Flammarion (p. 7-12).
Miche




A Madame

DE ALVEAR PACHECO Y ANCHORENA,

avec beaucoup d’amitiés de sa filleule « MICHE » et de GYP.

Décembre 1915.


I


Le domestique entra dans la salle à manger et, après avoir posé sur un dressoir le plat qu’il portait, expliqua :

— C’est l’Champêtre qui est là… y voudrait dire un mot à monsieur le marquis.

En entendant annoncer « le Champêtre », le comte d’Erdéval, assis en face de son père, avait enveloppé d’un regard inquiet ses quatre enfants. Il redoutait quelque gaminerie, quelque farce des garçons ou même de la petite fille, qui vivait de la vie de ses frères et les imitait avec docilité. Mais Jean, Olivier et Jacques causaient paisiblement avec leur précepteur, et Simone, occupée à suivre les mouvements de la gouvernante qui sucrait pour elle une énorme assiettée de fraises, semblait avoir, elle aussi, la conscience très tranquille.

Et M. d’Erdéval se rassura tout à fait, en entendant le domestique qui disait :

— Y vient de la part de M. l’curé… paraît qu’c’est pressé…

— Qu’est-ce que c’est encore ?… — fit le marquis avec humeur. Et après un instant de réflexion, il acheva, l’air agacé :

— Eh bien, qu’il entre !…

Le garde champêtre — un grand Normand dégingandé — parut et dit, du seuil de la porte :

— Mande excuse de vous déranger, monsieur l’marquis… mais c’est M. l’curé qui m’envoie dire qu’la Florine vient d’passer en laissant tout seul son p’tit…

— C’est fort triste !… — dit le marquis avec indifférence — mais on n’y peut rien !…

Il prévoyait une demande de secours — la sixième depuis quinze jours — et pensait à part lui que cela devenait vraiment abusif.

Le garde champêtre — qui tournait son chapeau de paille entre ses grosses mains rouges — continua :

— C’est que… voilà !… on n’sait pas quoi faire du gosse !…

— C’est l’affaire du maire !… — dit aigrement le marquis, qui ne pardonnait pas aux habitants de Saint-Blaise de ne pas l’avoir élu.

— M’sieu l’mare a la jambe cassée… sans quoi y s’occuperait lui-même du p’tiot.

— Pourquoi les sœurs ne le prennent-elles pas ?… si elles ne sont même pas bonnes à ça ?…

Le vieillard en voulait aussi aux sœurs qu’il ne trouvait pas suffisamment domestiquées.

Il n’était revenu que depuis quelques années à Saint-Blaise qu’il avait quitté vers 1860. Las un beau jour des déplacements, trop vieux pour suivre le train mondain qui avait jusque-là rempli sa vie, il s’était souvenu de ce joli château qu’il aimait autrefois, et il avait résolu de l’habiter, d’y occuper une situation et d’y recevoir des amis.

Les Normands étaient — à l’entendre — des êtres d’exception, des créatures d’élite, sur qui les révolutions avaient glissé sans entamer leur primitive candeur.

Méprisant le reste de la France, et spécialement la Lorraine — où il était né et que son fils habitait encore une partie de l’année — il avait coutume de dire : « Les horribles Lorrains », et « mes bons Normands », jusqu’au jour où il s’était définitivement échoué au milieu de ces Normands tant chéris.

Devenu veuf lorsque son fils avait quatre ans, le marquis avait confié à ses parents la garde du petit Antoine, tandis qu’il vivait à sa guise, libre d’entraves et passant seulement de temps à autre quelques semaines auprès de l’enfant, qu’il accablait alors d’affectueuses protestations et de caresses.

Mais lorsque Antoine fut devenu un jeune homme, M. d’Erdéval se fixa près de lui et l’associa carrément à sa vie mondaine sans craindre — lui qui était demeuré si étonnamment jeune — de se vieillir en montrant ce grand fils.

Il le maria très bien et s’intéressa à sa femme et à ses enfants, surtout à l’aîné, son filleul, qu’il eût préféré fils unique et qu’il disait vouloir avantager.

— Un grand-père… — répétait-il volontiers — a le droit d’avoir une préférence et de la marquer. Jean est l’aîné… il sera le chef de la famille… il est aussi le meilleur et le plus beau. c’est à lui que je donnerai Saint-Blaise…

Et comme le petit, comprenant vaguement ces belles promesses, ouvrait tout grands ses yeux bleus qui questionnaient, il ajoutait, appuyant contre lui l’enfant d’un geste protecteur :

— Oui, mon chéri, tu es le préféré de grand-père !… et quand tu feras des bêtises, Tu viendras les raconter à grand-père qui les paiera…

Car il fallait que Jean fît des bêtises !.. Tous les Erdéval en avaient fait. Il ne saurait mentir à la race. Il serait un Erdéval de derrière les fagots.

Et le petit bonhomme, à force de s’entendre répéter cette même phrase, gravait dans sa tête la promesse qu’elle renfermait. Si bien qu’un jour où un ami s’amusait, pour le faire parler, à lui poser des questions sur sa famille, M. d’Erdéval surprit cette réponse qui le stupéfia :

— Y a p’pa, m’man, Olivier, Jacques, Simone .. et grand-père qui paiera les bêtises que j’frai…


Tandis que les quatre enfants écoutaient, s’intéressant au « petit » de la Florine, le garde champêtre expliqua :

— Les sœurs peuvent point prendre d’embarras… vu qu’alles savent point si alles seront core ici demain, monsieur l’marquis..

— Quel âge a l’enfant ?… — demanda Mme d’Erdéval.

— Dans les cinq ou six ans… alle est grande et forte…

— C’est une petite fille ?..

— Oui, madame la comtesse. un’ belle petite fille pour c’qu’est d’ça !… qu’ c’est vraiment malheureux d’abandonner à l’Assistance…

Depuis un instant les enfants et la gouvernante échangeaient d’un air affairé de mystérieuses paroles. À la fin, Simone dit délibérément :

— Faut la prendre à la maison, grand-père ?…

— Tu es folle !… répondit sans hésiter M. d’Erdéval.

La petite lança à son frère aîné un regard de détresse.

— Demande, toi ?… à toi, grand-père dira oui…

— Grand-père !… — commença Jean câlin — ça nous ferait tant plaisir de prendre la petite fille… voulez-vous nous la donner, dites ?…

Et comme le marquis se disposait à protester, il l’interrompit brusquement…

— Vous voulez bien, grand-père ?… au moins pour tout de suite ?… après, si vous ne voulez pas la garder. ben, on verra !

— Je ne veux pas du tout prendre cette enfant !.. l’enfant d’on ne sait qui !…

— C’est pas d’la Florine ?.. — demanda Simone en écarquillant les yeux.

— Si, mais… et puis, fais-moi le plaisir de occuper de ce qui te regarde !… Ça n’est pas la peine de te cacher pour ça !…

Simone venait de disparaître à moitié sous la table, mais ce n’était pas pour se cacher. Elle s’efforçait seulement d’allonger à Jean un coup de pied stimulant.

— Qu’est-ce qu’y faut dire à M. l’curé ?… — demanda le garde qui attendait.

— Que grand-père veut bien prendre la gosse !…

Et comme M. d’Erdéval protestait de nouveau :

— En attendant, grand-père ?… en attendant seulement !… Oh ! oui, dites ?… M’man s’en occupera… pas, m’man ?…

— Très volontiers mais tu ennuies ton grand-père.

Jean répondit avec aplomb :

— Grand-père est enchanté d’être ennuyé par moi !

Puis, comprenant l’énormité de cette affirmation, il corrigea :

— Je veux dire par nous !… Merci, grand-père !…

Il repoussa du talon sa chaise, qui recula en faisant gémir lamentablement les dalles de marbre, et courut vers la porte en disant :

— J’vais la chercher !…

À sa suite, Simone s’élança en criant :

— Pas sans nous, donc !… pas sans nous ! Tandis qu’Olivier et Jacques se levaient brusquement.

Mais le marquis se fâcha.

— Asseyez-vous tous !.. — ordonna-t’il — Letellier amènera l’enfant ici !… c’est absurde !… mais enfin…

— Remerciez bien grand-père !… — dit Mme Devilliers, l’institutrice, en se penchant à l’oreille de Simone.

Mais la petite expliqua, se libérant ainsi de toute gratitude :

— C’est pas pour moi !… c’est pour Jean, que grand-père a permis !…

Les enfants savaient que M. d’Erdéval préférait Jean et ils n’étaient nullement jaloux. Ils trouvaient leur frère si beau, si solide, et surtout si bon garçon, qu’ils admettaient que l’on s’attachât plus à lui qu’à eux. Chacun des enfants aussi préférait Jean, mais, mieux que le grand-père, dissimulait cette préférence qu’il jugeait blessante pour les autres.

Mme Devilliers insista maladroitement :

— Mais, M. le marquis fait ça pour vous faire plaisir à tous !…

— Pas du tout ! y n’aime que Jean ! Pas, grand-père, que vous n’aimez qu’Jean ?…

— Ton frère est l’aîné… — dit M. d’Erdéval avec un peu d’embarras — et il est assez naturel que…

Le comte intervint :

— Voyons, papa ! vous n’allez pas donner d’explications à cette moucheronne, je pense ?

— Des explications… non !… évidemment… et pourtant je ne voudrais pas que Simone crût que je ne l’aime pas… ni ses frères non plus !… Aujourd’hui, j’ai cédé à la demande de Jean parce que…

— L’important c’est qu’vous ayez cédé, grand-père… — déclara Olivier qui était rempli de philosophie et de bon sens — et que vous permettiez de prendre la gosse,

— La gosse !… Ah ! oui !… parlons-en !… et d’abord où va-t-on la mettre ?… et qui est-ce qui va s’en occuper ?…

— On pourrait — proposa Mme d’Erdéval — la donner à la mère Orson… c’est une bonne femme… elle aurait bien soin de la petite et lui apprendrait son métier.

La mère Orson, « la femme des vaches » comme on disait, s’occupait de l’étable et de la laiterie. Depuis plus de quinze ans elle soignait les vaches. Quand le marquis était revenu se fixer à Saint-Blaise, il avait cherché une femme « de confiance » pour les bêtes du château.

Deux vaches et deux chèvres — qu’on attelait à une voiture pour amuser les enfants quand ils étaient tout petits, et que l’on conservait par affection pour les vieilles compagnes de leurs jeux — occupaient la mère Orson. Elle aimait ses bêtes, et son étable et sa crémerie étaient bien tenues. C’était une excellente créature, pleine de bonne volonté et de vaillance, et qui, quoique Normande, ne buvait jamais. Elle serait douce pour la petite et la soignerait proprement. Après, on verrait, comme disait Jean.

— Qu’est-ce qu’y fabrique ce champêtre d’malheur ?… — demanda Jacques tout à coup — il y a longtemps qu’il devrait être revenu !…

— Le v’la ! — annonça Simone, grimpée sur les barreaux de sa chaise pour regarder, par la fenêtre placée en face d’elle — le v’là qui s’amène !…

Le garde champêtre entra au milieu d’un silence attentif et curieux. Il tenait par la main une petite fille si grande qu’elle semblait avoir dix ans, et si étonnamment belle que tous en furent surpris.

— Mâtin ! qu’elle est jolie !… — s’écria M. d’Erdéval — et qu’elle a l’air intelligent !…

— C’est vrai !… — dit le marquis que cette beauté séduisait presque — elle est rudement jolie !.. Comment s’appelle-t-elle ?…

— Comment t’appelles-tu ?.. — demanda Mme d’Erdéval — en prenant la main de l’enfant.

La petite, sans répondre, leva sur elle ses yeux lumineux et profonds.

— Alle parle point beaucoup !… — expliqua le garde champêtre — alle était toujours seule… les aut’s éfants n’jouaient point avec. Allons ! voyons !… dis à Mme la comtesse comment c’est qu’tu t’appelles ?…

Puis, comme la petite fille continuait à promener silencieusement son regard bleu autour d’elle, le bonhomme acheva avec humeur :

… Tu n’veux point ?… t’es qu’une petite sotte !… Madame la comtesse, alle s’appelle Micheline…

— Non, point !… — dit l’enfant avec énergie — je m’appelle…

Elle balbutia très vite un mot que l’on n’entendit pas nettement. Et, se penchant vers elle, Mme d’Erdéval demanda, très douce :

— Comment as-tu dit ?…

— Elle a dit Miche, parbleu !… — s’écria Jean qui avait à moitié deviné, à moitié entendu.

La petite le regarda avec une reconnaissante admiration. Et son regard intense et profond semblait dire :

— À la bonne heure !… en voilà un qui me comprend !…

— Est-ce bien Miche ?… — demanda la comtesse.

D’une voix ronde et pure, l’enfant répondit :

— Oui… c’est Miche !…

— Ah ! enfin !… tu veux bien parler !… Quel âge as-tu ?…

— . . . . .

— Tu ne sais pas ?… Tu ne veux pas le dire ?…

Jean s’écria en riant :

— Décidément, elle n’est pas bavarde !… Voyons, Miche, tu ne veux pas parler ?…

— Si… j’veux bien ! mais qu’à toi !…

— Tu m’honores, Miche !…

La petite fille demanda, très grave :

— Qu’est-c’que ça veut dire, ça ?…

— Quoi, ça ?…

— Ben, c’que tu dis ?…

— Ça veut dire que je suis flatté si j’ai ta confiance…

— Tu l’as, va !…

— Merci, Miche !…

— Tu as raison d’avoir confiance en lui — expliqua Olivier — car c’est à lui que tu dois d’être ici !…

Le regard lumineux de Miche exprima aussi clairement que des paroles, qu’elle n’appréciait pas fort « d’être ici ». Et M. Guillement, le précepteur des enfants, un grand garçon sympathique et intelligent, fit cette remarque qui lui attira un regard peu bienveillant du marquis :

— Elle parle vraiment avec ses yeux, cette petite !…

Le marquis d’Erdéval n’admettait pas que le précepteur se permit de parler quand on ne l’interrogeait pas. Il le comprenait dans la catégorie des « mercenaires », c’est-à-dire des gens qui ne méritent ni reconnaissance, ni considération, ni égards, ni rien de bon.

Pour lui, tout ce qui — dans l’ordre de choses qu’il lui plaisait de choisir — recevait une quelconque rétribution, était, quelle que fût d’ailleurs sa valeur, un mercenaire. Et le précepteur, la gouvernante, les domestiques, les ouvriers, étaient appelés très haut, chaque fois que s’en trouvait l’occasion, de ce nom peu aimable.

Le marquis d’Erdéval était, en 1890, plus rempli de morgue que n’avait dû l’être son ancêtre, — le premier Erdéval dont on retrouvât la trace — qui s’était embarqué à Dives en 1066 avec Guillaume le Conquérant.

La Révolution, qui avait permis que, descendant d’un cadet, il eût la même fortune que la branche aînée de sa famille était pour lettre morte. Sauf ce privilège — justement aboli — tous les autres privilèges subsistaient.

Et son fils, qui croyait fermement au sang bleu et à la race, sans pour cela admettre la suprématie de cette race et de ce sang, restait ahuri devant certains préjugés qui lui semblaient inexplicables.

Le comte aimait de tout son cœur, et sans aucune restriction, sans aucun sentiment d’une distance possible, le gentil et joyeux garçon qui faisait l’éducation de ses fils. Pierre Guillemet, poète et lettré, était le camarade de ses élèves, et les Erdeval le considéraient un peu comme un grand frère de leurs enfants.

Habitué à rire et à penser tout haut à Paris et en Lorraine pendant dix mois de l’année, le jeune homme avait une peine terrible à se transformer, à Saint-Blaise, en monsieur qui a avalé sa canne. Ses vingt-cinq ans vivants, bruyants même, s’impatientaient du faux respect qu’exigeait le marquis.

Cette noblesse — qui semblait à Guillemet plutôt respectable et sympathique dans l’atmosphère où il vivait habituellement en bonne harmonie avec elle — lui paraissait ici grotesque et haïssable. D’irrésistibles envies d’entrechats ou de pieds-de-nez lui poussaient tout à coup. Mais il ne laissait pas voir sa pensée intime aux enfants. Et à Olivier — le plus malin des quatre — qui lui disait :

— Il n’est pas à la coule, hein, grand-père ?…

Il avait répondu sans broncher :

M. d’Erdéval est un peu majestueux… mais c’est de son âge !…

Si le marquis avait atteint l’âge de la majesté. il n’en avait jamais eu et n’en aurait jamais le physique. Ce gros bonhomme, rond comme une boule et plein de pétulance et d’esprit, eût été, avec un peu de simplicité, absolument exquis. Mais plus les grands airs et l’arrogance lui allaient mal, plus il s’acharnait à s’en parer.

La comtesse s’était levée. Elle prit Miche par la main :

— Viens ! je vais te conduire chez la mère Orson… c’est elle qui se chargera de toi… Tu la connais peut-être ?..

De la tête la petite fit non, et le garde champêtre expliqua :

— Alle connaît point grand monde !. depuis qu’la Florine a rev’nu à Saint-Blaise, l’a point jamais causé à personne… alle était fière… alle redoutait l’s’affronts…

— Pourquoi ?… — demanda Simone étonnée — pourquoi lui aurait-on fait des affronts ?…

Le « Champêtre » hésita :

— Pac’ que… mamz’elle Simone… comme elle a été longtemps sans habiter par ilà. alors vous comprenez !…

— Mais non, je n’comprends pas !… grand-père aussi a été longtemps sans habiter… plus longtemps qu’Florine, puisqu’il est plus vieux… et on ne lui fait pas d’affronts ?…

— Il ne manquerait plus que ça !… — gronda le marquis — mais comment sais-tu si Florine était jeune ou vieille ?… tu ne l’as jamais vue, j’imagine ?…

— Mais si, grand-père, j’lai vue !…

— Comment ça ?…

— Pac’ que j’ai été la r’garder !…

Et elle conclut :

— Moi d’abord, j’aime c’qui est joli ! et Florine était très jolie… très, très !…

Deux grosses larmes glissèrent, brillantes et rapides, sans laisser de traces sur les joues de Miche.

— Pauv’ gosse !… — fit tendrement Jean, tandis que Simone demeurait honteuse d’avoir provoqué ce désespoir silencieux et profond — pauv’ gosse !…

Et le garde champêtre déclara :

— Alle a raison d’pleurer… car la Florine était un’ bonne mère, pour c’qu’est d’ça !… Ah ! mais qu’oui !… la p’tite était toujou lavée, gratitée comme un sou neuf… et bien habillée proprement… et qu’c’était pourtant la misère chez alle… la noire misère, comme c’est qu’on dit !…

Et regardant la comtesse, l’homme ajouta timidement :

— Même qu’y a p’t’être déjà du temps qu’la p’tite n’a mangé ?… As-tu point faim, la gosse ?…

— Oui !… — fit brièvement Miche.

Pour la seconde fois, M. Guillemet osa parler :

— Et elle regarde la table servie, les gâteaux, les fruits, sans témoigner aucune avidité… aucune gourmandise.

— J’suis point gourmande !… Miche avec gravité.

Jean s’approcha d’elle avec une assiette de biscuits :

— Depuis quelle heure n’as-tu pas mangé ?

— J’crois — balbutia l’enfant, qui semblait chercher dans son souvenir — qu’jai core trouvé hier matin un’ croûte…

— Hier matin ! — dit le marquis consterné — mais elle doit mourir de faim, la pauvre petite !…

Miche avait pris un biscuit et le mangeait sans voracité, d’un air triste. Jean voulait lui donner d’autres gâteaux, mais sa mère l’en empêcha.

— Je vais lui faire donner une soupe au lait… ça vaudra mieux. Viens, Miche !…

La petite fille, qui s’en allait déjà en donnant la main à la comtesse, s’arrêta, tournant la tête, et demanda avec regret :

— Tu viens pas, toi, Jean, dis ?…

Le marquis d’Erdéval bondit :

— Je te défends, tu entends, de tutoyer mon petit-fils !… et de l’appeler par son nom !… :

En voyant Miche rougir, terrifiée, Jean supplia :

— Oh ! grand-père !… elle est si petite !… elle ne sait pas !…

— Eh bien, elle apprendra !…

— Viens !… — dit la comtesse en entraianant la petite fille — viens déjeuner, Miche ?

Miche répondit, en trottinant derrière elle suivie de Jean :

— J’aimerais mieux aller voir m’man !…


Quand ils furent sortis, M. d’Erdéval remercia son père du plaisir qu’il voulait bien faire aux enfants.

— Tu n’as pas à me remercier. — dit le marquis — depuis que j’ai vu cette petite, je ne regrette plus de l’avoir prise… Elle est ravissante et forte comme un petit Turc, et elle a l’air très intelligent… Je suis sûr que, d’ici à deux ou trois ans, elle rendra de petits services dans la maison ?…

— Tant mieux, papa, que Miche ne vous agace pas trop ! les enfants ont si fort insisté pour vous la faire prendre que je craignais…

— Tu n’as rien à craindre du tout !… Fais-moi seulement l’amitié de t’arranger pour que cette petite paysanne garde la distance qu’elle doit garder avec tes enfants ?…

Et comme Olivier souriait, narquois, son grand-père s’adressa directement à lui :

— Oui… je n’ai pas, moi, les idées égalitaires de ton père… je…

— Permettez !.. — dit en riant M. d’Erdéval — je n’ai pas les idées que vous dites.

— Venez-vous jouer au cochonnet ?… — proposa prudemment le précepteur en emmenant Olivier et Jacques, tandis que Mme Devilliers sortait avec Simone, en disant :

— Allons voir la petite fille !…

— Je t’ai entendu dire cent fois… — commença le marquis lorsqu’il se trouva seul en face de son fils — que tu es démocrate et égalitaire.

— Ah ! mais non ! j’ai dit démocrate et autoritaire… ce qui n’a aucun rapport.

— Pourtant, tu crois…

— Je crois… à tort ou à raison… que le peuple a quelques droits qu’on lui refusait jadis… Je lui voudrais un gouvernement qu’il acceptât et qui fût à poigne… très à poigne… Je suis impérialiste, c’est entendu… donc démocrate… mais égalitaire ?… jamais !… Vouloir l’égalité, ou intellectuelle, ou politique, ou sociale, c’est-à-dire l’impossibilité absolue… Mais il faudrait être idiot !…

— Cependant… puisque tu crois à la race… car tu y crois, n’est-ce pas ?…

— J’y crois !…

— Alors, comment ne crois-tu pas que ta race est au-dessus des autres ?…

— Je la crois différente des autres, et non pas au-dessus. Pour moi, il en est des hommes comme des chevaux… nous sommes incontestablement des pur sang… mais parmi les pur sang, il est de fameuses rosses… de même que parmi les Percherons, ou les Bretons, ou les Tarbes, ou les petits Lorrains, il y a de rudes chevaux !…

— Nous n’avons pas la même façon de voir !… ainsi, par exemple, vous avez fait coucher un boucher dans la chambre de Simone…

M. d’Erdéval répéta, abruti :

— Nous avons fait coucher un boucher dans la chambre de Simone ?… ?… ?…

Une vision étrange lui montrait l’enfant dans son petit lit tout blanc, et, sur le tapis, un boucher ronflant, roulé dans un tablier taché de sang. Et, tout d’un coup, surgit la vérité qui le fit rire.

Deux ans plus tôt, M. Guillemet, le précepteur, avait été très malade. On le croyait perdu. Son frère, boucher de la marine à Toulon, était venu le prendre pour l’emmener dans le Midi natal où il devait se rétablir. Les Erdéval, désireux de le garder près de son frère jusqu’au départ, tenaient à le loger chez eux et on l’avait mis dans la chambre de Simone, qui était allée pour deux nuits dans celle de Mme Devilliers.

— Tu trouves ça naturel ! — continua le marquis mécontent de voir rire son fils — et vous avez aussi fait manger cet homme avec vous ?…

— Dame !…

— Moi, je trouve ça révoltant !…

— Quand les gens sont honorables, bien élevés, intelligents, ou sympathiques de quelque façon que ce soit… — expliqua M. d’Erdéval — je me soucie peu de leur origine… et je préfère un boucher tel que Guillemet, à un comte tel que le cousin Montespan, par exemple, qui mange des œufs avec ses doigts, pique sa fourchette au cœur de son pain pour l’essuyer, et crache de tout son cœur sur les tapis !… Encore doit-on se trouver très heureux quand il crache, parce que, au moins, pendant ce temps-là, il ne parle pas !…

— Je conviens que Montespan est mal élevé… mais, enfin, c’est notre cousin… il est de la famille !…

— Hélas !…

— Il a donc droit à tous nos égards !…

— Eh bien ! non !… et c’est précisément là ce que je nie !… Je suis ravi d’avoir à ma table Guillemet, qui m’y apporte de la gaieté et de l’esprit, alors que ça me dégoûte d’y avoir Montespan qui est un sinistre imbécile !…

— Enfin… tu diras ce que tu voudras, mais tu n’obtiendras jamais de moi que je dîne avec un boucher !…

— Crois bien, papa, que je n’ai nulle envie de l’obtenir !…

Simone rentrait en gambadant avec sa mère et Mme Devilliers. Dès la porte, elle cria :

— La petit fille est partie pour la pêche avec Jean !… elle ne veut pas le lâcher !… elle lui a dit : « Je ne te quitterai plus jamais ! »

Et voyant la mine vexée de son grand-père, elle ajouta bien vite, pour corriger la familiarité du tutoiement :

— Elle a dit : « Monsieur Jean !… »