Flammarion (p. 60-63).

XIII


Le surlendemain de son départ, M. d’Erdéval reçut de son père une lettre qui finissait ainsi :

« Quant à la Bretonne qui te plaisait, et que je prenais pour une brave femme, c’est tout bonnement une voleuse ! Anatole avait comme toujours du nez, et j’avais eu le tort de ne pas écouter ses avertissements. C’est ta visite qui nous a fait découvrir le pot aux roses.

Tu sais que tu m’avais averti que tu déposais sur ta cheminée une pièce de cinq francs pour cette fille, qui t’avait servi, Dieu sait comment !…

Quand, après ton départ, je suis monté ta chambre, la pièce n’y était plus ! Cette fille seule avait pu la prendre. Nous l’avons interrogée et, bien entendu, elle a nié. Or, Miche n’était pas entrée dans le château, ni Théophile non. plus, et il n’y avait qu’elle qui fût allée dans ta chambre, etc…, etc.

Les « nous », dont l’intimité choquait M. d’Erdéval et qui émaillaient la lettre, l’horripilèrent beaucoup plus que le récit prévu du prétendu vol. Il répondit à son père qu’il ne voyait pas pourquoi la Bretonne aurait chipé une pièce qui lui était évidemment destinée. Si elle eût pris cet argent, elle eût avoué certainement l’avoir pris parce qu’elle le croyait pour elle. Et le comte terminait en disant qu’il savait très bien que la pièce de cinq francs avait été volée, mais qu’il savait aussi que ça n’était pas par la personne qu’on accusait.

A cette réponse, son père ne répliqua pas un mot, alors que, d’habitude, il défendait ses idées en de longues pages d’une admirable écriture et d’une extrême clarté.


Au printemps suivant, le vieux marquis annonça aux Erdéval sa venue. Il avait différentes affaires qui nécessitaient un séjour à Paris. Et il ajoutait :

« A présent que j’ai mon pauvre Anatole qui fait tout, je peux quitter facilement Saint-Blaise. »

M. d’Erdéval ne put, cette fois, s’empêcher de demander quel était le « tout » que faisait le palefrenier, car il avait eu l’occasion de remarquer à plusieurs reprises qu’au contraire il ne faisait rien, rien de visible à l’œil nu, du moins.

Au bout de deux jours, le marquis répondit :

« Depuis l’horrible accident dont mon pauvre Anatole a été victime il y a trois ans, il ne peut plus, effectivement, faire un service régulier et actif. Il a reçu, en voulant sauver la vie à un des imbéciles que nous avions à ce moment-là au château, une barrique de cidre de deux cent cinquante litres sur les reins. Depuis, il est resté estropié. Il souffre le martyre quelquefois et, pendant ses crises, il ne peut bouger ni pieds ni pattes. Je ne le paie plus. Il ne l’a plus accepté. Il m’a dit : « Du moment que je ne peux plus faire mon service, je ne veux plus que M. le marquis me paie. J’aimerais mieux m’en aller. »

Alors je le nourris et je l’habille, et ce n’est guère pour les immenses services qu’il me rend malgré son infirmité. Etc…, etc… »

Les Erdéval se regardèrent surpris. Comment Anatole avait-il eu cet accident sans que le marquis — qui ne parlait absolument dans ses lettres que du palefrenier — les en eût avertis ?

Jamais, depuis trois ans, il n’avait fait la moindre allusion à un fait de cette importance.

Et Olivier déclara :

— Je sais moi, quel est l’accident qu’a eu Anatole !…

— Qu’est-ce que c’est ?… — demanda Mme d’Erdéval attentive.

— Il lui a poussé un poil dans la main !…

— Imbécile !… — fit le comte en riant.

Et après un instant, il conclut :

— Je crois d’ailleurs que tu es dans le vrai, mon petit !…

Le vieux marquis arriva en assez mauvais état, ne mangeant guère, l’estomac fatigué, le teint brouillé. Mais, au bout de trois jours, il reprit sa belle mine gaie et claire et son bon appétit. Ce n’était plus l’homme énervé et préoccupé des dernières années, mais le beau vieillard à l’air reposé et souriant d’autrefois.

Le quatrième jour, M. d’Erdéval trouva dans son courrier une lettre qui attira son attention.

Elle portait le timbre de Pont-Bellangé. L’adresse était d’une admirable écriture, qui avait l’air de dater du XVIIIe siècle.

— Tiens !… — fit le comte en riant — on dirait que c’est Mirabeau qui m’écrit de Pont-Bellangé !…

Puis, comme il avait ouvert la lettre, il acheva surpris :

— Qui diable est-ce qui peut m’écrire ça ?

Et il tendit le papier à sa femme qui lut :

« Méfiance !… Anatole aboule à Paris ! »

Jean, qui était en permission à Auteuil pour quelques jours, se pencha pour regarder la lettre que tenait sa mère :

— Mâtin !… — fit-il ahuri — elle est plutôt galbeuse, cette écriture !…

Et Olivier, qui regardait aussi, déclara

— C’est une blague !… quelqu’un qui s’amuse à nous ficher la frousse !…

Et s’apercevant que Mme Devilliers était devenue verte, il affirma :

— C’est pas quand grand-père est à Paris qu’Anatole peut lâcher Saint-Blaise, voyons ?

— C’est juste… — fit la gouvernante qui ne demandait qu’à être rassurée — il faut qu’il garde le château !…

— Et pour un château bien gardé, ça doit être un château bien gardé ! — dit le petit Jacques qui s’était amusé souvent de la couardise du régisseur.

Le lendemain matin, Olivier qui lisait assis sur un banc du jardin, s’en vint appeler sous la fenêtre de son père :

— P’pa !… p’pa !…

M. d’Erdéval parut, la figure barbouillée de savon :

— Qu’est-ce que tu veux ?… je ne peux même pas me raser tranquillement !… c’est insupportable !…

— P’pa !… Anatole est là !…

— Quand tu auras des farces à faire… des farces aussi spirituelles surtout… tu voudras bien attendre que j’aie fini ma toilette !… Tu manques de tact, mon petit !…

— Mais, p’pa, je te donne ma parole qu’il est là !… je viens de le voir qui traversait la cour et qui entrait dans le pavillon…

En même temps, le domestique se précipitait chez M. d’Erdéval.

— Anatole est là, monsieur le comte !… c’est moi qui viens de lui ouvrir la porte !…

Mme Devilliers, tapie dans un coin de sa chambre regardait, terrifiée, Simone et Jacques qui riaient de sa peur.

A déjeuner, personne ne souffla mot de la visite du palefrenier. Ce fut le marquis qui expliqua, l’air gêné :

— Ce pauvre Anatole a été obligé de venir !… Ces canailles ont encore fait des leurs !…

Comme on ne lui répondit rien, les explications en restèrent là.

Chaque jour, monsieur Anatole vint parler à son maître. Quand c’était à l’heure où l’on était réuni, il entrait dans le salon et s’asseyait, aussi étonnamment à l’aise que s’il eût été le maître de la maison.

Aux enfants, qui protestaient contre cette attitude et cette familiarité, M. d’Erdéval répondit :

— Votre grand-père a besoin de parler à son régisseur, il faut bien qu’il le reçoive quelque part, et je n’admets à ce sujet aucune observation… Anatole est comme il est !… C’est un mufle, c’est entendu !… je préférerais qu’il fût autrement, mais il est comme ça, et ni vous ni moi n’y pouvons rien…

Et l’homme continua de venir, et de pérorer longuement et stupidement à propos des moindres choses.

Après une visite à laquelle les Erdéval n’avaient pas assisté, le vieux marquis se précipitait chez son fils.

— Veux-tu me donner l’adresse de ton vétérinaire ?… On m’a abîmé un cheval par méchanceté… je vais lui demander d’aller à Saint-Blaise le soigner…

— D’aller à Saint-Blaise !… — fit Erdéval stupéfait — mais, papa, le moindre vétérinaire normand est supérieur aux vétérinaires des autres pays… C’est fou d’envoyer quelqu’un là-bas !… ça va te coûter les yeux de la tête… et ça ne vaudra pas ce que… Qu’est-ce que vous voulez dire, Marguerite ?…

Mme d’Erdéval faisait signe à son mari de se taire. Alors il se souvint tout à coup que les vétérinaires de Saint-Lô ne voulaient plus aller chez le marquis.

L’année précédente à la mer, Cerise, la jument de la comtesse, avait été blessée, et un des meilleurs vétérinaires de Saint-Lô était venu la soigner. Il avait déjeuné chez les Erdéval et leur avait raconté que, ni lui, ni aucun de ses confrères, n’allaient plus à Saint-Blaise à cause des insolences de l’ancien palefrenier, qui voulait leur apprendre, avec grossièreté, leur métier.

Et, tout en donnant à son père l’adresse qu’il lui demandait, M. d’Erdéval se répétait que la vie du vieillard devenait de plus en plus impossible, et s’inquiétait de le voir ainsi mis à l’index et isolé dans ce pays qu’il habitait.

Au bout de six semaines de séjour à Auteuil, le vieux marquis s’en retourna en Normandie, personnellement regretté de tous.

Il avait été, comme toujours, généreux en vers les enfants et les domestiques, et bon et aimable pour sa belle-fille et pour son fils. Quant à Mme Devilliers, il l’avait priée de lui chercher des domestiques, ce que souvent elle avait fait. Cela devenait d’ailleurs difficile, Saint-Blaise étant brûlé, et coté comme « boîte », dans tous les bureaux de placement.

Vers la fin du séjour du marquis à Auteuil, M. d’Erdéval était tombé gravement malade et avait failli mourir. Pour se débarrasser de Simone, on l’avait expédiée avec Mme Devilliers chez des amis au bord de la mer.

Un beau jour, la pauvre femme revint en larmes, ayant reçu du marquis une épouvantable lettre qui l’atterrait.

« Madame — écrivait le vieillard — connaissez-vous une drôlesse qui s’appelle Santucci, qui se fait appeler Devilliers et passer pour une honnête femme, qui est allée en 1869 à Constantinople, en 1875 à Marseille, en 1871 à Périgueux, qui a usurpé la confiance d’une famille, qui s’est donnée pour ce qu’elle n’est pas…, etc…, etc… »

Il y avait ainsi quatre pages d’insultes grossières, adressées à une femme honnête et dévouée, qui ne méritait certes pas un semblable traitement.

Mme Devilliers, qui était depuis seize ans chez les Erdéval, n’avait jamais cherché à leur dissimuler sa personnalité.

Mariée très jeune à un Italien qui avait disparu trois ans après son mariage sans que l’on sût jamais ce qu’il était devenu ; n’ayant même pas fait régulariser judiciairement sa séparation, qu’elle jugeait exister en fait sinon en droit, Mme Santucci avait simplement repris son nom à elle. Pendant vingt ans, elle avait gagné sa vie en se plaçant comme dame de compagnie ou gouvernante. Elle était allée à Constantinople avec la famille d’un ingénieur dont elle élevait les filles qu’elle avait suivies à Marseille ; à Périgueux, elle avait soigné une vieille femme, dont les neveux étaient restés intimement liés avec elle. C’étaient eux qui avaient recommandé Mme Devilliers aux Erdéval, à qui elle avait raconté exactement dans quelle situation elle se trouvait, les avertissant qu’elle ignorait ce qu’était devenu son mari, que c’était une canaille, et qu’il pouvait, s’il n’était pas mort, venir un jour ou l’autre la relancer, faire du tapage, ou essayer d’un chantage quelconque. Elle le savait capable de tout.

En lisant la lettre que son père se permettait d’adresser à une femme qui était dans sa maison depuis seize ans et qu’il considérait comme une amie, M. d’Erdéval entra dans une colère épouvantable. Comment !… à l’instigation de cet immonde Anatole, le vieillard — autrefois gentilhomme jusqu’au bout des ongles — commettait des actions vilaines. Il les commettait inconsciemment, puisqu’il avait perdu, au contact prolongé et journalier du palefrenier, le sens des choses mondaines et sociales, mais enfin, il les commettait tout de même.

Et les Erdéval comparaient la façon de procéder de leur père à leur façon de procéder à eux.

Depuis cinq ans que l’homme était entré chez le marquis, ils avaient supporté sans mot dire son ton familier ou insolent, ils avaient vécu sans protester dans cette répugnante promiscuité.

Lorsque « môssieu Anatole » leur avait rendu un service, ou avait eu pour les enfants une attention quelconque, ils l’avaient poliment remercié — par lettre même si c’était d’un envoi à Auteuil ou en Lorraine — et lui avaient fait un cadeau, puisqu’il ne recevait pas d’argent.

Jamais, quel que fût son ton avec les enfants — toujours il disait en parlant au marquis : Olivier, Simone, Jacques, etc… M. d’Erdéval ne s’était permis de faire à son père la plus légère observation. Il avait tout enduré du gredin qui venait aujourd’hui bouleverser sa maison, en touchant à ce qui lui était le plus précieux : la gouvernante de sa fille.

Il en voulait d’autant plus au vieux marquis, qu’à peine convalescent, ne se levant pas encore, énervé et affaibli, il lui fallait subir cette immense contrariété.

Et, tandis que M. d’Erdéval avait une sorte de rechute qui retardait sa guérison, Mme Devilliers tombait malade à son tour.

La pauvre femme avait appris par les domestiques, à son retour à Auteuil, que le marquis avait hurlé devant eux les choses qu’il lui avait écrites à elle-même.

Elle sentait que ceux à qui elle devait commander doutaient à présent de son honorabilité et ne la respectaient plus autant.

Elle voulut partir. Le comte la supplia si fort, qu’elle consentit à rester. Mais sa santé se détraquait. Elle se fatiguait, ne pouvait plus promener Simone, était inquiète et énervée. Enfin, un beau jour, à propos de rien, elle déclara qu’elle était absolument obligée de se reposer et s’en alla.

Les Erdéval la regrettèrent plus encore qu’ils ne se le figuraient. Mme Devilliers était la seule personne qui pouvait faire quelque chose de bon de Simone.

Aussitôt après son départ, la petite changea d’allures. Elle renoua, grâce à la complicité de la miss imbécile qui l’accompagnait, des relations avec des amies rencontrées à des cours, relations que Mme Devilliers avait écartées ou espacées jusque-là. Elle prit des airs incompris. Enfin, elle se transforma totalement à son désavantage.

Le jour où M. d’Erdéval aperçut ce changement, il en voulut d’abord terriblement à son père. Puis il se dit que le vieillard était maintenant une pauvre loque aux mains d’un mauvais drôle qui le chiffonnait à son gré.

La prétendue enquête sur Mme Devilliers, avait été menée, au début, par un soi-disant cousin d’Anatole qui habitait les environs de Périgueux. On était arrivé à apprendre ce détail. Ensuite, un des médecins qui soignait M. d’Erdéval et qui était de Périgueux, avait été mis à contribution pour continuer cette jolie besogne, et s’était inconsciemment prêté à une malpropreté dont il ignorait le but. Parti avec de faux premiers renseignements, il en avait obtenu d’autres faux encore. Vagues racontars de province, potins et haines de clocher, avaient apporté leur tribut, méprisable et empressé, à l’œuvre de haine du marquis.

Mais le vrai metteur en scène, celui qui avait tenu les fils du pauvre pantin agissant, c’était le palefrenier.

Et tout ce qui s’était, au premier moment amassé de rancune contre le marquis dans le cœur de son fils, se reporta sur son homme de confiance.

Un détail ignoble acheva d’exaspérer M. d’Erdéval.

L’année suivante, son père passa chez lui une semaine seulement. Le palefrenier était à Paris. Chaque matin, il vint à Auteuil, mais aucun des Erdéval ne le rencontra.

La veille du départ de son père, M. d’Erdéval lui offrit de le conduire à la gare, mais il refusa :

— Je te remercie… Anatole viendra demain matin me chercher..

En effet, l’homme arriva avec un fiacre, se disputant avec le cocher. Le marquis et son palefrenier étaient connus des cochers d’Auteuil, qui ne marchaient plus pour eux.

Pendant qu’on chargeait les bagages, le vieux marquis dit adieu à sa belle-fille et à ses petits-enfants dans son appartement. Mais son fils, qui resta avec lui jusqu’au moment du départ, dut subir la vue d’Anatole et sa poignée de main.

M. d’Erdéval accompagna le marquis jusqu’à la porte de la rue, que le domestique tenait ouverte, l’embrassa encore, et resta sur le seuil pour le voir partir. Alors le palefrenier, poussant son maître un peu lent à monter dans le fiacre, lui dit à demi-voix, sachant parfaitement qu’on l’entendait :

— Allons, monte !…

Et le vieux marquis monta sans protester, tandis que le domestique effaré ouvrait de grands yeux, et que M. d’Erdéval sentait une vague démangeaison de courir après le fiacre, et d’étrangler « môssieu Anatole » qui ricanait.