pour défendre sa pauvre vieille existence, il serait assassiné à l’instant.

Depuis plus de douze ans le vieux marquis, si plein de morgue et de dédain, supportait tout de cet homme sur les origines duquel il n’avait aucun doute, puisque jadis il l’avait eu comme palefrenier.

Anatole — devenu mossieu Anatole et ensuite mossieu Malansson — d’abord « piqueur », puis « régisseur », puis enfin « ami » se croisant les bras, servi par tous les domestiques et même par le marquis, en était arrivé à traiter le vieillard avec la plus abominable insolence, le tutoyant, et le menaçant quand les choses n’allaient pas comme il voulait.

Et le vieux marquis, dominé, écrasé, se ressaisissant parfois une minute et retombant un moment après, plus complètement qu’avant son essai de révolte, sous la domination du gredin qui le terrorisait, souffrait le martyre et préférait quand même ce martyre à l’abandon, qui, croyait-il, serait le signal de son assassinat.

Devant lui, sur le bureau, mossieu Anatole préparait la plume et le buvard. Le vieillard suivait d’un œil inquiet ces préparatifs. À la fin, il dit avec embarras :

— Je trouve… il y a certaines conditions… enfin, je veux… avant de signer… montrer ce… ce papier à M. Vaudrey…

— Tu dis ?… — fit M. Anatole d’un ton menaçant.

— Je dis… — fit le marquis, essayant encore cette fois de redevenir lui-même et ne se laissant pas apparemment intimider — que M. Vaudrey est mon notaire… et que je ne veux pas le froisser en signant une chose de… de cette importance… sans le consulter auparavant…

L’homme haussa les épaules. La peau de son petit crâne pointu apparut, violette, au travers des rares cheveux et, tournant brusquement vers le bureau le fauteuil du marquis qui faillit tomber, il gronda :

— Allons !… pas de bêtises !… Écris !…

Le marquis d’Erdéval se leva, révolté, vraiment hors de lui :

— Non !… — fit-il froidement — je n’écrirai pas… du moins pas aujourd’hui !…

— Ah !… vieux gueux !… tu…

Miche dégringolait l’escalier de la tourelle.

Le marquis l’entendit :

— On marche !… — fit-il, à moitié content de sentir quelqu’un à portée de lui, à moitié ennuyé de penser que, peut-être, on avait entendu ce qui avait été dit. — Taisez-vous, je vous en prie, Anatole !…

Mossieu Anatole avait pris le marquis par les poignets, et l’avait brutalement rassis dans le fauteuil. Puis, comme le vieillard le regardait effaré, il sortit de sa poche le revolver qui ne le quittait jamais et, le lui mettant sous le nez, il lui dit avec un gros rire :

— Allons !… sois bien gentil ?…

Le marquis promena un œil terrifié, de la fenêtre ouverte à côté de lui, à la porte placée en face de son bureau. Il comprenait qu’il n’avait à attendre aucun secours. Mais, soudain, son visage s’éclaira :

La porte, doucement ouverte, venait de donner passage à Miche. Elle s’avançait doucement derrière l’homme, qui ne la voyait pas venir.

Lorsqu’elle fut contre lui, elle lui saisit les deux bras avec violence et les lui tint levés au-dessus de la tête, tandis qu’il gigotait, cherchant à se dégager.

Mais la jeune fille, solide, entraînée à tous les travaux de la terre, était beaucoup plus forte que le fainéant alcoolique, qui se débattait entre ses mains, avec des hurlements de bête, et en agitant ridiculement ses membres mous.

Il y eut une très courte lutte.

L’homme tournait derrière le bureau, emmenant Miche du côté de la fenêtre à laquelle il finit par s’adosser. Alors la jeune fille, avec une agilité de singe, lâcha les bras du palefrenier, se baissa, et, le saisissant par les jambes, le fit basculer dans le vide.

Sous la fenêtre on entendit un juron.

— Sacré mille tonnerres !… un peu plus il nous tuait, ce cochon-là !…

Tandis que, dans la chambre du vieux marquis, Jean, émerveillé, criait :

— Bravo, Miche !…

Brusquement, la jeune fille, qui regardait par la fenêtre ce que devenait mossieu Anatole, se retourna et aperçut Jean. Et elle qui n’avait pas eu peur un instant quand elle luttait avec le palefrenier, qui était restée rose et souriante alors que sa vie était en jeu, se sentit tout à coup tremblante, et demeura immobile, regardant avec une sorte d’effroi le jeune homme, qui s’avançait vers elle ému et heureux.

— Miche !… — répéta-t-il — grand-père et nous te devons une belle chandelle, mon petit !…

Le vieux marquis s’était levé avec peine. Bouleversé, les mains moites et les jambes en coton, il cherchait, sans y parvenir, à comprendre ce qui se passait.

Tout à l’heure cette scène effroyable avec son favori !… Et l’intervention inespérée de Miche !… Et son petit-fils qui tombait du ciel !… Et son fils, à cette heure !…

Car le marquis voyait entrer son fils, accompagné d’un monsieur qu’il ne connaissait pas. Olivier les suivait, l’air narquois

— Papa !… — dit Erdéval en montrant le monsieur inconnu — c’est M. le Procureur de la République !…

Le vieillard lança au magistrat un regard furibond, et ne le salua pas.

Chaque fois qu’Anatole, ou lui-même, avaient une discussion ou une difficulté avec les gens du pays et les domestiques, le marquis avait coutume d’appeler immédiatement la gendarmerie. Le brigadier eût été son garde particulier, que le vieillard n’eût pas disposé de lui avec plus de désinvolture.

Au début, le brigadier s’était prêté avec bonne grâce aux exigences du marquis. Mais quand il avait vu que le pauvre homme obéissait aveuglément à M. Anatole, et que c’était pour servir les haines du palefrenier qu’on le dérangeait ; quand il avait eu constaté, à plusieurs reprises, que toujours les torts étaient — du moins au début — du côté de ceux qui requéraient son intervention, il avait envoyé, avec politesse, le maître et le valet se promener.

Alors le marquis s’était adressé au Procureur de la République, se plaignant d’être en butte aux méchancetés des gens du pays, de courir même un réel danger. Son régisseur avait été menacé à plusieurs reprises, et même attaqué. On avait failli l’assommer.

En même temps, le marquis intriguait auprès du Président de la République, qui faisait officiellement prier le parquet de Saint-Lô d’agir.

Avec tout le soin possible, désireux comme on le peut penser — d’être agréable au chef de l’État, le Procureur de la République fit son enquête. Elle fut épouvantablement mauvaise — non pour le marquis lui-même, qui n’avait plus aucune personnalité et n’agissait que comme un pantin dont on tire les fils — mais pour l’individu qui était son maître absolu en toutes choses.

« … Cet homme — un alcoolique notoire avait les crises habituelles à tous les alcooliques : fureurs, délire de la persécution, monomanie du commandement, folie des grandeurs, etc., etc… Il n’était pas arrivé encore au degré où l’on est interné. Toutefois, depuis deux ans, les monomanies de l’homme empiraient. Le marquis ignorait tout et ne s’apercevait même pas qu’il buvait. Pour lui, son régisseur était « malade ». Cet Anatole était un individu méchant et même dangereux, étant donné qu’il était toujours armé et pouvait, en état d’ivresse, tuer ou blesser sans motif. Il était parfaitement vrai qu’on avait manqué l’assommer et qu’on lui jetait des pierres.

Plusieurs habitants avaient même été poursuivis correctionnellement pour des faits de ce genre, et condamnés légèrement, parce que la provocation était évidente toujours.

En somme, c’était la vie des habitants de Saint-Blaise et des environs qui était menacée, beaucoup plus que celle du marquis. Le danger le plus sérieux que courait le vieillard venait de son intendant. Si jamais il manifestait une velléité de résistance aux volontés de Malansson, il pourrait bien lui arriver malheur.

On ignorait le passé de cet individu. On ne retrouvait sa trace qu’à partir de l’école de dressage de Saint-Lô. Le fils du marquis, le comte d’Erdéval, habitant à Auteuil, et au château d’Angicourt, en Lorraine, avait été interrogé. Il ne savait rien de plus. Cet homme, jadis palefrenier chez son père, avait autrefois séjourné chez lui à Auteuil, pendant trois semaines environ. Là aussi, on avait constaté que c’était un ivrogne et un fainéant. Depuis, Anatole Malansson avait pris sur son père une influence absolue et désolante et avait éloigné ses enfants et lui du vieux marquis. »

Le Ministre de la Justice avait envoyé à l’Élysée, non seulement le résumé, mais le dossier complet de l’enquête. Des lettres, des témoignages des gens les plus honorables du département, attestaient que le nommé Anatole Malansson était une canaille, et qu’on l’avait surnommé « La Terreur de la Manche », parce qu’il terrorisait le pays.

Le marquis d’Erdéval était plutôt aimé. On disait : « Le pauvre homme ! il est vieux !… c’est pas sa faute. »

Le vieux marquis avait, bien entendu, ignoré et l’enquête et son résultat. Et il avait, comme par le passé, continué à accabler de plaintes le Procureur de la République qui, à chaque nouvelle affaire, se défilait.

C’était, par hasard, un magistrat honnête et un homme bien élevé. Mais si poliment et discrètement qu’il se dérobât, le vieux marquis, voyant qu’on ne plongeait pas les ennemis de M. Anatole dans les cachots de Saint-Lô, avait flairé la dérobade, et voué au magistrat récalcitrant une haine que le palefrenier attisait soigneusement.

Le Procureur comprit ce qui se passait dans l’esprit du vieillard. Il salua, et dit avec courtoisie :

— Vous vous étonnez, Monsieur, que ce Procureur, qui ne vient pas quand on l’appelle, arrive alors qu’on ne l’appelle pas ?… C’est qu’il ne vient que quand il y a urgence… comme aujourd’hui…

Le marquis, peu à peu, redevenait lui-même, comme toujours lorsqu’il était hors de la surveillance du palefrenier. Et il comprenait vaguement que ce danger qu’il venait de courir, ou, du moins, cette peur atroce qu’il venait d’avoir, était causée par l’homme devant lequel il s’était mis à plat ventre et qu’il avait comblé de bontés depuis douze ans. Puis, pensant à la culbute de son favori, il tourna vers la fenêtre un regard inquiet.

Le magistrat surprit ce regard.

— Rassurez-vous, monsieur… — dit-il en souriant — Malansson ne s’est pas fait grand mal !… c’est le brigadier de gendarmerie qui l’a reçu… Il est en sûreté…

— Où donc est passée Miche ?… — demanda Jean, qui ne voyait plus la jeune fille.

Le Procureur de la République questionna :

— Miche ?… est-ce Mlle Fanel ?…

Mlle Fanel ?… — murmura Jean, stupéfait d’entendre appeler ainsi Miche, dont il avait presque oublié le nom.

— Oui !… Ah !… c’est vrai !… Vous ne savez rien !… je vais vous expliquer ça tout à l’heure !…

— Vous n’avez pas dîné ?… — dit le marquis, redevenant soudain hospitalier et aimable. — Je vais tâcher de vous faire servir quelque chose tant bien que mal… Et puis, à moi aussi, vous m’expliquerez… car il me semble que je deviens fou !…