Flammarion (p. 30-35).


VI


Ah ! mon pauvre ami !… — dit le lendemain Cerisy à Erdéval — ce que le régisseur de votre père est embêtant, c’est rien de le dire !… ce matin je me suis levé dès l’aube, pour me promener un peu dans ce ravissant pays, que je ne connaissais pas encore et que je verrai mal en chassant…

— Eh bien ?…

— Eh bien, figurez-vous que cet animal ne m’a pas lâché d’un cran !… il m’a emboîté, ah ! mais là, ce qui s’appelle emboîter !… et s’il était silencieux, encore !… ce ne serait rien !… mais c’est un impitoyable bavard

— Je sais !…

— Il n’arrête pas de dire des inepties de donner les explications les moins intéressantes !… il dit : « Moi, et monsieur le marquis », lorsqu’il s’agit des choses générales… et pour le détail : « Moi, j’ai ordonné… Moi, j’ai fait faire… Moi, je dis… Moi, je prends !… toujours moi !… ah ! nom de nom !… j’ai ce « moi » dans les oreilles !… Ce que je l’ai entendu de fols, ce matin !…

Comme M. d’Erdéval restait silencieux, Cerisy s’excusa gentiment :

— Je vous demande pardon de vous parler de ça !… ça vous est peut-être désagréable ?…

— Pas du tout !… ça ne m’est pas désagréable que vous me parliez de cet individu !… mais ça m’embête qu’il soit là, dans d’aussi invraisemblables conditions…

— Vous ne vous attendiez pas à le trouver, n’est-ce pas ?… C’est Marthe qui s’est rendu compte de ça hier soir, imaginez-vous ?… les vieilles filles, ça voit tout !… Quand nous avons été seuls, elle m’a dit : « Tu sais, ton ami Erdéval vient d’avoir une surprise désagréable… il ne s’attendait pas à trouver cet homme-là chez son père… »

— Je m’attendais bien à l’y trouver… mais comme cocher seulement !… ce qui était déjà une jolie élévation, étant donné que papa l’a pris comme palefrenier et l’a envoyé comme tel chez moi pour y amener un cheval…

— Il ne me fait pas l’effet d’entendre grand’chose aux chevaux, entre nous soit dit !… Et où diable a-t-il déniché cet olibrius, votre père ?…

— À l’école de dressage de Saint-Lô, où il était palefrenier… à ce que nous a écrit papa… qui, depuis, nous a dit qu’il y était piqueur…

— Piqueur ?… ah ! elle est bien bonne !… moi qui passe à l’école de dressage la partie de mon existence que je ne passe pas à la chasse, je connais et ai connu tous les piqueurs… et je vous garantis que cet homme là n’a jamais été à l’École… sinon dans les dessous… car autrement je connaîtrais au moins sa bobine !…

— Une vilaine bobine !…

— Ah ! fichtre oui !… moi, vous savez, à votre place, je ne serais pas du tout tranquille de sentir ça chez moi…

— Chez moi… il n’y ferait pas long feu !… mais chez mon père, ça m’inquiète horriblement… Que l’homme ait été palefrenier à l’école de dressage de Saint-Lo, ça ne fait pas question… mais il a dit à papa avoir été longtemps piqueur chez du Vallon…

— Chez du Vallon ?… avec une tête et un ventre comme ça !… ah ! non !… elle est bonne aussi, celle-là !…

— Le ventre était moins gros avant Saint-Blaise… et la tête avant la barbe était moins infecte !… guère !… mais enfin, un peu moins tout de même !… Seulement j’ai une autre raison de supposer qu’il n’a pas été chez du Vallon ou, que s’il y a été, c’est aussi comme palefrenier, car il n’a même pas entrevu la sellerie…

— Comment ça ?… — Il n’avait jamais vu de bride cousue !… et il est venu déclarer avec autorité à ma femme « qu’on ne montait pas avec une bride comme ça !… »

— Vous ne savez pas ?… si j’étais vous, je lui écrirais !…

— À qui ?…

— À du Vallon… il saura bien si cet homme-là a été à son service…

— Croyez-vous ?… il doit passer tant et tant d’hommes dans une écurie de quinze ou vingt chevaux ?…

— C’est égal… j’écrirais !…

— Eh bien, Marguerite écrira… elle connaît plus que moi du Vallon qu’elle rencontre à cheval le matin… seulement si papa apprend jamais ça…

— Eh bien ?…

— Ben, il sera furieux !…

— Comment ?… furieux parce que vous aurez demandé à un monsieur — sans autres commentaires — s’il a eu à son service le nommé Anatole ?… À propos !… savez-vous comment il s’appelle seulement ?…

— Non… mais tous les domestiques le savent… et même, sans aller si loin…

Et M. d’Erdéval appela :

— Eh !… Miche !…

La petite accourut toute souriante.

— À la bonne heure !… je retrouve ma Miche !… — dit le comte en caressant les cheveux moirés de la petite fille. — Dis moi… qu’est-ce que tu faisais dans l’avenue, Miche ?…

— J’attendais !…

— Quoi ?…

— Pour quand arrivera M. Jean !…

— Elle adore Jean qui a obtenu de son, grand-père qu’il la prenne à Saint-Blaise quand sa mère est morte… — expliqua M. d’Erdéval.

— Bon sang !… qu’elle est jolie !… — fit Cerisy qui regardait l’enfant d’un air ahuri.

Le comte craignait que Miche n’eût, en même temps que la beauté, le tempérament de la Florine. Il préférait qu’on ne parlât pas trop devant elle de sa beauté. Il dit avec indifférence et sans avoir l’air d’attacher d’importance à persuader ou non l’enfant :

— Miche est une bonne petite fille !… très bonne !… et très intelligente aussi… mais elle n’est pas jolie…

— Je le sais bien !… — fit tristement Miche.

— Ah !… — demanda M. d’Erdéval surpris — tu le sais bien ?…

Et intéressé toujours par l’âme des enfants, curieux de connaître le point de comparaison de la petite, il questionna :

— Qui est-ce qui est jolie à ton avis, Miche ?

L’enfant répondit après avoir réfléchi :

— C’est pas Mme la baronne de Guerville, toujours !…

Le comte se mit à rire, tandis que Cerisy disait, convaincu :

— Pas jolie !… Mme de Guerville !… ben, elle est difficile, la gosse !… je sais bien qu’elle en a le droit !…

Et se tournant vers Erdéval, il ajouta à demi-voix :

— Car elle est épatamment belle, cette gamine-là !… oui, c’est entendu… vous ne voulez pas que je le lui dise… mais il y en a d’autres qui se chargeront de ça, allez !… vous pouvez y compter… et elle aussi !… reluquez-moi ce profil, Erdéval ?… et ces cheveux, et cette tournure… est-ce campé ?… et ces pieds ?… avez-vous jamais vu une petite Normande avec des pieds pareils, vous ?… moi pas !…

— Miche ?… — demanda le comte, qui voulait mettre fin à l’énumération dont la petite fille ne perdait pas un mot, de ces perfections physiques — est-ce que tu sais comment s’appelle Anatole, toi ?…

Miche eut un geste craintif :

— Oh !… monsieur le comte !… faut pas dire Anatole comme ça !… M. l’marquis s’met en colère quand on dit Anatole tout court… faut dire monsieur…

M. d’Erdéval riait. L’enfant le regarda effarée :

— Oh ! mais, vous savez, c’est pas pour rire c’que j’vous dis !… les aut’s domestiques du château ont eu d’la peine à s’y faire, vous pensez bien… vu qu’ils avaient l’habitude de l’appeler tout court Anatole quand c’est qu’il était valet d’écurie… alors, M. l’marquis en a renvoyé deux à qui qu’Anatole échappait quéqu’fois sans monsieur…

— Je n’oublierai pas tes recommandations, mon petit !… — dit le comte touché au fond de la sollicitude de l’enfant — mais réponds moi maintenant ?… Sais-tu, oui ou non, comment s’appelle M. Anatole ?… comprends tu ?… toi, tu t’appelles Micheline Fanel… eh bien…

— Oh ! j’comprends bien, monsieur l’comte, c’est que j’cherchais… ça me r’venait plus !… y s’appelle Malansson…

M. d’Erdéval prit dans sa poche un crayon et écrivit le nom sur sa manchette en disant :

— Je te remercie, Miche…

La petite fille se sauvait en courant, il la rappelait :

— Dis donc ?… à propos ?… les sœurs sont elles un peu plus contentes de toi ?…

— J’suis point méchante, monsieur l’comte

— Je le sais bien… et toi, tu sais bien que ce n’est pas ça que je te demande !… Travailles-tu mieux… sais-tu lire ?…

— . . . . . . . . .

— Tu ne réponds rien !… tu ne sais pas ?… non ?… pas du tout ?… c’est honteux ! quel âge as-tu ?…

— Neuf ans et demi, monsieur l’comte !

— Ah !… — fit Cerisy stupéfait — elle est immense !… je croyais qu’elle avait treize ans, moi !…

— Elle en a trois pour la raison… — expliqua M. d’Erdéval — elle ne veut rien apprendre… rien !… à quoi es-tu bonne alors ?…

— J’travaille, monsieur l’comte !… j’travaille d’mes mains… pac’que les Sœurs… et l’docteur Bouvier aussi… ont dit qu’y fallait laisser ma tête tranquille…

— Le docteur Bouvier ?… j’ai bien peur que tu ne le roules comme les sœurs, le docteur !… Enfin !… à quoi travailles-tu ?… aux champs ?… tu n’es guère forte encore !…

— Que si donc !… — fit Miche en redressant son corps souple — j’la suis ben assez pour travailler aux champs… mais de c’moment-ci j’y travaille point… M. l’marquis m’fait arranger la bibliothèque…

— Arranger la bibliothèque !… — dit le comte ahuri — ah ! bien !… tu en as pour cent ans, Miche !…

— P’t’êt’pas si tant longtemps qu’ça, monsieur l’comte !… mais ça va tout d’même pas vite…

— Ce que je me demande, c’est comment tu fais pour arranger des livres sans savoir lire… Ça ne doit pas être commode !…

Miche rougit violemment et ne répondit pas.

— Ah !… tu commences à avoir honte !… ça n’est pas malheureux !… Qu’est-ce que tu regardes ?…

Un point noir apparaissait au loin sur la route. Sans répondre, Miche se lança comme une balle dans un sentier. On la vit reparaître à quelques mètres, traverser l’avenue en deux bonds, et filer en flèche vers la route.

— Qu’est-ce que diable elle a vu ?… — demanda Cerisy en posant une main au-dessus de ses yeux pour les abriter du soleil.

— Ça doit être la voiture qui amène les enfants…

Un très vieux paysan arrivait dans le chemin. Il salua et dit :

— Oui, c’est la voiture qu’est allée chercher ces messieurs à la gare…

— Ah ! ça me fait plaisir de vous voir, Père Constant ! dit le comte j’avais peur que vous ne fussiez malade ! — je ne vous avais pas aperçu hier… ni ce matin…

La figure du vieil homme le bouleversa :

— Je n’travaille plus au château, mossieu l’comte !…

— Vous ne travaillez plus au château ?… — répéta Erdéval — stupéfait et depuis quand, Père Constant ?…

— D’puis qu’mossieur Anatole m’a jeté dehors.

Deux petites larmes coulaient sur les vieilles joues ravines de l’homme. Il les essuya de sa manche et reprit :

— Ah ! oui, da !… y m’a chassé !… y avait quarante-huit ans que j’travaillais au château d’affilée, mossieur l’comte !… d’puis qu’javais d’venu d’faire mon congé d’sept ans ! et avant que d’partir soldat, j’avais déjà travaillé d’quatorze vingt ans chez mossieur vot grand-père… a faisait cinquante-quatre ans d’service au château d’Saint-Blaise !… Si c’est pas malheureux, dites ?…

— Mais qu’est-ce qu’il y a eu, Père Constant ?…

— Y a eu que j’m’ai bu, mossieur l’comte !…

— Ça ne m’étonne pas ! dit en souriant M. d’Erdéval.

— J’sais bien !… ça m’arrive !.. mais j’travaillais tout de même… et quand y m’a attrapé il était plus soûl qu’mé… et y n’travaillait pas, lui, bié sûr !… pac qu’y n’travaille jamais !…

— Ah !…

— Y fait des p’tites bricoles comme ça… d’ici et d’là… quand c’est qu’a l’amuse !… mais y n’connaît aucun métier sauf ferrer… Oh ! pour ça, y ferre un ch’va dans la perfection mais pour c’qu’est de l’soigner ou d’l’atteler quand y s’attèle pas tout seul… J’y en défie ! et pour ça comme pour bié des choses, Théodule y en r’montrerait…

— Enfin, à propos de quoi vous a-t-il renvoyé, père Constant ?…

— Ben, pac’que, comme y m’accusait qu’jétais soûl, et qu’Théodule et moi, et nous tous, nous étions qu’des imbéciles et des ivrognes… j’y ai dit qu’pour c’qu’était d’ça, y pourrait nous en r’montrer… et même tout d’suite, vu qu’il tait plus soûl qu’mé !.. alors, l’a voulu m’toucher, maginez-vous, m’sieur l’comte ?…

— Et puis ?…

— Pis… comme il était plein comme un sac, j’ai f… par terre du premier coup !… j’l’y aurais même f… sans ça !… y n’a point d’force !… Voul’vous que j’vous dise, mossieu l’compte… c’est un homme détruit… pac’que quand on boit et qu’on travaille on dépense c’qu’est t’trop… tandis qu’quand on boit et qu’on fainéante, ben on garde l’tout !… pis des fois on crève… mais pas lui !… y crèvera pas, lui !… mais l’est tout d’même détruit !…

— Voulez-vous que je parle à M. le marquis, père Constant ?…

— Qu’vous li parliez d’quoué ?…

— De vous… que j’essaie de vous faire rentrer ?…

Le vieil homme eut un geste d’effroi :

— Faites pas ça, mossieu l’comte !… vous vous metteriez mal avec vot’papa… et pis v’là tout !… en comparaison d’mossieur Anatole, vous n’comptez pus pour rien… ni vous, ni personne !… Aut’fois, c’était toujours « Mon fi par-ci, mon fi par-là !… » même avec nous aut’s, mossieu l’marquis inventait des histoires pour pouvoir parler d’vous !… à présent c’est pus jamais qu’y nous en parle… pus jamais !…

— Mon pauvre père Constant… — fit M. d’Erdéval chagrin — je suis désolé de ne rien pouvoir, en vérité…

— Prenez garde pour vous-même, mossieu l’comte !… core pour Mme la comtesse et pour vos enfants… Et pis, c’est surtout à Mme Desvillier qu’il y a quand c’est qu’il est sas !… J’sais pas c’qu’alle a bié pu lui faire… mais l’en dit !… l’en dit !… qu’alle prenne garde, la pauv’dame !… qu’alle s’méfie…

Mme Devilliers ne vient pas à Saint-Blaise cette année… elle reste à la mer avec Mlle Simone…

— Ben, j’ai comme un pressentiment qu’c’est tant mieux pour elle, la pauv’dame !…


Cette année-là, M. d’Erdéval et ses deux fils ne demeurèrent pas longtemps à Saint-Blaise. Les enfants devaient passer quelques jours à la mer avant la rentrée, et Miche ne profita pas beaucoup de son ami Jean.

D’ailleurs, Mme de Guerville l’accaparait. Il avait dix-sept ans, c’était presque un jeune homme, et la petit voisine — tout en affectant de le traiter en gosse — le trouvait visiblement à son gré.

Continuellement, pendant ce mois de septembre, elle se fit inviter à Saint-Blaise afin de profiter du séjour de son « petit flirt », comme elle disait en riant.

Le vieux marquis — après avoir eu d’abord en grippe la jeune femme, qu’il disait ressembler à « une pomme d’après la Saint-Jean » — le trouvait maintenant tout à fait exquise.

Très finaude, la baronne avait eu vite fait d’apercevoir l’extraordinaire intimité du vieillard et de son palefrenier. Et, en même temps qu’elle comprenait qu’il n’avait plus d’autre volonté que celle de l’homme, elle décidait de se servir de l’homme pour vaincre la résistance du marquis. Comme presque toutes les parvenues, elle s’irritait et s’inquiétait de ne pas se sentir acceptée du premier coup. Toujours celui qu’elle appelait, en lui souriant de son sourire figé de danseuse, « le plus jeune de mes voisins », avait été parfaitement poli pour elle. Mais elle sentait que c’était seulement la politesse d’un homme très bien élevé. Aucune sympathie ne perçait sous les banalités aimables du marquis d’Erdéval.

En même temps qu’elle apercevait la liaison étroite et étrange du vieux gentilhomme et du soi-disant régisseur, la petite Guerville jugeait la nullité absolue, l’incapacité énorme, et la vanité dindonesque du palefrenier. Dépourvue de tout sens moral, elle ne fut nullement gênée de se mettre à plat ventre devant un individu duquel elle avait dit les pires choses, en potinant avec tous les gens du pays.

Elle accabla « Monsieur Anatole » de compliments gigantesques. Lui seul connaissait les chevaux, lui seul savait les monter et les dresser !

Pour un oui ou pour un non, elle tombait à Saint-Blaise à cheval, à pied, ou en voiture, afin de demander à Monsieur Anatole les conseils les plus saugrenus. Quand Jean fut arrivé, la cour qu’elle faisait à l’homme devint moins pénible parce que, après avoir entendu les réponses diffuses et prolixes de M. Anatole, elle filait à l’anglaise et s’en allait flirter avec Jean.

Jean était la bête noire du palefrenier, duquel il se préoccupait pourtant assez peu, alors qu’Olivier — qui l’avait en horreur, mais qui était très pince-sans-rire — lui plaisait infiniment. Et, du coup, Olivier était passé favori de son grand-père. Favori modeste, venant très après M. Anatole dans les bonnes grâces du marquis, mais favori tout de même. C’était à Olivier que, cette année-là, il devait léguer Saint-Blaise. La terre, qui avait été successivement l’apanage de Jean, puis de Simone — si son mari aimait la chasse ? — appartenait pour l’instant à Olivier. Et M. Anatole — très stupidement vaniteux, et trop inférieur comme intelligence pour se rendre compte à quel point les Erdéval l’avaient « dans le nez » — se disait qu’il n’était pas mauvais de se mettre en bons termes avec le futur propriétaire du fromage où il paressait en paix. Le marquis n’avait que soixante-cinq ans et il était bâti à chaux et à sable, c’est vrai. Mais il était gros, on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et la précaution est méridionale autant que normande.

Or, M. Anatole était né quelque part du côté de Périgueux ou de Bergerac. Il ne possédait aucune des qualités des Méridionaux mais tous leurs défauts s’étaient accumulés au suprême degré dans sa falote personne. Sa jactance bavarde, son incapacité prétentieuse et effrontée, avaient aveuglé M. d’Erdéval qui, très sincèrement, se faisait illusion sur un point capital pour lui : la bravoure.

Admirablement crâne et énergique, le vieux gentilhomme méprisait plus que tout la couardise, dont son favori était — sans qu’il s’en doutât — le plus complet spécimen.

Le pauvre homme, qui entendait trente ou quarante fois par jour son régisseur répéter d’un ton fougueux : « Moi ! je vais l’arranger !… » ou « Moi ! je lui ai dit de prendre garde à lui !… » ne pouvait pas se douter que le premier gars un peu « costeau » l’eût flanqué d’une seule menace à genoux et lui eût fait lécher la terre.

Les Erdéval avaient vite découvert que M. Anatole était poltron comme un lièvre, et Jean disait :

— Il est si lâche, que ça ne serait même pas amusant de taper dessus !…

Il était bon, d’ailleurs, que le vieux marquis se crût à l’abri sous l’aile de son ami et confident, car, grâce aux menées de M. Anatole, « les deux patrons de Saint-Blaise », comme on les appelait dans le pays, étaient violemment haïs. À chaque instant, maintenant, des scènes pénibles avaient lieu, soit aux communs, soit même dans la cuisine et à l’office.

On chassait impitoyablement les pauvres, et lorsqu’ils avaient — et presque tous en ont — un bissac, M. Anatole le leur faisait vider devant lui, les traitant de voleurs, et les menaçant de lâcher sur eux les chiens.

D’autres fois, des ouvriers auxquels le régisseur refusait leur dû, ou qu’il injuriait pour un motif quelconque — ou même sans motif — venaient proférer des menaces devant le château. Alors M. Anatole, après avoir crié du haut du perron ou du balcon — mais jamais de trop près, quand c’étaient des gas solides — de belles phrases belliqueuses, s’embusquait avec sa fameuse mitrailleuse derrière les persiennes hermétiquement closes, et faisait admirer à son vieux maître, extasié et reconnaissant, sa méridionale vaillance.

Un jour Jean avait arraché des mains du palefrenier un pauvre vieux mendiant qu’il assommait avec facilité, attendu que le malheureux était anéanti de fatigue et de misère, après quoi il avait dit, sans ambages, au favori pétrifié d’étonnement :

— Si jamais je vous y repince, je vous prends par la peau du cou et je vous jette dans la Vire… Avez-vous compris ?…

— Méfiez-vous, monsieur Jean !… — balbutiait Miche qui assistait à la scène — y se r’vengera en vous faisant du mal…

— Il mourchardera à grand-père… m’en fiche !… pour ce qu’il m’aime à présent, grand-père, ça ne changera pas grand’-chose !…

— Oh ! mais que non ?… qu’y n’le dira point à M. l’marquis !… affirma l’enfant, qui devinait inconsciemment que le palefrenier ne voudrait pas diminuer son prestige, en avouant qu’on lui avait parlé de la sorte — mais y vous fera qué’qu’crasse en d’ssous…

Cette année-là, Jean et Olivier partirent avec joie. M. et Mme d’Erdéval n’aimaient pas Saint-Blaise, mais, d’habitude, les enfants ne trouvaient jamais que le séjour chez grand père durait assez longtemps.

Cette fois, ils montèrent gaiement dans le train qui les emmenait, tandis que leur père, au contraire, quittait pour la première fois le pays Normand avec inquiétude et regret.