Flammarion (p. 16-21).


III


Les vacances de cette année-là affaiblirent visiblement l’affection que le vieux marquis avait pour Jean. Il et voulu que ce garçon craquant de sève, remuant, bruyant et maladroit, fût tranquille, ordonné et soigneux. Il trouva que son favori saccageait tout. Ne s’étant jamais occupé d’aucun enfant, il ignorait que l’âge ingrat des garons est de longue durée et terriblement ennuyeux, lorsqu’ils ne sont pas de tempérament pacifique et engourdi.

Or, Jean — doux et tendre pourtant — était toujours violent et parfois brutal. Il aimait les mystifications énervantes et les farces énormes. Un jour, en voulant faire se lever un de ses camarades en visite Saint-Blaise, il mit le feu à un édredon. Puis, comme il jouait avec M. Guillemet — aussi gosse que lui par moments — il s’élança vers un fauteuil qui avait appartenu au cardinal de Rohan, et se jeta si brusquement dessus, qu’il le cassa. Cette fois, l’irritation de M. d’Erdval fut grande, et il relégua son préféré au deuxième plan.

Simone le remplaça. Ce fut elle que le vieillard combla de cadeaux et emmena avec lui à Saint-Lô et ailleurs. En un clin d’œil, elle fut douée de toutes les qualités, alors qu’auparavant elle n’en possédait guère et qu’elle avait cet immense défaut d’être une fille, défaut que le vieux marquis ne lui avait jamais pardonné jusque-là.

Les Erdval se réjouirent fort de ce changement. L’avenir de Simone les inquiétait beaucoup plus que celui des trois garons. Si son grand-père voulait bien augmenter sa dot, qui ne devait pas être considérable, on aurait plus de chances de la bien marier.

Jean constata, avec sa bonne humeur accoutume, que sa petite sœur l’avait détrôné. Il tait d’ailleurs très occupé à admirer de toutes ses forces Mme de Guerville, et à chasser comme un sauvage avec son père et les voisins. Il s’inquiéta peu de son prestige perdu. Seule Miche qui, tout de suite, avait remarqué le changement du marquis, en ressentit une désolation indignée qui amusa beaucoup « monsieur Jean ».

— Pour sûr qu’elle est bien gentille mad’moiselle Simone… — dit la petite en se suspendant à la main de son grand ami — mais c’est tout d’même pas vous, monsieur Jean !…

Et comme Jean riait, elle reprit, fâchée :

— Y a pas d’quoi rire pac’que vot’grand-père vous aime plus !… moi, d’abord, j’crois que j’sais d’quoi y vous en veut, monsieur Jean !…

— Ah ! voyons un peu de quoi il m’en veut, Miche ?…

— Vous l’embêtez que j’crois, qu’vous êtes toujours à courir au Mesnil… et tout partout… après Mme la baronne d’Guerville !

— Tu es une petite sotte !… dit Jean agacé.

Il sentait qu’il serait ridicule si on devinait son admiration pour l’élégante voisine. Car si — comme le disait très justement le docteur Bouvier — son aspect était celui d’un garçon de vingt ans, ses longs bras noueux, ses pieds qui faisaient songer aux pattes d’un jeune chien de chasse, et ses grands doigts souvent tachés d’encre, n’étaient guère d’un amoureux.

Mais personne, pas même Olivier — observateur plutôt narquois — ne soupçonnait ce que Miche avait découvert. Jean pensa malgré lui aux avertissements du docteur, et une brusque curiosité le poussa questionner la petite. Il demanda :

— Pourquoi fais-tu une lippe, Miche ?…

— J’fais pas d’lippe !… répondit l’enfant, dont le visage s’épanouit à la voix de Jean.

— Je ne voulais pas te gronder, tu sais bien… mais seulement te montrer qu’il n’est pas gentil d’inventer des histoires comme tu le fais.

— J’l’ai point fait !…

— Si ! pourquoi dis-tu que je cours partout après Mme de Guerville ?…

— Pac’que c’est vrai !…

— Tu sais bien que non !…

— J’sais bien qu’si !… et quand c’est qu’vous courez pas après, vous pensez à elle, monsieur Jean !…

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?…

— Tout, pardi !… vous savez où qu’c’est qu’elle passe à cheval sur les midi… et faut toujours qu’vous couriez pour la saluer… malgré que l’second coup du déjeuner est sonné et qu’vous savez qu’vous allez être attrapé par monsieur l’comte…

— C’est tout ?…

— Non, c’est point tout !..

— Alors, continue, Miche, tu m’intéresses !… dit Jean en riant.

Mais la petite, qui entendit fort bien que ce rire sonnait faux, répliqua :

— Point tant qu’ça, que j’vous intéresse !…

— Eh bien ! peu importe !… que ça m’intéresse ou non, je veux que tu continues… As-tu compris ?…

— Oui… j’ai compris qu’c’est qu’vous êtes en colère !…

— Pas du tout !… mais je veux savoir ce que tu as encore remarqué… ou plutôt cru remarquer ?…

— Ben, tout, que j’vous dis !…

— Mais quoi, tout ? Je salue Mme de Guerville quand elle passe… Et puis après ?…

— Après, vous êtes toujou à guetter pour savoir si y a pas un’commission pour le Mesnil… et quand y en a un vous vous lancez dessus pour la faire !… ainsi… l’aut’jour, les poires qu’vous avez porté l’panier !… et, un’bride, un aut’fois ?…

— J’ai pu faire des courses au Mesnil sans que…

— Pourquoi qu’c’est alors qu’vous les faites pas dans les aut’s châteaux, les courses ?

— . . . . . . . . . . .

— Vous voyez bien ? Et quand vous d’vez dîner au Mesnil, donc !… c’en est, des préparations… Vous allez d’mander des citrons à la cuisine pour ôter vot’encre… et nous n’jouons point dans le l’bois rapport aux griffes !…

— Comment, rapport aux griffes ?…

— Oui. Dimanche que j’vous d’mandais d’jouer nous cacher… v’s’avez point voulu… qu’vous aviez peur d’vous griffer la figure !

— Dame !… quand on dîne dehors on n’aime pas à avoir la figure couverte de rougeurs !…

— Ça serait pourtant un’manière d’lui ressembler, Mme la baronne d’Guerville !. j’sais bien que, elle, c’est pas des griffes qu’elle a sur sa figure, c’est des boutons !…

— Elle n’a pas de boutons ! et tu voudrais bien lui ressembler !…

— Non ! dit Miche avec sincérité j’voudrais point pour le plaisi… mais j’voudrais tout d’même, pac’que vous m’aimeriez mieux, monsieur Jean !…

— Tu divagues !… je t’aime beaucoup plus que Mme de Guerville !…

— Ben j’aimerais mieux que vous m’aimiez moins qu’elle, mais comme elle…

Une voiture apparaissait au bas de l’avenue. Jean toucha son col et sa cravate et regarda furtivement ses mains. Miche vit le mouvement, aperçut au loin la voiture et murmura :

— La v’là !… c’est la raison pourquoi qu’vous r’gardez vos ongles, pas, monsieur Jean ?..

Elle avait parlé sur un ton triste et comique qui fit rire Jean. Alors, d’un large bond, elle s’élança dans le taillis de lilas o elle disparut.

— Miche !… — appela-t’il — Miche !… viens ici !…

Un bruit de branches froisses lui répondit et, comme la voiture approchait, il ne s’attarda pas chercher l’enfant.

— Bonjour, Jean !… cria Mme de Guerville en arrêtant ses poneys, attelés en poste. — Comment ça va, mon petit ?…

Ce « mon petit » navrait — autant que son caractère infiniment joyeux lui permettait d’être navré — le gamin que Miche appelait si respectueusement « Monsieur Jean. » Il comprenait que, pour Mme de Guerville, il était et serait toujours le gosse qu’elle avait connu « en mollets » deux ans plus tôt. Il répondit gauchement :

— Ça va bien, madame… et vous ?…

— Moi, ça boulotte !…

Elle battit l’air de son fouet, et demanda, avec une sorte de minauderie garçonnière :

— Est-ce que j’ai l’air vanné ?…

— Oh ! mais non, madame !.. se hâta de dire Jean, qui regardait la jeune femme de tous ses grands yeux — oh, mais pas du tout !…

Le groom était à la tête des chevaux. Mme de Guerville sauta à terre, d’un petit mouvement court et gêné, qui parut plein de grâce à son naïf admirateur, et raconta d’une voix perçante :

— C’est que nous avons fait hier soir une noce à tout casser !… Nous avons soupé à la Poste après Le Vieux Marcheur… C’était joué par un stock de cabots assez drôles… Pourquoi n’êtes-vous pas venus ?…

Jean allait répondre, mais sans lui en laisser le temps, elle reprit :

— C’est juste… j’oublie toujours que ces pièces-là ne sont pas pour les mioches !… Vous les verrez plus tard… quand vous serez grand !…

— À Paris nous allons à tous les spectacles… — fit Jean vexé — alors il est inutile de nous déranger l’été pour voir des troupes de passage…

Depuis un instant, la baronne regardait avec affectation de tous les côtés, semblant chercher quelque chose. À la fin, elle demanda :

— De loin, il me semblait que vous n’étiez pas seul ?… J’avais cru apercevoir avec vous l’enfant de l’amour et du hasard ?…

Et comme Jean ne répondait pas, elle continua :

— Vous savez bien… cette petite sauvage que votre grand-père a recueillie et qui ne vous lâche pas d’un cran !…

Derrière Mme de Guerville les feuilles des lilas avaient imperceptiblement remué. Jean pensa :

— Miche est là !…

— Elle est drôle, cette petite !… l’autre jour elle est venue apporter une lettre au Mesnil… j’ai voulu lui donner quelque chose pour sa peine, et elle s’est sauvée sans vouloir rien accepter… j’ai été très étonnée !…

— J’vous crois !… fit Jean oublieux du respect — une Normande !…

— Eh mais ! dites donc !… doucement !… je suis Normande, moi, mon petit !.. et vous aussi !…

— Moi pour un quart seulement ! le père de papa est Normand, mais sa mère était Lorraine, et le père et la mère de maman sont Bretons… je ne suis Normand qu’à trois contre un d’origine… et pas du tout de tempérament…

— Eh bien, moi, je suis une Normande pur sang ! Voyez l’objet !…

Elle pirouetta sur elle-même, jouant le grand jeu pour cet adorateur de seize ans, dont l’admiration l’amusait.

Mme de Guerville tait une petite femme extraordinairement mince de taille, et toujours admirablement pomponnée et habillée à la mode de demain. Elle excellait mettre en valeur ses cheveux, clairsemés, mais d’un blond exquis et qu’elle coiffait à ravir ; ses petits yeux futés, qu’elle agrandissait résolument ; ses mains aux doigts pointus, dont elle polissait et teignait les ongles avec un art infini, et son teint couperosé, qu’elle savait blanchir de vraisemblable façon. Seul le nez, un petit nez un peu relevé du bout, aux narines remuantes et délicates, était réellement délicieux sans aucune aide.

Telle quelle, Mme de Guerville éblouissait Jean. Il n’apercevait, ni ses oreilles longues et plates ; ni ses dents trop petites et trop écartées, d’un blanc sale ; ni ses attaches canailles ; ni sa raideur de femme sanglée. Son plat bagout l’enchantait, et il oubliait en l’écoutant qu’elle avait une voix de crécelle, et que son nez seul avait de l’esprit.

De nouveau, la jeune femme demanda :

— Elle n’était pas là, cette petite ?…

À la question qui lui était faite, Jean, qui devina un blâme dans le sifflement narquois de la baronne, répondit avec un peu d’embarras :

— Mais oui ! Miche était là, je crois !…

Les feuilles qui continuaient à remuer doucement en face de lui l’avertissaient de la présence de la petite fille.

— Vous croyez ?… — fit Mme de Guerville en riant — moi j’en suis sûre !… mais ça n’est pas intéressant !… Je viens vous demander de venir tous dîner lundi au Mesnil pour mon jour de naissance. Ça vous va-t-il ?

— Si ça me va !… — balbutia Jean — mais oui, ça me va !…

— C’est que ça n’est pas bien amusant pour des gosses de venir fêter une vieille dame !…

Elle se plaisait à accuser sans cesse une différence d’âge qu’elle accusait, d’ailleurs, sans sincérité.

Souvent Jean s’était demandé quel âge pouvait bien avoir la baronne.

Elle était mariée depuis deux ans ou deux ans et demi. Elle avait dû se marier entre dix-huit et vingt ans. Elle avait donc — d’après ses calculs — environ vingt-deux ans.

Et on l’eût bien surpris, certes, en lui apprenant que la petite femme qui disait des niaiseries et persistait faire l’enfant, s’était mariée à trente-quatre ans et en avait près de trente-sept.

Un jour que Mme d’Erdéval avait mis des doutes sur la jeunesse de la baronne, Jean l’avait regardée avec indignation. Et il s’était presque disputé avec son grand-père, qui affirmait que la petite voisine ressemblait une pomme d’après la Saint-Jean.

Il était, comme tous les tous les très jeunes gens, infiniment nigaud et facile à rouler quant à l’âge des femmes. Une femme de quarante ans, un peu adroite, a vingt-cinq ans pour des adolescents.

Comme Jean avait balbutié éperdu :

— Oh !… une vieille dame !… — la baronne demanda :

— Voyons ?… quel âge me donnez-vous, mon petit ?…

— Vingt… ou vingt et un ans… — répondit Jean qui craignait que vingt-deux ne fût un trop gros chiffre.

Mme de Guerville éclata de rire en battant des mains.

— Est-il aimable, ce petit ! non, mais est-il aimable !… Et on dit que la vérité sort de la bouche des enfants !…

— Comment !… est-ce que…

— Mais, gosse innocent, j’aurai lundi…

Elle s’arrêta court et déclara :

— Au fait, non !… j’aime mieux ne pas vous le dire ! vous compterez… si ça vous amuse… les bougies du gâteau !…

— Les bougies du gâteau ?… demanda Jean surpris qu’est-ce que c’est que les bougies du gâteau ?…

Il ignorait la coutume protestante qui pique, sur le gâteau servi le jour de l’anniversaire, autant de petites bougies qu’il y a d’années. Mme de Guerville lui expliqua la chose et conclut :

— Je ne suis pas protestante, mais je trouve charmant cet usage et j’en veux profiter…

La vérité, c’est que sachant qu’on se livrait à des suppositions sur son âge probable, la petite voisine avait résolu de frapper un grand coup.

La baronne de Guerville — née Joséphine Tubeuf — avait vu le jour en 1865 dans un faubourg de Lisieux. Fille de drapiers enrichis, qui s’étaient hâtés d’émigrer à Rouen dès fortune faite, elle pensait que personne dans ce pays — où elle était venue s’échouer après avoir épousé un quelconque nobliau — ne pourrait contrôler ses dires.

Elle avait longtemps hésité quant au nombre de bougies qu’elle s’attribuerait.

Son mari, qui n’avait que trente-deux ans, conseillait vingt-cinq bougies, mais Joséphine devenue « Josèphe » — parce que ça avait un petit air autrichien (?…) — s’était décidée pour vingt-huit. Vingt-huit ans, c’est, en somme, un joli âge ! surtout pour qui l’a dépassé depuis neuf ans ! Donc, le lundi suivant, on fêterait au Mesnil le vingt-huitième anniversaire de la baronne.

Jean était devenu soucieux. Il demanda inquiet :

— Il n’y a pas beaucoup de monde lundi, madame ?…

— Mais si, il y en a beaucoup !…

— C’est un grand dîner ?…

— Oui… c’est un grand dîner !…

En voyant l’air consterné de Jean, Mme de Guerville s’étonna :

— Qu’est-ce qu’il y a, voyons ?… qu’est-ce que ça vous fait que ce soit un grand dîner ?…

— Ça me fait que je n’irai pas… balbutia Jean désolé — nous n’allons pas aux grands dîners !…

— Pourquoi ça ?.. Est-ce que vous mangez avec vos doigts comme votre cousin de Montespan ?…

— Non, madame !… mais maman ne veut pas que nous allions à de vraies réceptions…

— À Paris… mais la campagne ?…

— La campagne, non plus !… Angicourt, chez nous, en Lorraine, nous n’allons pas plus qu’ici aux grands dîners…

— Votre frère, je comprends a la rigueur, mais vous ?…

— . . . . . . .

— Si je demandais a moi-même à Mme d’Erdéval ?…

Jean savait que sa mère n’aurait aucun désir d’être agréable à la baronne qu’elle ne pouvait pas sentir, mais que ce ne serait pas la vraie raison de son refus.

Cette raison, que le respect humain et une sorte de méfiance inconsciente de la largeur d’esprit de son idole, l’empêchaient de dire, était tout bonnement qu’il n’avait pas d’habit.

Convaincus que les études sérieuses ne peuvent pas marcher de front avec la vie mondaine, les Erdéval interdisaient les sorties du soir — sauf le théâtre — jusqu’après les premiers examens. Ils trouvaient aussi les enfants de seize ans ridicules lorsqu’ils jouent à l’homme. Enfin, Jean grandissait si fort, et par si brusques à-coups, que l’habit eût été, au bout d’un mois, trop étroit et trop court. Il était convenu que, cet hiver, Jean et Olivier auraient leur premier habit pour aller au Français. Une amie de Mme d’Erdéval les emmenait parfois dans sa loge, et ils devenaient trop grands pour être en smoking.

Mais les fameux habits demeuraient encore une promesse, et le dîner du Mesnil était flambé.

— Vous ne voulez pas que j’essaie de parler à votre mère ?… — demanda encore la baronne.

— Je veux bien !… mais c’est inutile !…

— Dans ce cas, je file !… vous vous chargez de mon invitation… n’est-ce pas, mon petit ?…

Elle regarda la montre fixée par un cercle de cuir à son poignet, et cria :

— Ah ! mince !… je suis déjà en retard !… au revoir !…

Elle tendit sa main gantée trop étroitement, regarda complaisamment Jean qui rougissait en baisant ses doigts un peu boudinés, et dit en adoucissant la crécelle grinçante de sa voix :

— Vrai, ça m’embête de ne pas voir votre bonne frimousse réjouie le jour de ma fête !

— Vous êtes bien bonne, madame !… balbutia Jean désolé.

— Je tenterai d’attendrir par lettre Mme d’Erdéval… Allons !… adieu, cette fois !…

Elle monta sans grâce dans la petite voiture, tandis que Jean retenait soigneusement sa robe pour l’empêcher de frotter contre le garde-crotte, salua du fouet et s’éloigna.

Dès que la voiture eut disparu, les lilas s’écartèrent autour de la tête embroussaillée de Miche.

— Ah ! tu étais là, toi !… — fit Jean d’un ton hargneux — tu te caches pour écouter ce qu’on dit, maintenant ?…

Des larmes montèrent aux yeux de la petite fille. Elle regarda son grand ami d’un air effaré et demanda :

— C’es-y qu’vous êtes fâché cont’moi, monsieur Jean ?…

— Je ne suis pas fâché contre toi !…

— Alors vous êtes fâché tout court ?…

— Non plus !…

— Ah ! ben !… si vous croyez qu’ça s’voit pas ?…

— ? . . . . . .

— Si c’est pas cont’moi… j’sais ben pourquoi qu’c’est qu’vous l’êtes, allez !…

— Ah ! vraiment !…

— C’est d’pas aller au dîner d’bougies d’madame la baronne d’Guerville !…

— Oui !… Et puis après ?…

— Après ?… ben, vous pourriez p’t’êt ben y aller tout d’même ?…

Sans répondre, Jean haussa les épaules ; mais Miche expliqua :

— Oui… à vot place, j’ferais d’mander à monsieur l’marquis par mad’moiselle Simone la permission…

Depuis que Simone était devenue la favorite de son grand-père, c’était elle que l’on chargeait des négociations autrefois confiées à Jean.

— Pourquoi… — continua la petite — qu’vous n’feriez pas cette chose-là, dites, monsieur Jean ?…

— Parce que ça ne servirait à rien !…

— On essaie tout’d’même !…

— Non !… laisse-moi tranquille… et d’abord je ne peux pas aller dîner au Mesnil sans habit…

Miche ignorait ce que c’était qu’un habit. Pour elle un habit signifiait un vêtement. Elle ne comprit pas et questionna :

— Comment, sans habits ?… mais vous en avez des tas !…

— . . . . . . . . .

— Vous n’trouvez pas les beaux, qu’vous mettez l’dimanche pour la messe, assez bien pour Mme la baronne ?… – demanda Miche scandalisée — mais qu’est-c’qu’y lui faut donc ?…

Jean éprouvait le besoin instinctif de parler de son ennui. Il daigna répondre :

— Je ne vais pas à la messe en habit… un habit c’est un vêtement que tu ne connais pas !…

— C’est comment ?…

Ses yeux bleus encore tout pleins de larmes interrogeaient. Jean expliqua :

— C’est en drap noir… en drap fin… c’est court devant et ça descend par derrière… comme ceci…

De la main, il dessinait dans l’espace la forme d’une queue d’habit. Miche, illuminée, s’écria :

— J’sais !.. l’huissier d’Orville en a un !… core l’docteur Bouvier quand c’est qu’y vient aux enterrements !…

— C’est ça même !… Eh bien, il faut être en habit pour aller à des dîners ou à des soirées… et je n’en ai pas !…

— Ah !… c’est cher un habit ?…

— Assez !..

— Dix francs… ça serait-y assez pour qu’vous en achetiez un ?…

— Pourquoi ?… — demanda Jean soupçonnant que la petite allait lui offrir ses économies.

— Pac’que !… — murmura Miche en rougisant beaucoup — j’ai dix francs, monsieur Jean… C’est la mère Orson qu’elle me les garde… et j’serais bien contente si vous vouliez les prendre pour acheter un habit…

Elle balbutiait, intimidée, craintive de voir sa proposition repoussée. Jean, très touché, demanda :

— Ça te ferait donc plaisir, mon p’tit Miche que j’aille dîner au Mesnil ?…

— Oh ! non ! protesta l’enfant sincère — oh ! mais non !… au contraire !…

— Eh bien, alors, pourquoi veux-tu me faire prendre ton pauvre argent ?..

— Pac’que ça vous fait plaisir à vous !… c’est tout c’qu’y faut !…

Et résolument, elle conclut :

— Y a qu’vous qui compte !…