Flammarion (p. 38-44).


VIII


En arrivant à Saint-Blaise, les Erdéval n’aperçurent pas, comme de coutume, « monsieur Anatole » sur le perron à côté du marquis. Et leur père paraissait préoccupé, presque inquiet :

— Est-ce qu’il se serait esbigné ?… — de mandait Jean ravi — quelle veine !… Grand père et Saint-Blaise redeviendraient comme autrefois !…

Mais Olivier calma cette joie. Il venait d’entrevoir de loin le régisseur dans la cour des écuries.

— Tu en es sûr ?… — fit Jean défrisé.

— Pardi, oui, j’en suis sûr !… il n’y en a pas deux comme ça !… avec son gros ventre sur ses petites jambes cagneuses, on croirait voir une bouée sur des pincettes faussées !… et il a « core graissé », comme dit Théodule…

À dîner, les Erdéval constatèrent qu’Olivier avait bien vu. À chaque instant le marquis, se tournant vers la porte entr’ouverte de l’office, questionnait son régisseur invisible et lui demandait son avis. Ou bien, s’adressant au domestique nouveau qui servait — depuis le règne de M. Anatole le domestique était toujours « nouveau » — Il lui répétait :

— Demandez à monsieur Anatole !… Faites ce que vous dit monsieur Anatole !… Portez ça à monsieur Anatole pour qu’il le découpe !… etc…, etc…

Et l’homme abruti, grotesque dans une livrée trop large et des souliers trop étroits. s’arrêtait craintivement, le plat à la main, ne sachant plus où il devait le poser, et s’en retournait tremblant de peur vers l’office, où l’on entendait le régisseur gronder : « Imbécile !… » et « Sacré maladroit !… »

Évidemment, les domestiques qui se résignaient à entrer à Saint-Blaise étaient de pauvres diables qui ne valaient peut-être pas cher, et qui, sûrement, ne savaient rien du tout. Mais le maître d’hôtel le plus fin eût perdu la tête à être dérangé dans son service et maltraité de la sorte.

Le dîner, interminable, fut un véritable supplice pour Mme d’Erdéval. Elle avait l’horreur de voir tourmenter et martyriser les bêtes, et ce malheureux homme, qui ne se défendait pas et ne répondait rien, lui causait la même impression pénible que la vue du cheval battu, qui n’essaie ni de mordre, ni de ruer.

De tout son cœur, elle souhaitait que le domestique sortit enfin de sa résignation énervante, et prit une chaise, ou une carafe, ou n’importe quoi de solide, pour taper sur l’ancien palefrenier. La méchanceté imbécile avec laquelle M. Anatole piétinait ce pauvre ahuri pour se donner de l’importance, lui rappelait la malfaisante stupidité avec laquelle il avait, à Auteuil, piétiné les fleurs qu’elle aimait pour jouer au dompteur.

Et elle revoyait le pauvre Paladin, nourri d’herbe, sans cœur et sans défense, qui ressemblait à cet autre Normand abreuvé de cidre, veule, sournois et poltron.

Après le dîner, le marquis, seul dans le salon avec ses enfants et ses petits-enfants, redevint un instant lui-même. Il causa avec humour de toutes choses, l’esprit libre, heureux et comme rajeuni. Et, rentré dans son appartement, M. d’Erdéval dit à sa femme :

— Je suis content d’avoir vu papa si bien ce soir !… Tantôt j’avais eu une impression pénible… je trouvais qu’il ne se ressemblait plus !… mais dès qu’il est éloigné de cet Anatole de malheur, il redevient comme autre fois…

Il nous le cache, l’Anatole de malheur !… — dit Jean — nous sommes débarrassés de sa tronche !… c’est toujours ça !…

Olivier riait. M. d’Erdéval dit, agacé :

— Tu trouves que c’est drôle, tout ça ?…

— Ah ! non !… mais je ne peux pas m’empêcher de rigoler, en pensant à la tête de maman pendant le dîner !… à chaque injure d’Anatole au domestique, elle fermait à moitié les yeux, comme elle fait quand on fiche des coups de fouet dans la rue sur les chevaux tombés !… Tout le temps je croyais qu’elle allait réclamer !…

— Non… mais ce que je vais faire, c’est m’en aller !… je ne peux pas passer un mois ni même trois semaines dans ces conditions là… je deviendrais enragée ou malade…

— Voyons !… voyons !… — fit Jean qui n’aimait pas les accrocs, et se réjouissait de reprendre son flirt avec la petite de Guerville au point où il en était resté l’été précédent et de le mener à bien cette fois — il ne faut pas pousser les choses au noir… tout va s’arranger !…

Mais, le lendemain matin, Olivier entra consterné chez son père.

— Figure-toi, papa, qu’Anatole maltraite grand-père…

M. d’Erdéval bondit :

— Qu’est-ce que tu dis ?… il le maltraite ?…

— Oh !… je ne veux pas dire qu’il tape dessus… du moins je ne m’en suis pas aperçu… mais ça viendra !…

— Enfin, veux-tu t’expliquer ?… — demanda le comte anxieux.

— Ben voilà !… hier soir, quand j’ai été rentré dans ma chambre, j’ai entendu du bruit… on parlait fort… j’ai reconnu la voix d’Anatole… alors j’ai eu peur que ça ne fût déjà Victor qui se disputait avec lui… et j’ai ouvert ma porte pour écouter…

— Eh bien ?…

— Ben, c’était de la chambre d’Anatole que venait le bruit… et c’était grand-père qu’il injuriait…

— Qu’il injuriait ?…

— Ah ! oui !… et solidement encore !… et en le tutoyant !…

— Ce n’est pas possible !… tu as mal entendu ?…

— Mais, papa…

— Je ne dis pas qu’Anatole n’injuriait pas quelqu’un… mais ce n’était pas ton grand-père !…

— Enfin, papa, voyons !… Il lui disait :

« Ah ! tu as fait venir la séquelle d’Auteuil !… eh bien, je m’en vais d’ici !… » et grand-père suppliait : « Je vous en prie, Anatole, ne criez pas comme ça !… on va entendre !… faites-moi tout ce que vous voudrez quand mes enfants ne sont pas là… mais quand ils sont chez moi, je vous supplie… » Et cette brute répondait : « Je m’en vais demain matin aux courses du Pin… je reviendrai quand ta séquelle sera partie !… C’est dommage qu’ils n’aient pas amené la Devilliers !… ça serait complet !… » Crois-tu que c’est à grand-père qu’il parlait, dis ?…

— Et puis ?… — demanda M. d’Erdéval, bouleversé.

— Et puis, rien !… J’ai entendu qu’on touchait le bouton de la porte… j’ai pensé que grand-père allait sortir… et j’avais pas envie de me faire pincer… à cause de lui plutôt qu’à cause de moi… parce qu’il aurait été honteux, le pauvre homme !… Moi, je n’écoutais pas à la porte, je n’avais pas quitté ma chambre…

— C’est épouvantable !… pauvre papa !… Comment en est-il arrivé à supporter de pareilles choses ?…

— Le fait est qu’il s’éloigne joliment des mœurs de la féodalité, grand-père !… je sais bien que la grand’mère d’Anatole est une La Faraudière de Montamort, mais enfin ça ne lui confère tout de même pas le droit de traiter son patron comme un simple sous-pied !…

— Je ne comprends pas comment tu as le cœur de plaisanter ?…

— Au fond, je ne plaisante pas, papa !… mais, en la forme, je ne peux pas m’empêcher de trouver drôle que grand-père, qui regrette le temps où les croquants battaient les fossés pour empêcher de chanter les grenouilles, laisse un « mercenaire » lui dire des sottises en le tutoyant.

— Il en a peur, peut-être ?…

— Oui… hier soir, il avait l’air… ou plutôt la voix… terrorisée… Et puis, aussi, ce mauvais drôle a réussi à lui persuader qu’il lui est indispensable… Très sérieusement, grand père se figure qu’Anatole et sa « mitrailleuse » sont nécessaires à sa sécurité…

— C’est au contraire ça qui lui fait courir un danger !… on exècre tellement cet homme dans le pays !… et une vengeance dirigée contre lui peut atteindre papa du même coup…

— Je le sais bien, pardi !… et tout ça me tracasse !…

— Mon petit, ne parle pas de ça à ta maman, veux-tu ?… elle est déjà prise d’une idée fixe… elle veut s’en aller !…

— Dame !…

— Ce soir, je vais fermer la porte de communication de nos chambres… toute la nuit elle m’a appelé pour me demander si je dormais… et puis… quand elle m’avait réveillé… elle m’expliquait qu’elle allait écrire à Pitoy de lui envoyer Tirté et un coupé !… Naturellement elle emmènera Simone, puisque nous n’avons pas Mme Devilliers… et ça me contrarie de séparer la petite de Jacques qui s’ennuiera sans elle… vous êtes trop grands pour lui à présent… J’ai réussi à dissuader un peu ta maman de partir… Alors, ne lui raconte pas cette histoire, n’est-ce pas ?…

— Non, papa… et tu feras bien, toi, de ne pas en parler non plus à Jean !… il a déjà menacé Anatole, un jour qu’il maltraitait un mendiant, de le jeter dans la Vire… alors, s’il savait qu’il maltraite grand-père, il pourrait bien l’y jeter sans le prévenir, cette fois !…

En s’asseyant à table, le vieux marquis annonça, d’un air embarrassé :

— Vous allez être encore plus mal servis qu’à l’ordinaire, mes pauvres enfants !… Anatole m’avait demandé depuis longtemps la permission d’aller voir sa famille… je la lui avais accordée… et il avait fixé cette date à des parents qui doivent se déplacer exprès pour le voir… Alors, vous comprenez… je ne pouvais pas l’empêcher de partir…

— Mais… — protesta Mme d’Erdéval, la mine soudain rassérénée — nous n’avons pas du tout besoin de lui !…

— Au contraire !… — marmotta Jean enchanté.

Le domestique — la bouche élargie dans un sourire idiot — heureux de n’être pas harcelé et injurié à tout propos, servait infiniment mieux que la veille. Cela n’empêcha pas le marquis d’affirmer :

— Cet imbécile, quand Anatole n’est pas là pour le diriger, ne fait rien qui vaille !…

— Je vous en prie… — dit la comtesse — ne vous inquiétez de rien… nous sommes admirablement bien servis… tout va à merveille !…

Au fond, son beau-père était peut-être de son avis, car il avait le visage détendu et l’air tranquille. Mais pour rien dans le monde il n’eût voulu avouer aux autres, ni à lui même, la sensation de paix qu’il ressentait.

Il tenait à prouver l’utilité de son favori. Et puis, comme il avait appris — à l’école de M. Anatole — à demander aux domestiques l’impossible et à n’être jamais satisfait de leur service, il se fatiguait à crier sur eux, ce qui les terrifiait au lieu de les dégourdir. Et il commettait cette erreur d’entreprendre le dressage de gens indécrottables — et qui d’ailleurs ne passeraient probablement chez lui qu’une ou deux semaines — au lieu de les laisser servir tant bien que mal comme ils pouvaient. Alors les repas duraient une heure et demie, quelquefois deux, et ils étaient vraiment pénibles.

Dans l’après-midi, le comte d’Erdéval, auquel son père avait demandé de faire une course à Saint-Fargeau, alla aux écuries pour dire d’atteler. Il fut stupéfait de la saleté ignoble des chevaux. Les bêtes n’étaient pas pansées, les litières pas faites, le crottin pas enlevé. Et, dans les remises, les voitures avaient sur elles deux mois de boue et de poussière. Quant à la sellerie, elle était dans un état indescriptible. Les mors rouillés, les cuirs couverts de moisissure. Des selles, mangées par les rats et par les mites, sortaient des paquets de bourre, qui voltigeait dans le courant d’air des portes et des fenêtres sans carreaux.

Dans les écuelles des chiens, une croûte de soupes séchées, et pas une goutte d’eau. Et les pauvres bêtes, maigres à faire pleurer, rongées par les puces, sales, abîmées de rouge et de boutons, s’élançaient de leurs niches sans paille, et tiraient sur leur chaîne à s’étrangler pour courir au-devant du passant qui pouvait peut-être les tirer de misère.

M. d’Erdéval fut ému de leurs caresses. Et il « enleva » Théodule qui rentrait du loin.

— C’est une honte de voir des chiens soignés de la sorte…

— Ah ! m’sieu l’comte, c’est point d’ma faute !… c’est m’sieu Anatole qui s’occupe d’ça comme de tout… m’sieu l’comte a-t’y d’jà évu l’écurie et tout l’fourniment ?…

— Oui !…

— Ben, m’sieur l’comte, tout est comme ça !… et tout partout !… dans l’château… à la ferme… au moulin !… C’est une pitié d’voir une si belle terre s’en aller en fumée tout comme ça !…

Et Théodule, qui avait de grands défauts, mais qui aimait son maître — autant qu’un paysan normand peut aimer — soulagea son cœur. Il dit les misères du vieux marquis et celles de ses serviteurs ; la fainéantise et la méchanceté du soi-disant régisseur ; l’astuce et l’habileté qu’il déployait pour écarter tout le, monde et s’imposer comme indispensable à son maître. Puis il conclut :

— L’est parti à c’matin pour tant qu’vous serez là, p’t’êt’ben, m’sieu l’comte… vu qu’y vous craint sans avoir l’air… alors on pourrait essayer de r’mettre un peu d’ordre à l’écurie… mais tout est gâché, cassé, perdu, quoé !… et pis, y a pus d’ouvriers, pus d’domestiques, pus rien !… alors quoué qu’on peut faire, à c’t’heure ?… On n’peut point travailler sans outils, pas vrai, m’sieu l’comte ?… alors quoué ?…

Théodule s’était trompé dans ses prévisions. L’absence de M. Anatole ne devait pas durer autant que le séjour des Erdéval à Saint-Blaise.

Au bout d’une semaine il réapparut. Un beau soir, alors que personne ne le savait de retour, on entendit dans l’office une voix éraillée qui criait :

— Imbécile !… Moi, je vous dis que ça n’est pas comme ça !… Moi, je prends le gigot comme ceci !… mais faites donc attention, imbécile !…

Les enfants et M. Guillemet se regardèrent, tandis que la comtesse baissait le nez dans son assiette. Et le vieux marquis expliqua :

— Anatole est revenu aujourd’hui !… il a raccourci son voyage pour ne pas me laisser dans l’embarras…

— Comment va le docteur Bouvier ?… — demanda M. d’Erdéval pour changer la conversation.

Le marquis répondit :

— Je n’en sais rien !… je ne l’ai pas vu depuis un siècle… C’est un vieil ivrogne !…

— Oh !… — fit Jean exaspéré — le docteur Bouvier !… est-il possible de dire ça !…

— Anatole l’a rencontré soûl comme une bourrique… il ne l’a même pas reconnu !… il ne l’a pas salué…

— Ça n’est pas une raison !… — grommela Jean.

Son grand-père lui demanda :

— Qu’est-ce que tu dis ?….

— Rien, grand-père !…

De l’office, la voix enrouée cria :

— Ah ! oui, il était soûl ?… Moi, je me disais : « Il va tomber »… alors, moi, j’ai pris le côté de la route…

— Tu entends ?… — demanda le marquis à son fils.

— Guillemet !… — dit M. d’Erdéval sans répondre — je vous demanderai d’aller à Caen me faire une commission tantôt avec les enfants.

— Veux-tu qu’Anatole te la fasse… il y va… — proposa le marquis.

— Non, merci, papa !…


Quelques jours se passèrent à peu près paisiblement. Mais les Erdéval constataient que le vieux marquis était moralement très changé.

Lui si alerte d’esprit, si solidement équilibré, et dont la volonté était jadis la qualité maîtresse, semblait, depuis le retour du palefrenier surtout, avoir perdu presque absolument sa personnalité.

Il ne décidait pas lui-même les choses les plus insignifiantes. Il fallait tout demander à M. Anatole. On ne pouvait plus toucher à une voiture, à une selle, à un harnais.

— C’est inouï !… — dit un jour Jean qui avait voulu prendre un cheval pour aller au Mesnil — figure-toi, papa, qu’Anatole ne veut pas que je sorte avec Violette…

— Comment, il ne veut pas ?… — demanda M. d’Erdéval surpris — mais il t’a donné un prétexte, je suppose ?…

— Évidemment !… il m’a dit qu’elle est vieux ferré et que ses fers ne tiendraient pas jusque-là…

— Eh bien ?…

— Ben, c’est pas vrai !… j’ai regardé ses pieds… je parie qu’il n’y a pas huit jours qu’elle est ferrée !…

— Dis à ton grand-père que tu as besoin de la jument et qu’elle peut très bien sortir…

— C’est fait !… j’ai parlé à grand-père… il m’a répondu de le laisser tranquille… que rien de tout ça ne le regardait plus… que c’est Anatole qui a la responsabilité de tout !…

— Alors, mon petit, que veux-tu que je te dise… il faut t’en aller au Mesnil à pied !…

— Ça va devenir rigolo, Saint-Blaise !…

— Ça l’est déjà !… — murmura Mme d’Erdéval.

Elle était lasse, au bout de quinze jours, de surveiller tout le temps Simone et Jacques, qui travaillait beaucoup moins longtemps que ses frères avec M. Guillemet. Simone, quand Mme Devilliers n’était pas sur ses talons, devenait franchement insupportable. Personne, sauf sa gouvernante, ne pouvait la faire obéir. Et Mme d’Erdéval, à qui elle échappait sans cesse, passait d’affreuses minutes à courir dans le parc, affolée, appelant la petite fille qui ne répondait pas. La pauvre femme imaginait toujours que Simone aillait tomber dans la Vire, ou « se faire corner » par les vaches qu’elle avait la manie d’embrasser sur le nez.

Miche jouait de temps à autre avec Simone, mais le marquis s’opposait à cette familiarité qu’il apercevait, alors qu’il ignorait les promenades et les causeries de la petite paysanne et de Jean.

La plupart du temps, lorsqu’elle ne ramassait pas de bois, ou des pommes, ou ne cueillait pas les fruits, Miche montait dans le grenier qu’on appelait pompeusement la bibliothèque. C’était, sous les combles, mais avec pourtant de larges et belles fenêtres percées dans le haut toit pointu, une immense pièce où s’entassaient, sur des planches mal jointes, une masse de livres de toutes les espèces et de tous les temps. La petite fille avait entrepris de ranger ces livres et elle y parvenait presque, ce qui étonnait grandement le vieux marquis.

— C’est extraordinaire !… — dit-il un jour à son fils — cette petite qui est un âne bâté, à laquelle on n’a pas pu apprendre à lire, qui est incapable même d’épeler des titres, pour la plupart compliqués, arrive à reconnaître les ouvrages par les reliures, ou même par l’aspect des lettres, car beaucoup d’ouvrages différents ont des reliures toutes pareilles… et je dirais presque qu’elle les classe… je n’en reviens pas !…

— On ne la voit plus guère, Miche !… — remarqua M. d’Erdéval — autrefois elle était toujours à traînailler partout… c’était gentil !… ça meublait !

— Ça meublait trop !… c’était insupportable !… Nous lui avons défendu d’entrer dans le château autrement que pour monter à la bibliothèque par l’escalier de la tour…

— Nous ?… — interrogea le comte qui comprenait parfaitement qu’il s’agissait d’Anatole, mais qui tenait à montrer son étonnement — qui ça, « nous ?… »

— Anatole et moi !… Nous ne voulons pas que toutes ces canailles de Saint-Blaise nous envahissent… et c’était un précédent, tu comprends ?… Il n’y a aucune raison pour tolérer la présence de Miche au château…

Erdéval ne répondit pas. Jamais son père n’avait encore associé l’autorité de son régisseur et la sienne en une aussi parfaite égalité. Ils ne faisaient plus qu’un, c’était chose entendue.

Et le lendemain, Miche lui affirma davantage encore cette inquiétante vérité.

Comme il apercevait la petite fille qui sortait de la tour et glissait, se faisant toute petite, vers les communs, il l’appela :

— On ne te voit plus, Miche !… pourquoi ne viens-tu plus nous dire bonjour sur la terrasse après le déjeuner comme autre fois ?…

— Pac’qu’y m’l’ont défendu, m’sieu l’comte !…

— Qui ça, ils ?…

La petite rougit. Son tact l’avertissait de la gaffe.

— Oh !… m’sieu l’comte… balbutia-t-elle troublée — j’voulais point parler comme ça !… j’voulais dire que m’sieu l’marquis m’a défendu d’approcher du château… et que m’sieu Anatole me l’a encore défendu aussi…

— Et tu le crains, M. Anatole ?…

— J’le crains point !… j’en ai peur !…

— Ah !… — fit M. d’Erdéval en riant. Voyons, Miche, explique-moi quelle différence il y a entre craindre et avoir peur…

— Bé dame !… — fit tranquillement la petite — y m’semble qu’alle est grande, la différence qu’y a !… j’crains l’bon Dieu… et m’sieu le marquis… et m’sieu l’Curé… et les Sœurs… et vous, m’sieu l’comte… et même un peu la mère Orson… j’crains c’qui vaut mieux qu’moi… j’crains qu’ceux-là m’grondent… ou m’en veuillent… ou d’leur faire d’la peine, ou d’les fâcher… Et j’ai peur des vipères, des soulauds et de m’sieu Anatole, pac’que c’est des mauvaises bêtes… que j’les déteste… et qu’y sont plus forts que moi !…

— C’est très bien dit, Miche !… Tiens !… voilà pour t’acheter une petite robe !…

Il lui tendait une pièce de dix francs. La petite secoua la tête et serra ses bras le long d’elle, en disant avec embarras :

— Msieu l’comte… si vous vouliez ben la donner au Pé Constant, la pièce ?… Y n’mange pas à sa faim, allez, l’pauv’vieux, d’puis qu’on l’a chassé du château… Y n’trouve pas à travailler à la loue… on n’veut qu’des jeunes… Si c’était moi qui lui donnais cette pièce-là, y la refuserait… tandis que d’l’avoir d’vous, y sera ben content…

— Tu es une bonne fille, Miche !… Dis moi ?… il ne te maltraite jamais, Anatole ?…

— Jusqu’à présent pas, m’sieu l’comte !…

— Il ne t’a jamais menacée ?…

— Y m’nace tout l’monde !…

— Toi aussi ?…

— Moi comme les autres !…

— Et M. le marquis ne dit rien ?…

— Y n’est point là, m’sieu l’marquis !… et il a si tellement peur de m’sieu Anatole qu’s’il était là y n’dirait p’t’êt’rien !… l’est m’nacé aussi bien comme nous aut’s, m’sieu l’marquis !…

— Menacé ?… Comment ça ?…

— Ben, m’sieu Anatole y dit des injures… pis, y l’menace de d’partir… y l’y dit qu’si y restait seulement deux jours sans lui à Saint-Blaise, y serait assassiné… et m’sieu l’marquis l’supplie d’rester… et y pleure qu’ça fait peine !…

— Tu me jures, Miche, que ce que tu me dis là est vrai ?…

— J’le jure, m’sieu l’comte !… D’ailleurs, tout l’monde vous l’dira aussi bien qu’moi !… d’mandez à Théodule… et à Flaxhile… et à m’sieu l’Curé ?… y crie fort, m’sieu Anatole… et quand on les entend crier dans leur chambre, on vient écouter pour rigoler un brin… car on rigole aussi de m’sieu l’marquis… on n’l’aime pus à Saint-Blaise où c’est qu’on l’aimait tant !…

Ce que racontait Miche affirmait, comme habituelle, la scène entendue par Olivier le soir de l’arrivée à Saint-Blaise. D’ailleurs, l’enfant n’aurait pas pu inventer ces choses, et M. d’Erdéval rentra gravement préoccupé de la situation de son père.

Comme, un instant avant le dîner, il lisait seul dans le salon, le marquis entra, un peu rouge, l’air mécontent, et lui dit :

— Il paraît que Marguerite est allée faire une visite au Curé ?…

— Je ne sais pas !… C’est bien possible !…

— C’est très désagréable pour moi !… le Curé est une horrible canaille que j’ai mis à la porte… et si ta femme va le voir elle me donne tort aux yeux des bandits de Saint Blaise…

— Si vous aviez dit à Marguerite de ne pas faire cette visite, elle aurait obéi, puis qu’elle est chez vous… et elle aurait simplement écrit au Curé pour s’excuser de ne pas lui faire sa visite annuelle… Mais elle ne pouvait pas deviner qu’il est devenu, depuis six mois, une horrible canaille, et…

Le marquis n’aperçut pas l’ironie. Il reprit :

— J’écrirai à l’archevêché pour me plaindre… il aura sur les doigts… et ferme, je t’en réponds… C’est un ignoble drôle !…

Pour éviter de répondre, M. d’Erdéval s’était replongé dans la lecture d’un livre qui ne l’intéressait pas du tout. À ce moment, M. Anatole entra. Il venait entretenir le marquis de mille riens qu’il grossissait à plaisir. La cuisinière avait servi une crème dans une coupe, alors qu’il y avait un plat fait exprès, c’était insupportable, elle n’en faisait jamais d’autres !… Et Théodule s’était encore grisé… et puis sa femme venait au château… elle emportait du bois, du charbon, du lait… Le valet de chambre avait craqué dans le dos sa livrée, etc…, etc !…

Et durant dix minutes, la voix éraillée grinça sans trêve, tandis que le pauvre marquis répétait désolé :

— Ah ! les canailles ! les propres à rien !… mon pauvre Anatole, il faut que vous nous tiriez de là ?…

L’homme répéta :

— Moi, je vais arranger tout ça !… Si moi, je ne pensais pas à tout, rien ne marcherait… ce sont des brutes… Moi, je dis que…

Et il sortit important, redressant avec fierté son ventre ballonné et son petit crâne pointu. Il était étonnamment grotesque, et M. d’Erdéval, si écœuré qu’il fût, ne put s’empêcher de rire. Le marquis, qui tout le temps que son homme de confiance avait parlé, l’avait écouté bouche bée, se tourna vers son fils.

— Tu n’imagines pas ce que c’est que cette canaille normande !… Si je n’avais pas Anatole qui arrange tout et m’aplanit les difficultés, ce serait à devenir fou !…

— Ah !… — fit M. d’Erdéval que l’aveuglement de son père commençait à exaspérer — tu trouves qu’il t’aplanit les difficultés… moi, je trouve que c’est le contraire !… Quel besoin a-t-il de venir te raconter qu’on avait versé la crème dans le mauvais plat, alors qu’il était si simple de la transvaser dans le bon, sans en parler à toi ni à d’autres ?… Et ainsi de suite pour toutes les graves choses avec lesquelles il est venu te raser devant moi…

— Mais il faut pourtant bien que je sois instruit de tout ?…

— Non !… ou du moins pas avant que tout ne soit arrangé… C’est précisément à ça que sert un intendant… un régisseur… enfin, la fonction dont il te plaît de gratifier Anatole… c’est à éviter les ennuis directs… Il devrait être le tampon entre toi et les petits embêtements domestiques… et il semble au contraire s’ingénier à en augmenter le nombre et la gravité… Il te fait des monstres des accidents les plus insignifiants… il t’affole pour des riens et, le plus cocasse, c’est que tu lui as de la reconnaissance, et que tu ne te doutes pas de l’engrenage dans lequel tu es pris !…

Le marquis haussa les épaules, regarda son fils d’un œil rien moins que tendre, et répondit :

— Vous n’aimez pas Anatole !… C’est cette misérable Devilliers qui a monté Marguerite et les enfants contre lui !… c’est un homme admirablement intelligent et honnête, qui ne boit pas, qui fait tout ce qu’il veut, la cuisine, la carrosserie, n’importe quoi… il m’arrange mes pendules et me panse mes chevaux…

— Ah ! parlons-en des chevaux !… C’est un massacre !… Il a voulu — parce que tu le lui avais dit — me montrer Fritz… j’ai eu la bêtise de le suivre dans le manège et j’ai été écœuré !… Ah ! il te l’arrange bien, ton poulain !… il lui flanque des coups de pied… tu m’entends, de pied !… dans les boulets… et il est tellement brute, tellement ignare, qu’il ne se rend pas compte que je m’aperçois qu’il ne sait rien !… rien, pas même panser un cheval proprement, car tes chevaux ont des poux, tu sais ?…

— Dans ce pays-ci, ils en ont tous !… — affirma le marquis.

M. d’Erdéval sentit qu’il allait répondre encore et que toute discussion était vaine, alors il sortit du salon.

— C’est toi, papa !… — cria la voix de Simone — nous sommes ici avec maman en attendant qu’on sonne le premier coup !…

Le comte suivit une allée qui grimpait vers un banc, qu’affectionnaient les enfants. Mme d’Erdéval y était assise, et Jean, Olivier, Jacques et Simone jouaient à la cachette avec M. Guillemet. Quand la nuit tombait, c’était le jeu favori.

— J’ai appris un tas de choses inquiétantes… commença Mme d’Erdéval — j’ai rencontré M. des Bordes qui m’a donné de mauvaises nouvelles… Cet Anatole est encore plus puissant que nous ne l’imaginions !… M. des Bordes est convaincu qu’il se fait donner par votre père beaucoup d’argent de la main à la main…

— Ça ne m’étonne pas autrement !…

— Dans tous les cas, Anatole se vante de ça quand il est soûl… et il l’est souvent !… très souvent !… et votre père ne se doute de rien !…

— Dame !… nous avons payé pour le savoir, qu’il ne se doute de rien !… Rappelez vous ?… à Auteuil ?…

— Mais c’est terrible, tout ça, à cause des enfants… ils n’ont pas besoin qu’Anatole les dévalise…

— Nous n’y pouvons rien !… papa a sa tête comme vous et moi… et il est le maître de faire ce que bon lui semble de son argent…

— Avez-vous remarqué que, depuis Anatole, il est beaucoup moins généreux pour nous ?… certes, je ne suis pas rapace, mais penser que c’est ce gredin-là qui profite de tout m’horripile… Si votre père faisait la noce, ça ne me ferait pas du tout le même effet…

— À lui non plus !… il s’amuserait davantage !… — Ah !… je n’ai guère envie de plaisanter !…

— Ni moi !.., mais je m’incline, puisque je ne peux rien empêcher !…

— Si au moins quelqu’un était là… quelqu’un d’ami… qui pût voir… surveiller…

— Ce quelqu’un-là n’empêcherait pas, plus que nous les choses de suivre leur cours…

— Non !… mais il pourrait nous avertir si la situation s’aggravait…

— Vous pensez bien que personne ne saurait rien !… on se méfierait, on expulserait tout ami à nous, comme on a expulsé peu à peu le Curé et le Docteur…

— Et même M. des Bordes !… il y a un an qu’il n’a pas vu votre père !…

— Vous voyez bien !… à moins qu’un invisible esprit ne nous avertisse des machinations de M. Anatole.., ou que la statue du connétable d’Erdéval ne nous écrive pour nous raconter ce qui se passe sous ses yeux de marbre… je ne vois pas trop…

Il y eut une sorte de bruissement dans les feuilles tombées sous les grands châtaigniers, et une petite forme grise se détacha dans l’ombre qui s’épaississait.

— Simone, tu vas te mouiller les pieds !… il y a de la rosée !… — cria M. d’Erdéval.

Mais la petite forme répondit :

— C’est pas mad’moiselle Simone, m’sieur l’comte… c’est Miche !…

— Tiens !… qu’est-ce que tu fais là, toi ?…

— C’est la cuisinière qui m’a envoyée lui ramasser des châtaignes pour l’dîner… j’me dépêche… v’là qu’on sonne l’premier coup !…

Et, devant le banc, Miche passa en trottinant, avec au bras un grand panier où roulaient des châtaignes.