Flammarion (p. 44-49).


IX


— Comment, tu ne peux pas détacher le bateau ?… — demanda Jean debout sur la jetée du moulin, son fusil sur l’épaule.

— Non, m’sieu Jean !…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire là ?… tu l’as détaché vingt fois !… allons !… tire ferme !…

Miche s’arc-bouta sur ses jambes, tendit son corps nerveux dans un effort, et mur mura découragée :

— Mais, m’sieur Jean, c’était point attaché la même chose les aut’s fois !… y a un machin qu’j’ai jamais vu qui l’tient !…

— Un machin ?… quel machin ?… — fit Jean qui se décida à traverser la jetée et à descendre la berge.

Arrivé près de l’arbre auquel le bateau était amarré, il fit un geste de surprise :

— Parbleu ! ça ne m’étonne pas, mon pauv’ Miche !… il y a un cadenas à clef, à cette heure !…

Et entre ses dents il conclut :

— Cochon d’Anatole, va !… c’est pour nous empêcher de prendre le bateau !…

— Gare !… m’sieu Jean !… — balbutia tout bas la petite — gare !… v’là qu’c’est qu’y nous r’garde d’en haut !…

Jean, levant brusquement le nez, aperçut l’homme qui regardait monté sur une sorte de roche qui domine la Vire, et lui cria :

— Pourquoi donc a-t-on attaché le bateau comme ça ?…

En ricanant, M. Anatole répondit :

— On l’a attaché… pac’qu’y a des voyous qui l’prennent !…

Il était clair que cette réponse ambiguë s’appliquait aux petits d’Erdéval qui se servaient habituellement du bateau. Jean devint blême et dépassa rapidement la bretelle de son fusil. Miche vit son mouvement, devina sa pensée et, se jetant sur lui :

— Non !… non !.. tirez pas d’ssus, m’sieu Jean !… tirez pas d’ssus !…

Le régisseur avait-il, comme Miche, deviné la pensée du jeune homme ? C’est probable, car il s’était précipitamment retiré.

— Ben, c’est pas pour dire !… — fit la petite, en couchant au fond du bateau les rames qu’elle avait déjà prises — vous avez manqué faire un beau coup !…

Jean regarda Miche, qui restait debout dans la petite barque, autour de laquelle l’eau clapotait refoulée par le barrage du moulin.

Elle était grande à présent comme une fille de seize ans, alerte et forte, bâtie en vigueur et en souplesse, avec une tête toute petite et un visage délicat aux traits affinés et réguliers. Elle avait un petit front lisse et têtu, d’admirables cheveux marrons, des yeux longs d’un bleu étrange, et la peau d’un rose velouté qui s’ambrait au cou et aux tempes. Il vit que la petite tremblait. Déjà il venait de remarquer qu’elle avait parlé avec une certaine difficulté, une hésitation, sinon un bégaiement formel. Et il demanda :

— Tu as peur, Miche…

— Non, m’sieu Jean !…

— Tu es toute pâle !… et puis, tu as de la peine à parler ?…

— C’est l’émotion… Ça… ça m’fait toujours c’t’effet-là !… j’ai cru qu’vous alliez tuer m’sieu Anatole !…

— Le fait est que j’ai eu envie, non pas de le tuer, mais de lui envoyer un coup de fusil… Est-ce que ça t’aurait fait de la peine ?…

Miche réfléchit, et répondit d’une voix qui tremblait encore un peu :

— Ça n’m’aurait pas fait d’peine qu’y soit mort… Oh ! mais non !… pac que c’est un mauvais bougre !… ça serait un bonheur !… mais j’voudrais pas que c’bonheur-là vienne d’vous, m’sieu Jean… ça pourrait vous faire des fois des embêtements…

— J’te crois !… — répondit Jean en riant.

Puis, relevant la tête et regardant le rocher, il demanda :

— Où diable est-il passé, cet animal ?… il a pris le chemin de la ferme probablement ?…

— Oh ! mais non !… y n’avait pas son fusil !…

— Il n’a pas besoin de son fusil pour aller à la ferme ?…

— Mais si !… c’est que vous n’savez pas… jamais m’sieu Anatole ne ferait un seul pas en dehors du parc sans avoir son fusil…

— Pourquoi ça ?…

— Pac’que l’a peur, tiens !… et pis, y n’irait pas à la ferme… l’a rien à y faire…

— Il peut avoir des ordres à donner… des choses à voir…

— Des choses à voir !… mais v’là plus d’un an qu’y n’fait plus rien !…

— Comment rien ?…

— Ben non !… que d’promener les visiteurs dans la propriété… et d’ferrer un ch’val par ci, par-là !… l’reste du temps y s’fait servir par m’sieu l’marquis…

— Servir ?…

— Mais oui !… quand l’a pris une trop grosse cuite et qu’y n’peut pas s’lever l’lendemain, alors m’sieu l’marquis y apporte son chocolat dans son lit…

— Oh !…

— Pis après, plus tard… enfin quand c’est qu’y veut… m’sieu Anatole se lève et s’y promène tout partout avec une grande robe de chambre à carreaux, qu’y noue par une corde avec des glands comme aux bannières… Comment ça s’fait, d’puis l’temps qu’vous êtes à Saint-Blaise, qu’vous avez pas core vu m’sieu Anatole en robe de chambre ?….

— Il ne manquerait plus que ça ?…

— Oh ! vous l’verrez !… Dites donc, m’sieu Jean ?… l’aut’soir que j’ramassais des châtaignes auprès du gros hêtre où qu’y a l’banc, j’ai entendu m’sieu l’comte et madame la comtesse qui causaient d’ça…

— Quoi ça ?…

— Ben, de m’sieu l’marquis… de m’sieu Anatole et de tout ça…

— Ah ! bon !…

— Y disaient comme ça qu’y faudrait qu’y ait quelqu’un quand y n’sont pas là pour voir c’qu’y s’passe… et pour les prévenir si c’était besoin…

— Évidemment !… mais comme il n’y a personne…

— Y aurait bien moi…

— Toi, mon pauv’petit !… mais tu n’es jamais au château à présent… j’entends ailleurs qu’à la bibliothèque…

— Si, m’sieu Jean !… j’y suis core quand vous êtes pas là !… c’est seulement quand vous arrivez qu’on m’défend d’passer par l’château… pac’que j’suis pas une société pour mad’moiselle Simone… ni pour vous et vos frères, que dit m’sieu l’marquis…

— Je comprends que grand-père soit sévère sur le choix des sociétés !… — fit Jean en riant.

Miche comprit.

— C’est cause de m’sieu Anatole qu’vous dites ça ?… pac’que l’était valet d’écurie, pas ?… mais paraît qu’c’est tout d’même un noble…

— Ah ! bah !..

— Oui… m’sieu l’marquis l’a dit…

— Pauv’grand-père !… — pensa Jean, attristé — il a été raconter dans le pays l’histoire de la grand’mère qui est une La Faraudière de Montamort !… Ce qu’on doit se ficher de lui, mon Dieu !…

Mais Miche, qui suivait toujours son idée, reprit :

— Vous n’pensez pas, dites, m’sieu Jean, qu’c’est que j’pourrais vous avertir si des fois l’arrivait qué’qu’chose ?…

— Comment ça, mon pauv’petit ?… tu ne sais pas écrire…

La petite fit un mouvement, puis affirma :

— J’trouverais ben moyen…

— D’écrire ?… on n’écrit pas comme ça sans avoir appris !…


— Non !… pas d’écrire !… mais d’vous avertir…

— Et puis, d’ailleurs, tu ne saurais rien… on se gênerait devant toi !.. Anatole est plutôt méfiant… grand-père aussi… Si grand père fait un testament pour donner à Anatole la portion de sa fortune dont il a le droit de disposer, on n’ira pas te le montrer, tu penses… bien que ça soit sans inconvénient, puisque tu ne sais pas lire non plus !…

— Pourtant, m’sieu Jean, j’voudrais bien faire qué’que chose pour vous… j’donnerais tout d’suite ma peau pour ça d’bon cœur… C’est à vous que j’dois d’pas êtr’morte d’faim, ou mise aux enfants trouvés… aussi, j’vous aime, allez !… et j’aime aussi m’sieu l’marquis qu’a ben voulu m’prendre…

— Tu es une bonne petite fille, Miche… moi aussi, je t’aime bien…

Il allait se pencher et embrasser la petite comme il faisait souvent, mais il s’arrêta gêné par sa beauté, par son aspect de jeune fille.

— Quel âge as-tu, Miche ?… — demanda-t-il en passant sa main sur les beaux cheveux qui se moiraient au soleil.

— Treize ans, m’sieu Jean !… v’là cinq ans que j’suls chez vous… j’travaille à présent pour l’prix que j’coûte… à quinze ans j’ferai l’ouvrage d’une femme à trente sous… alors, petit à petit, j’rembourserai m’sieu l’marquis… y aura plus rien à m’reprocher !…

— Ne t’inquiète pas de ça !… Grand-père ne te reproche pas ce que tu lui coûtes !…

— Pas lui !… mais c’est m’sieu Anatole !… y m’a déjà appelée propre à rien !… pauvresse ! vermine !… tout l’temps y m’dit des noms…

— Il ne faut pas t’occuper de ce que dit Anatole.

— Si… pac’que c’qu’y dit, y finit toujours par le faire penser à m’sieu l’marquis. m’sieu l’marquis n’voit plus qu’au travers de lui !…

Jean et la petite fille avaient grimpé le raidillon qui conduit de la rivière au parc de Saint-Blaise.

En apercevant les tourelles, Miche s’arrêta :

— Adieu, m’sieu Jean !… j’me sauve pour qu’on m’voie point avec vous… m’sieu Anatole a d’jà fait des ragots, pour sûr !…

Elle glissa au milieu des arbres et disparut.

Jean traversa l’herbage et rentra. Sur la table du vestibule étaient posées les lettres que le facteur venait d’apporter. Il en prit une, l’ouvrit, puis s’élançant dans le salon où tout le monde était réuni en attendant le déjeuner qui allait sonner :

— Grand-père !… j’ai une lettre de Chanillac !… il arrive à six heures à Pont-Bellangé.

Le visage du vieux marquis exprima la contrariété et, sans rien dire, il sortit.

— Qu’est-ce qu’il y a ?… — fit Jean inquiet. — Grand-père n’a pas l’air content !… il avait pourtant permis d’inviter Chanillac, n’est-ce pas ?…

— Mais oui… — dit Mme d’Erdéval — c’est moi-même qui lui ai écrit pour l’inviter de la part de papa…

Claude de Chanillac était un ami des Erdéval et de leurs enfants. Il demeurait à trente huit ans aussi gai, aussi jeune de caractère que Jean et Olivier. Appelé à faire ses treize jours dans le régiment d’infanterie en garnison à Cherbourg, il devait, avant de rentrer à Paris, passer deux jours à Saint-Blaise.

Les enfants avaient dit à leur grand-père qui ne connaissait pas Chanillac — qu’ils auraient grand plaisir à l’avoir, et le marquis, hospitalier autant qu’on peut l’être et aimable comme on ne l’est plus, s’était hâté de l’inviter.

Tandis que Jean se demandait, perplexe, ce qui avait bien pu arriver, le second coup du déjeuner sonna.

Les Erdéval, en entrant dans la salle à manger, aperçurent le marquis qui sortait de l’office. Il s’assit d’un air ennuyé et commença :

— Je vous avais dit d’indiquer à M. de Chanillac le train de trois heures…

— C’est vrai !.. — répondit Jean — et j’avais fait la commission… mais on ne renvoie les réservistes qu’aujourd’hui à une heure… Chanillac ne pouvait plus prendre le premier train… alors au lieu de rester à faire le pied de grue à Cherbourg jusqu’à demain à midi et demi, il a pensé qu’il pouvait arriver à six heures… il y a encore deux heures jusqu’au dîner… ça ne gênera pas !…

— Il ne s’agit pas du dîner… mais de la route…

— De la route ?… — répéta Jean interrogativement — quelle route ?…

— La route de Pont-Bellangé qui est très dangereuse !… Je ne veux pas qu’on y passe quand il fait nuit…

— Depuis quand ?…

— Depuis… depuis que je deviens vieux et que je m’inquiète plus facilement… nous avons failli avoir un accident abominable… ça me fait peur !…

Le marquis louchait furtivement du côté de l’office. Alors M. d’Erdéval comprit.

Son père était, comme toujours depuis la présence du régisseur dans sa maison, sans cocher et sans domestique en état de conduire. C’était Anatole qui menait pour l’instant — habillé en « monsieur » et avec sa barbe jusqu’aux yeux naturellement — mais, enfin, qui menait tout de même. Et ça l’ennuyait sans doute de sortir à cette heure qui était celle de sa sieste. Il montait dans sa chambre à cinq heures, se couchait sur son lit, et fumait en buvant de nombreux verres de vermouth et de rhum.

C’était la comtesse qui avait découvert ce qu’il faisait à ce moment où, régulièrement, il disparaissait chaque jour.

La chambre de l’homme était voisine de la sienne, et le lit adossé à une porte contre laquelle était le bureau, où elle écrivait. Elle l’entendait toussailler, cracher, se retourner, faire gémir et craquer son lit. Elle vivait exactement la vie d’Anatole. Ils n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre. Aussi avait elle formellement défendu à ses enfants de venir causer chez elle. Tout ce qui se disait était entendu.

— Je ne peux plus avertir Chanillac… — dit Jean — il n’aurait pas la dépêche à temps… Comment faire ?…

— Eh bien, il fera la route à pied… il n’y a que cinq kilomètres !… — répondit le marquis.

— À pied ?… par ce temps-là ?… il pleut à seaux…

— Quand on est jeune on ne fait pas attention à ces choses-là !…

— Chanillac n’est plus précisément un gosse… il a trente-huit ans !… De plus, il a écrit pour s’excuser de n’avoir que sa tenue militaire pour tout potage… Donc s’il est trempé comme c’est certain, il n’aura même pas la possibilité de changer de vêtements…

— Ça n’est pas ma faute !… Je vous avais dit de lui faire prendre l’autre train…

Olivier ne pouvait pas s’empêcher de rire de la tête de ses parents. Jean dit encore :

— Et puis, ces cinq kilomètres à faire au débotté… ça va lui paraître excessif tout de même !…

— Vous pouvez prendre Joséphine…

— Pour quoi faire ?…

— S’il est fatigué, il montera dessus…

La vision de Chanillac en uniforme sur Joséphine mit les enfants en joie.

Joséphine était une bourrique qui, depuis quinze ans, leur servait de jouet, allait au marché faire les courses, et traînait les caisses des orangers de la terrasse à l’orangerie. Une bête superbe d’ailleurs.

Quand il eut fini de se tordre, Jean expliqua :

— Non, merci bien, grand-père !… Chanillac aimera sûrement mieux aller à pied !…

Et Olivier, plus pratique, demanda.

— Et sa valise ?… Est-ce lui ou nous qui la porterons ?…

— Théodule vous accompagnera !… — fit sèchement le marquis. — Je suis désolé de ne pas envoyer chercher à la gare M. de Chanillac, mais je ne veux pas qu’on passe à l’endroit dangereux quand il fait nuit…

D’un regard, Mme d’Erdéval fit taire Jean qui allait insister encore et, après le déjeuner, elle lui dit :

— Vous trouverez bien à Pont-Bellangé une carriole quelconque pour ramener Chanillac…

— C’est pas sûr !…

— Enfin, vous chercherez… et vous tâcherez de vous débrouiller, Olivier et toi…

— Pauv’papa !… — dit le comte tout chagrin — lui qui était si bon, si aimable, si hospitalier… qui recevait si bien !… C’est désespérant de voir ce qu’en a fait ce drôle…

— Le fait est… — déclara Jean — que M. Anatole le roule en boulette, le pauv’ grand-père !…

Et après il s’assoit dessus !… — conclut Olivier. — Si on m’avait jamais dit qu’on arriverait à aplatir comme ça grand-père, je ne l’aurais pas cru…

La pluie avait cessé, mais au loin le tonnerre grondait sourdement. Les Erdéval, assis sur la terrasse, regardaient les gros nuages lourds qui roulaient dans le ciel.

— Tiens !… Miche !… — s’écria Jean tout à coup. — Arrive ici, Miche !…

La petite, qui venait de l’étable et se glissait vers la tourelle, s’approcha à regret en louchant craintivement vers le château. Elle craignait d’être surprise par le palefrenier faisant cette chose si défendue de causer avec les enfants ou M. et Mme d’Erdéval.

— L’orage… — dit M. Guillemet — va être d’une violence extraordinaire…

En effet le tonnerre roulait, rapprochant ses coups. Le vent s’élevait, l’air devenait irrespirable.

— Rentre, Simone… — cria par la fenêtre le vieux marquis — et dis que l’on rentre Joséphine !…

Simone, depuis qu’elle était sortie de table, s’amusait, grimpée sur la bourrique, à faire le tour d’une pelouse qui s’étendait devant le château…

M. Anatole venait d’apparaître sur le perron.

— Anatole !… — cria le marquis… — il faudrait rentrer Joséphine…

Le régisseur indiqua d’un geste majestueux qu’on n’avait pas besoin de lui dire ces choses, et se dirigea vers la bourrique qui s’avançait paisible, sentant venir l’orage avec indifférence, tandis que la petite fille ne l’apercevait même pas.

Mais en voyant arriver sur elle l’homme qui, lorsqu’il la montait, lui déchirait les flancs et le ventre à coups d’éperons et la rouait de coups de bâton lorsqu’il l’attelait à la carriole des provisions, Joséphine s’arrêta court, baissa la tête et, tournant brusquement sur elle-même, partit au galop dans une avenue, alors que Simone, surprise de la brutalité du mouvement, roulait dans l’herbe et, se ramassant, demandait étonnée.

— Qu’est-ce qu’elle a donc eu, Joséphine ?…

— T’es-tu fait mal ?… — questionna M. d’Erdéval inquiet — c’est toujours quinteux, les ânes !… ça n’est jamais sûr !…

— Mais, papa !… — affirmait Simone qui ne voulait pas que l’on soupçonnât sa chère bourrique — jamais elle n’a fait ça !… jamais !… elle aura eu peur de quelque chose que nous n’avons pas vu…

M. Anatole était rentré dans le vestibule. Il en ressortit tenant d’une main un bâton et de l’autre un collier de chien. Ce collier appartenait à Casimir, un grand chien noir qui avait pris en affection Mme d’Erdéval et, de puis son arrivée à Saint-Blaise, était toujours avec elle.

La veille, elle lui avait acheté un collier qui était trop large, et le marquis l’avait donné à son régisseur pour qu’il y perçât des trous.

M. Anatole s’approcha du chien — en ce moment couché sur un coin de la robe de la comtesse — et allongea la main. Mais Casimir se dressa d’un bond et se lança comme une flèche, les oreilles serrées et la queue entre les jambes, dans le parc où il disparut.

— Tiens !… — dit Mme d’Erdéval très surprise — qu’est-ce qu’il a ?…

— Il a… la même chose que Joséphine !. dit Jean qui commençait à comprendre d’où venait l’affolement des animaux.

Tandis que Casimir s’enfuyait éperdument Joséphine s’en revenait tout doucettement vers son pré, s’arrêtant pour brouter les petites touffes d’herbe qui poussaient au bord de l’allée.

Miche marcha vers la bourrique plantée à cinquante mètres de la terrasse, ramassa la bride qui traînait et se disposait à emmener la bête lorsque le palefrenier hurla :

— Veux-tu lâcher ça !… je t’ordonne de lâcher ça !…

La petite fille hésita un instant, jetant sur l’ânesse un regard affectueux et compatissant, puis se décida à obéir, car M. Anatole accourait.

Il ramassa les rênes que Miche venait de lâcher, puis leva son gros bâton sur Joséphine qui tirait au renard tant qu’elle pouvait. En voyant menacer la bourrique qu’elle aimait, la petite fille se jeta au-devant du palefrenier en suppliant :

— Tapez pas, monsieur Anatole !… Tapez pas !… faites-lui grâce !…

Elle se cramponnait au bras de l’homme qui la secouait, ne pouvant se débarrasser d’elle. Alors, sur la tête de Miche il leva son bâton, tandis que la comtesse, indignée, poussait un cri de menace et de peur.

Ce cri se perdit dans un effroyable coup de tonnerre. Et les Erdéval cessèrent, durant une seconde, d’entrevoir M. Anatole et Miche.

Puis, ils les aperçurent à demi cachés par un arbre que la foudre venait d’abattre en travers de l’allée. L’homme et la petite fille étaient en train de se relever. Jean, qui était rentré un moment avant le coup de tonnerre, accourait effaré.

Ce fut Olivier qui arriva le premier auprès de Miche.

Le palefrenier, livide, claquant des dents, expliquait, hoquetant :

— C’est… c’est la fou… la fou… la foudre…

Miche se frottait silencieusement les yeux.

— Tu n’as pas de mal, mon pauvre petit !… — demanda Olivier — dis ?…

— Dis ?… — répéta Jean inquiet — mais réponds donc, Miche ?…

La petite fit non de la tête, sans parler.

Miche !… — cria Jean qui se souvint tout à coup des appréhensions du docteur Bouvier — Miche !… je t’en prie, parle, mon petit !… voyons, parle-moi ?…

L’enfant fixa sur lui ses beaux yeux tout pleins de tendresse, et fit signe qu’elle ne pouvait pas parler.

— C’est la peur !… — fit M. d’Erdéval — qui a provoqué un terrible trouble nerveux… mais est-ce la peur du coup de tonnerre ou du coup de bâ…

Il s’arrêta court. Olivier lui serrait le bras en disant :

— Parle pas du coup de bâton devant Jean, papa, si tu ne veux pas qu’il nous fasse un beau fait divers avec Anatole…

— Tu as raison !… et il faut avouer qu’il serait excusable… Si cette enfant restait muette ce serait horrible !…

— Qu’est-ce que vous dites ?… — demanda Jean.

— Nous disons… — expliqua M. d’Erdéval — que ta maman va conduire Miche chez la mère Orson et que, Olivier et toi, vous allez tâcher de ramener de Pont-Bellangé le docteur…

— Il n’y a pas besoin du docteur… — balbutia M. Anatole — qui commençait à retrouver un peu ses esprits — la petite n’a rien du tout… que peur…

Jean répondit :

— F… nous la paix !…

— Dépêchez-vous de partir… — recommanda la comtesse — vous serez en retard… Voyez-vous ce malheureux Chanillac en détresse par ce temps à Pont-Bellangé ?…

— C’est vrai !… je n’y pensais plus, à Chanillac !… — fit Jean.

Et, s’agenouillant devant Miche :

— Bien vrai, mon petit, tu ne souffres pas ?… je peux m’en aller ?… ça ne te fait pas de peine ?… Tu veux bien que je m’en aille ?…

Miche dit oui de la tête en serrant très fort la main de Jean, puis s’éloigna, les yeux brillants et l’air heureux, avec la comtesse.

— Cristi !… — fit Olivier ébahi de cette sérénité — elle a de l’estomac, la gosse !…