Flammarion (p. 28-30).

V

Ah !… — dit M. d’Erdéval qui, à un tournant de la route, venait d’entrevoir le château — papa est sur le perron !…

Il arrivait de Saint-Lô dans une voiture de louage, avec le comte de Cerisy, un de ses amis que le marquis avait invité à faire l’ouverture de la chasse. Mlle de Cerisy, une aimable vieille fille, accompagnait son frère. Elle désirait voir Saint-Blaise qu’on lui avait dépeint comme un des plus jolis châteaux du pays.

M. d’Erdéval venait de Lorraine. Sa femme passait avec ses enfants l’été à la mer. Simone grandissait beaucoup et avait besoin de se fortifier. Olivier et Jean devaient rejoindre leur père à Saint-Blaise le lendemain avec M. Guillemet.

— Nous n’allons pas gêner monsieur votre père, au moins ?… — dit Mlle de Cerisy — j’ai peut-être été indiscrète en demandant à venir aussi ?…

M. d’Erdéval répondit, sincère :

— Oh ! pas du tout !… papa adore recevoir des amis !… personne n’est plus ni mieux hospitalier que lui… Vous lui faites grand plaisir en venant le voir !…

La voiture, une antique calèche doublée de perse à fleurs, dévalait au trot rapide de deux vieux Normands de grande taille, la descente qui aboutit au château.

La large silhouette du marquis se détachait devant la porte d’entrée, au haut du perron moussu. Souriant et cordial, il accueillit ses hôtes.

M. d’Erdéval aida Mlle de Cerisy à descendre de voiture. Puis, allant à son père, il l’embrassa.

— Tu ne reconnais pas Anatole ?… — dit le marquis, en s’effaçant pour démasquer un gros petit homme noir et barbu, au teint allumé, au ventre en œuf posé sur de courtes jambes grêles.

— Anatole ?… — répéta M. d’Erdéval, dont le regard allait de son père à l’individu.

— Tu ne le reconnais pas ?… — reprit le marquis en riant d’un rire un peu embarrassé — c’est qu’il a laissé pousser sa barbe pour pouvoir commander aux autres domestiques.

— Oh !… — fit M. d’Erdéval abasourdi.

En examinant l’homme, il retrouvait le regard remuant, fuyant toujours, jamais posé d’aplomb, et le petit crâne piriforme, entrevus quatre mois auparavant.

— Ah ! enfin !… tu le reconnais !… — fit le marquis satisfait.

— Oui… je le reconnais !… — dit, sans enthousiasme, M. d’Erdéval qui pensait :

— Décidément, il a une tête de bagne !…

Cependant l’homme d’écurie barbu, avait pris des mains de Mlle de Cerisy son petit sac de voyage et, appelant les domestiques faisant descendre les bagages et commandait, l’air terrible :

— Portez ça dans les chambres… allons !… vite !…

Et comme un homme, accouru des communs, s’arrêtait au pied du perron pour en lever ses sabots, le marquis l’interpella :

— Théodule !… faites donc ce que vous dit Monsieur Anatole !…

Monsieur Anatole !… Vraiment, ce « monsieur » allait très mal au palefrenier ! Autrefois, avec sa tête de lad, il s’en fallait qu’il marquât bien, certes… mais enfin, il n’avait pas alors l’abominable aspect d’aujourd’hui. Et le comte, stupéfait, cherchait à s’expliquer cette transformation, ou du moins, cet essai infructueux de transformation.

Durant les quatre mois qui venaient de s’écouler, son père avait souvent parlé de l’homme dans ses lettres. Il racontait qu’Anatole lui rendait d’immenses services. Il bénissait le ciel et l’école de dressage de le lui avoir donné. Mais, si souvent le marquis louangeait éperdument des gens que, peu après, il traitait de la pire façon, qu’on n’avait pas attaché à cet engouement nouveau une très grande importance. Tourmentés un instant à Auteuil des allures étranges de leur père et du palefrenier, les Erdéval s’étaient dit, qu’après tout, ce caprice prendrait fin comme les autres, un peu plus tard peut-être, parce qu’il avait été plus violent.

Seul, Olivier reparlait continuellement de ce qu’il appelait l’aventure de Paladin. Plus observateur que les autres, il s’étonnait, non pas de la fantaisie de son grand-père, qu’il connaissait pour l’être le plus changeant qui fût, mais de « l’espèce » de l’individu qui avait provoqué cette fantaisie. Car enfin, l’homme d’écurie était, en plein, ce que le vieux marquis appelait, avec un si immense mépris, « un mercenaire ». Alors quoi ?..

À plusieurs reprises, lorsque arrivaient les lettres de Saint-Blaise, qui racontaient les talents et les capacités d’Anatole, Olivier avait attiré, sur cette faveur persistante, l’attention de ses parents.

— Grand-père écrit qu’Anatole s’occupe de tout… qu’il fait les comptes… surveille la vente des foins et des bestiaux et a la clef des provisions… la clef des provisions !… zuze un peu, papa ?… grand-père est envoûté, c’est sûr !…

C’est que le vieux marquis était le monsieur le plus extraordinairement méfiant qui fût. Il mettait tout sous clef, et la cuisine s’en ressentait. La cuisinière qui manquait de sucre, de café, de chocolat, de pâtes, enfin de tout ce qui s’emploie dans la cuisine, ou à laquelle on donnait toutes ces choses au dernier moment, ratait forcément les plats ou était obligée de servir une heure plus tard.

C’est à ce dernier parti que s’arrêtaient les cuisinières ou cuisiniers qui se succédaient assez rapidement à Saint-Blaise, car il était rare que le marquis gardât un domestique quelconque plus d’un an. Il dérangeait continuellement le service pour des choses insignifiantes, et demandait volontiers à l’un ce qui était du ressort de l’autre. Avec ça, exigeant des domestiques des qualités telles que, s’ils les eussent possédées, ils seraient devenus présidents de Républiques — de vraies — ou au moins ambassadeurs.

Mais comme le marquis n’était nullement méchant au fond, qu’il ne surmenait pas ses gens et qu’il les nourrissait à leur faim, il ne restait jamais à court de domestiques. Évidemment, Saint-Blaise n’était pas noté comme maison de tout repos dans les bureaux de placement de Saint-Lô, mais ça n’était pas non plus une « boîte », et pour qui ne redoutait pas une mise à pied un peu brusque, la place était bonne au moins pour un temps.

Mais jamais, au grand jamais, le marquis, même lorsqu’il s’était montré le plus satisfait d’un serviteur quelconque, ne lui avait confié ni la direction, ni surtout les clefs de quoi que ce fût.

Et en voyant l’homme aller et venir dans le vestibule, donnant des ordres, la clef de la cave passée à son petit doigt, le comte pensait à Olivier et à ses prophéties.

Cependant, M. Anatole était revenu sur le perron. Il regarda sortir de la voiture la dernière valise, et s’adressant au cocher avec arrogance.

— Allez aux communs !… vous pouvez mettre vos chevaux dans l’écurie de droite pour les faire souffler… et surtout, faites attention !…

— Attention à quoi ?… — se demanda M. d’Erdéval.

Le cocher Tirté était depuis vingt-deux ans chez Pitoy, autrefois le maître de poste, et aujourd’hui le plus grand loueur de Saint-Lô et de la région. On prenait chez Pitoy des voitures pour suivre les chasses et pour voyager d’un château à l’autre. Il les louait à la course, à la journée, au mois ou à la saison.

Comme ses chevaux étaient tous excellents et quelques-uns très beaux, plusieurs châtelains normands s’en contentaient pour l’été, préférant avoir, durant leur séjour à Paris, un ordinaire d’une compagnie. Parmi les cochers de Pitoy, Tirté était demandé entre tous. Il était toujours alerte et de belle humeur, et menait à fond de train ses clients sans jamais toucher son fouet. Depuis quinze ans, Tirté conduisait régulièrement les Erdéval chaque fois qu’ils se déplaçaient en Normandie. Les enfants l’aimaient bien pour la complaisance qu’il avait de les laisser conduire quand ils étaient tout petits, et M. d’Erdéval le considérait comme un brave homme. Il fut ennuyé de lui entendre parler sur ce ton.

Tirté, lui, ne s’agita pas pour si peu de chose, mais à l’instant où, après lui avoir ordonné de « faire attention », M. Anatole rentrait majestueusement dans le vestibule, il haussa ses solides épaules en murmurant un :

— Eh va donc !… s’pèce d’andouille !… qui ne laissa aucun doute à M. d’Erdéval sur le prestige qu’avait, dans le pays, l’homme de confiance du marquis.

Il rentra, lui aussi, et entendit son père qui demandait :

— Avez-vous dit à Tirté dans quelle chambre il va coucher ?… ou est-ce Théodule qui s’occupe de lui ?…

L’homme répondit, bourru :

— Il n’a pas besoin de coucher… il peut bien s’en retourner à Saint-Lô ce soir !…

— Mais jamais de la vie !… — s’écria le marquis — des chevaux qui ont neuf lieues dans les jambes… en traînant quatre personnes et des bagages… ont besoin de se reposer… Tirté couche toujours quand il vient à Saint-Blaise… n’est-ce pas, Antoine ?….

— Mais oui, papa, toujours !…

L’homme ricanait. Le vieillard dit avec une certaine autorité :

— Faites ce que je vous dis, Anatole !… allez dire à Tirté de ma part que je veux qu’il couche ici… il repartira demain matin quand ses chevaux seront frais !… justement le voilà !… mais pourquoi tourne-t-il ?… il ne sait donc plus où est l’écurie !…

Effectivement, le cocher, qui était allé tourner un peu plus loin, revenait sur ses pas. En passant devant le château, il salua.

— Tirté !… — cria le marquis — où allez vous ?…

Mais l’homme ne parut pas entendre et mit ses chevaux au trot.

— Mais où va-t-il ?… Anatole !… appelez-le !…

Comme M. Anatole ne bougeait pas, le vieillard s’adressa à son fils :

— Antoine !… toi qui es leste !… rattrape-le, je t’en prie !… je serais très contrarié qu’il partît comme ça !…

M. d’Erdéval descendit en courant les marches, mais il se heurta à Théodule qui lui dit :

— Pas la peine qu’monsieur l’comte coure après !… y n’restera point… y m’l’a dit t’à l’heure…

— Pourquoi ne veut-il pas rester ?…

Théodule — un grand paysan normand de pure race, pas mal ivrogne, mais extrêmement intelligent et moins poltron moralement que ses compatriotes — répondit, timidement et résolument à la fois, tandis que son œil bleu glissait vers M. Anatole :

— À cause d’lui !…

— Tu n’as pas couru ?… — dit le marquis mécontent, en voyant que son fils revenait — si tu savais ce que ça me contrarie de voir Tirté partir sans même dîner !… Pourquoi ne l’as-tu pas rattrapé, toi qui cours comme un lièvre ?…

— C’était inutile… il ne veut pas rester… il l’a dit à Théodule…

— Pourquoi n’a-t-il pas voulu rester, Théodule ?… — demanda encore le vieillard.

— Ah ! pour c’qu’est d’ça, je n’sais point, monsieur l’marquis !… y m’la point dit… y m’a dit qu’y n’restait point, mais c’est tout !

En face du château, contre un gros arbre, Miche se cachait, regardant l’arrivée des visiteurs. M. d’Erdéval l’aperçut.

— Ma pauv’Miche !… tu attends ton ami Jean ?…

La petite fit signe que oui, mais ne bougea pas.

— Il arrivera demain, Jean !… mais en attendant, tu pourrais bien venir me dire bonjour ?…

Le regard intense de Miche sembla dire :

« Je n’ose pas !… » et elle se plaqua davantage contre son gros arbre.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ?… — demanda M. d’Erdéval — elle devient bien timide, il me semble ?…

Le marquis dit avec un peu d’embarras :

— Mais elle n’a rien… qu’est-ce que tu veux qu’elle ait ?…

— Je n’en sais rien, puisque je le demande ?… autrefois elle accourait avec une bonne figure épanouie dès qu’on l’appelait… et aujourd’hui elle se cache derrière un arbre comme une petite sauvage…

M. Anatole intervint :

— Elle est très bien là !… si on la laissait faire elle serait tout le temps à rôder dans le château… elle a besoin d’être tenue !… — déclara-t-il avec autorité.

M. d’Erdéval lui tourna le dos et appela une petite chienne courante, qui le reconnaissait et arrivait au galop dans l’herbage pour le caresser. Mais, tout à coup, la petite bête s’arrêta court au milieu de l’allée, regardant craintivement dans le vestibule où se profilait le ventre en œuf de M. Anatole, et refusa formellement d’avancer.

Cette fois le comte ne demanda pas d’explication. Il comprenait de reste que l’ancien palefrenier répandait autour de lui la terreur.

— Je crois que, comme Miche, Cérès a besoin d’être tenue… et qu’on la tient !… — dit-il narquois, en descendant le perron pour aller caresser la chienne qui, se devinant protégée, se frottait joyeusement contre lui.

On avait monté les valises et les couvertures, et les politesses avec les Cerisy finissaient de s’échanger. Au moment où chacun allait rentrer chez soi s’habiller pour le dîner, le marquis dit à Mlle de Cerisy et à son frère :

— S’il manque quelque chose chez vous… ou si vous désirez n’importe quoi, vous voudrez bien le dire à mon régisseur !…

— Ah ! il paraît que le « piqueur » a vécu !… — pensa M. d’Erdéval.

Le marquis voulait faire goûter les Cerisy, mais ils avaient refusé.

— Tu sais, papa… — dit M. d’Erdéval — moi, je meurs de faim… je vais te demander une galette et une pomme…

— Prends ce que tu voudras !… le goûter est sur la table de la salle à manger…

Le comte entra dans la salle à manger, mais déjà on avait enlevé le goûter pour mettre le couvert. Comme il savait où trouver les choses, il se dirigea vers le buffet, mais au moment où il allait l’ouvrir il fut arrêté par M. Anatole qui étendait le bras devant lui en disant :

— Quand monsieur le comte aura besoin de quelque chose, il me le demandera… Moi, je suis chargé de tout ici…