Mgr Ridel, évêque de Philippolis, vicaire apostolique de Corée/01

Mgr Ridel, évêque de Philippolis, vicaire apostolique de Corée
E. Vitte (p. 1-13).

LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER

Enfance de Félix Ridel. — Sa vocation. — Mort de sa mère. — Sa première communion. — Collège de Notre-Dame des Couëts. — Prédiction de M. de Courson. — Félix au grand Séminaire de Nantes. — Ses vacances à Vannes. — Saint-Sulpice. — Mgr Jacquemet éprouve la vocation du futur missionnaire. — La Remaudière. — Le Séminaire des missions étrangères. — M. Ridel est destiné à la mission de Corée.


Félix-clair RIDEL naquit le 7 juillet 1830, à Chantenay, petite ville industrielle située sur le bord de la Loire, aux portes de Nantes. Il eut l’inappréciable avantage d’appartenir à une famille vraiment chrétienne. À ce foyer béni, la religion et l’honneur occupaient la première place. Son père construisait de modestes chaloupes dans les chantiers Crucy, sa probité lui méritait la confiance et l’estime. Sa mère était le modèle des mères, et, dans l’éducation de ses enfants son ingénieuse délicatesse égalait son tendre dévouement. Ne voulant perdre aucune occasion de les former de bonne heure à la vertu, elle leur parlait par ses actions et les accoutumait à faire le bien en le faisant elle-même.

Grâce à cette éducation, la paix, le bonheur régnaient dans la famille. Malgré leurs caractères en apparence très opposés, une douce et inaltérable amitié unissait les quatre enfants : Louis, Marie, Joséphine et Félix. La douceur et la docilité exemplaire de l’aîné modéraient bien souvent l’ardeur et la pétulance du plus jeune. Plus tard, l’enfant, devenu missionnaire, reviendra avec un charme inexprimable sur ces souvenirs du premier âge ; il sera heureux de rappeler dans ses lettres les exemples de ses parents, les conseils de son frère. Il les regardera toujours comme une source de grâces et de bénédictions. Si la vivacité du jeune Félix faisait à sa mère un devoir de ne pas le perdre de vue, par ses excellentes dispositions, il devint pour elle l’objet d’espérances lointaines mais bien douces déjà.

Au premier éveil de son intelligence, elle déposa soigneusement dans son âme les germes de la plus tendre et de la plus solide piété. Dès lors aussi, le jeune Félix eut en Marie la plus vive confiance ; il lui montrera jusqu’à la mort le plus filial amour.

Ce fut à cette mère si pieuse qu’il dut sa vocation de missionnaire. Cette pensée lui tenait particulièrement au cœur et, presque au terme de sa vie, courbé sous le poids d’un glorieux apostolat, il retraçait encore ce souvenir, avec une grâce toute naïve, pour l’une de ses nièces qui lui demandait une histoire de missionnaire.

« Il y a déjà bien longtemps : c’était en 1837 ou 1838, dans une petite maison située sur le bord d’un grand fleuve habitait une famille composée du père, de la mère et de plusieurs enfants… Le plus jeune, surnommé sang-bouillant, paraissait avoir inventé le mouvement perpétuel.

« Un jour, assis près de sa mère, il attendait sans doute l’un de ses jolis contes qui le faisaient rester sage, quand tout à coup il aperçut sur la table un livre bleu.

— Mère, dit-il, est-ce qu’il y a des histoires dans ce livre ?

— Oui, mon fils, c’est un livre qui raconte des histoires, des histoires de missionnaires.

— Qu’est-ce que les missionnaires ?

— Ce sont des prêtres qui s’en vont bien loin, chez les peuples qui ne connaissent pas le bon Dieu.

— Comment ? il y a des hommes qui ne connaissent pas le bon Dieu ! Mais ils ne pourront donc pas aller en paradis ? Et les petits enfants et leurs mères ne verront pas le bon Dieu ?

— C’est pour cela que les missionnaires quittent leurs familles, endurent toutes sortes de souffrances et qu’ils s’en vont bien loin chez les peuples sauvages pour leur prêcher les vérités de la sainte religion.

— Y en a-t-il beaucoup qui partent ainsi ?

— Il y en a beaucoup, mais pas assez. Ils demandent qu’on vienne à leur aide !…

« Ces paroles revinrent mille fois à la pensée du jeune enfant ; elles avaient fait une impression profonde sur son âme. Un travail s’opéra peu à peu en lui. Des peuples qui ne connaissent pas le bon Dieu !… qui ne peuvent aller au ciel parce qu’ils n’ont personne pour leur en montrer le chemin !…

— Mais tout le monde sait, et on doit aller le leur dire, que s’ils pèchent ils iront en enfer ; et qu’au contraire, s’ils ne commettent pas le péché ils iront en paradis. Oh ! il faut aller le leur dire.

« Puis il ajouta avec tout l’élan de son cœur : « Mère, mère, moi j’irai, moi aussi je veux être missionnaire. »

Pour toute réponse, une larme coula sur les joues de la mère et tomba sur le front de l’enfant qu’elle tenait pressé sur son cœur, en disant ; « Pauvre petit chéri ! »

Ce baiser et cette larme furent la rosée du ciel sur le germe d’où sortit cette vocation.

Elle ne fit depuis que se développer et grandir. L’enfant pensait bien en ce moment que les pays sauvages dont lui avait parlé sa mère étaient situés là-bas, derrière le fleuve. Pour lui, le monde c’était tout ce qu’embrassait l’horizon ; aussi, aller chez les peuples délaissés, être missionnaire, lui semblait la chose la plus naturelle et la plus facile.

Ce fut vers cette époque que sa pieuse mère rendit son âme à Dieu. Félix avait alors neuf ans. Malgré son jeune âge, ce douloureux événement laissa dans son âme une impression que ni le temps ni l’éloignement n’effacèrent jamais. Vingt ans plus tard il rappelait ainsi ce cruel souvenir : « Cette scène est profondément gravée dans ma mémoire ; j’en ai entretenu bien souvent mon esprit et mon cœur. C’était la nuit, j’étais avec mon père, lorsque nos sœurs accoururent en jetant de grands cris. Je te vois encore, mon cher Louis, te prosterner pour prier près de notre mère. Je me souviendrai toujours de cette terrible nuit ! Que c’était triste ! nous n’avions plus de mère ici-bas ! Et, depuis, il nous a fallu supporter cette cruelle privation ! C’était près d’elle que j’avais pris la résolution d’être missionnaire, résolution d’enfant, c’est vrai ; mais dès lors j’avais mon but, j’avais mon secret. »

Peu à peu le jour se fit dans l’esprit du jeune enfant ; la grâce du bon Dieu, déposée par la main ou plutôt par l’amour d’une mère, grandit et triompha de toutes les difficultés.

Ainsi disposé, Félix entrevoyait avec joie le grand jour de sa première communion et s’apprêtait avec soin à recevoir dans son cœur le Dieu de l’Eucharistie. L’église où il avait reçu le baptême le vit s’unir pour la première fois à son Créateur et lui jurer fidélité. Nul n’a été plus fidèle.

À partir de cette heure, son désir d’être missionnaire devint plus ardent, et c’est avec l’intention de le réaliser un jour que, vers la fin de septembre 1843, il se présenta chez M. l’abbé Muray, supérieur du collège ecclésiastique de Notre-Dame des Couëts.

Félix se donna tout entier à l’accomplissement de ses devoirs. Rien ne l’arrêtait, ni la fatigue ni la peine. Cependant, si son caractère gai, franc, ennemi de tout ce qui n’était pas honnête, si sa bonté, qui n’exceptait personne, lui méritèrent bientôt l’affection et l’estime de tous ses condisciples, sa nature ardente et presque fougueuse eut besoin d’être modérée.

Pendant les deux premières années de collège, il eut pour professeur M. l’abbé Baumier. Ce prêtre éminent n’était pas homme à perdre patience et à se décourager, en présence d’un élève qui montrait parfois une exubérance de vie plus grande que ne le voulait la règle. Son regard pénétrant découvrit bientôt les richesses de cette belle âme et sut distinguer en elle des qualités précieuses pour l’avenir. Il s’attacha aux pas de cet enfant hardi, entreprenant, et fit si bien, par sa charité, son enjouement, sa fermeté, qu’il en eut enfin raison. Dès lors il s’établit entre le maître et l’élève une confiance réciproque, avec grand profit pour le jeune homme.

L’année qui suivit le départ de M. Baumier fut assez pénible pour Félix. Sa nature, imparfaitement assouplie, se trouvait privée trop tôt de la sage direction de ce maître. Une ardeur excessive, les sympathies qu’il s’était créées parmi ses camarades inspirèrent des craintes à quelques professeurs, peut-être un peu timorés.

On en écrivit à M. de Courson qui avait encouragé son entrée aux Couëts. — Le vénérable supérieur de Saint-Sulpice répondit : « La physionomie de cet enfant m’a frappé ; il fera un bon prêtre. N’ayez aucune crainte à cet égard. » Paroles vraiment prophétiques, qui font honneur à la perspicacité de M. de Courson et à l’excellente nature de celui qui en était l’objet.

Ce ne fut, au reste, qu’un nuage passager. Pendant les dernières années de ses humanités, Félix eut pour professeurs deux hommes remarquables par leur intelligence, leur dévouement et leur piété.

Le souvenir de MM. Aguesse et Lagrange est toujours vivant dans le diocèse de Nantes. « Aidé de leurs encouragements, de leurs conseils, le jeune humaniste se remit avec ardeur au travail, à la formation de son esprit et de son cœur.

« Ce fut ainsi que se passèrent les quatre années du petit séminaire, sans incident remarquable, mais aussi sans refroidissement de la première ferveur. Au contraire, on remarqua en lui une maturité précoce et une répulsion de plus en plus accusée pour ce qui n’est pas droit, honnête et vertueux.

« Le séjour au séminaire de philosophie et au grand séminaire va compléter cette éducation sacerdotale.

« Pleinement assuré de sa vocation, il n’eut qu’une pensée, se dévouer corps et âme au service de Dieu et de l’Église.

« Rien ne lui paraissait au-dessus de ses forces, il était prêt à tout quitter : une famille dont il était l’âme ; des amis très chers dont il ne perdra jamais le souvenir ; son pays qu’il ne cessera pas un instant d’aimer. Sous des dehors énergiques, il avait une âme très aimante et le sacrifice de ses affections ne fut pas le moindre mérite de son apostolat[1]. »

Le récit des Annales lui avait dit les privations, les douleurs, les tortures qui attendent le missionnaire au delà des mers ; mais ces lectures, loin de modérer ses désirs, les enflammaient au contraire. « On doit être si heureux, disait-il, d’aller chez le bon Dieu, avec sa tête entre les mains. » Cependant, au mois d’octobre 1856, il sembla hésiter un instant. La vie de ses maîtres, des saints prêtres de Saint-Sulpice ; cette vie toute faite de recueillement, de prière et de travail, lui parut pleine d’attraits, fit sur lui une impression profonde. Suivre Jésus, courir avec lui après la brebis égarée, et couronner une vie de sacrifices par l’immolation suprême, quel idéal ! Mais les vertus de ses maîtres lui montrèrent Jésus à Nazareth, et il se demanda si cette vie cachée ne serait pas plus méritoire pour lui et par conséquent plus agréable à Dieu. Cette pensée le détermina d’abord à entrer au séminaire de Saint-Sulpice pour y étudier les desseins de Dieu à son égard.

Dans cette illustre et sainte maison, il fut vite apprécié. Le vénérable directeur, M. Icard, lui confia, parmi les jeunes filles qui se préparaient à la première communion, les moins fortunées aux yeux du monde. C’était son début dans l’apostolat. Il y mit tout son dévouement. « Il fallait le voir, toujours souriant, s’occupant surtout des plus pauvres, des petits, des déshérités, allant vers eux, conduit par son esprit de foi et par la bonté de son cœur, qui, toute sa vie, l’a porté vers ceux qui souffrent. Tous ses enfants ont grandi, se sont dispersés dans la grande ville ou ailleurs ; nul ne l’a oublié[2]. »

À ce même catéchisme, un jeune gentilhomme brésilien, M. de Macédo-Costa, donnait aussi toute son âme. Devenu évêque, il devait, comme M. Ridel, souffrir une dure captivité pour le nom de Jésus-Christ. « Merveilleux rapprochement de ces deux confesseurs de la Foi, qui ont ému le monde par le simple récit de leurs souffrances, et rappelé en plein dix-neuvième siècle le beau et fier langage des anciens martyrs. Ils se séparèrent comme jadis les apôtres : l’un pour évangéliser, au prix de fatigues inouïes, les sauvages des bords de l’Amazone, l’autre pour aller affronter, sur les terres de Corée, les terribles lois portées contre le nom chrétien » [3].

M. Ridel dut attendre l’heure marquée par Dieu. Les vacances le ramenèrent pour quelques semaines dans sa famille. Elle n’habitait plus au bord de la Loire, mais tout au fond du golfe appelé en breton Morbihan. Depuis plusieurs années le port de Vannes s’ouvrait plus facilement aux caboteurs : les chantiers de navires en construction n’étaient jamais vides. M. Louis Ridel y construisait alors de nombreux lougres et chasse-marées qui le cédèrent bientôt aux briks et aux goélettes. C’est là, dans la modeste habitation où il rendit le dernier soupir, que M. Ridel goûta les joies de la famille, animant de sa joyeuse humeur le foyer de son père. Les siens ne furent pas seuls à jouir de l’aimable séminariste. Quoique sa naissance l’eût donné au diocèse de Nantes, les séminaristes de Vannes lièrent avec lui un amitié dont le souvenir les émeut chaque fois qu’on leur rappelle aujourd’hui le nom de M. Ridel. Le matin les réunissait pour entendre la messe, et bien souvent pour des promenades dans les campagnes voisines ou sur le golfe. Plus tard, nous retrouverons chez le missionnaire de Corée les vives images, gardées par lui au fond du cœur, de ce Morbihan aux îles verdoyantes et aux courants rapides, qu’il sillonna plus d’une fois sur une légère barque avec ses jeunes confrères.

Après une année de réflexion et d’étude, la détermination de l’abbé Ridel fut irrévocablement prise.

Dès son jeune âge, le cri des affamés qui demandent du pain avait ému son cœur. Maintenant, ses vœux sont comblés ; Dieu lui a donné l’ordre d’aller rassasier ceux qui ont faim. « Ite, partez. » Cette puissante parole qui depuis dix-neuf cents ans a jeté les hérauts de l’Évangile sur tous les chemins de la terre fut distinctement entendue. Il demanda donc à l’autorité diocésaine la permission de suivre son attrait. Mgr Jacquemet jugea prudent d’éprouver sa vocation ; il lui conseilla d’attendre et l’envoya exercer les fonctions du saint ministère dans une petite paroisse. Les habitants de la Remaudière gardent encore précieusement son souvenir.

Âme d’une trempe vigoureuse, l’abbé Ridel vit dans l’ordre de son évêque l’expression de la volonté de Dieu. Il s’y soumit, profitant de cette épreuve pour se préparer aux fatigues de l’avenir. Rien ne lui coûta. Pour Dieu, pour les âmes, il se sentit prêt à tous les sacrifices, à se sacrifier lui-même. Aux privations qu’il n’avait pas choisies, il en ajouta d’autres, prolongeant ses jeûnes outre mesure, faisant de longues marches, n’écoutant jamais les réclamations de son corps fatigué, essayant ses forces comme un lutteur avant le combat.

L’épreuve ne fut pas très longue, mais elle suffit pour témoigner d’une vocation que tous les signes rendaient déjà certaine. Exaucé enfin par son évêque, l’abbé Ridel fixa son départ pour le séminaire des missions étrangères, au 1er août 1859.

« Cette nouvelle, lui écrivait alors un aspirant missionnaire, ne nous étonne pas ; ce qui nous étonne davantage, c’est de ne pas vous avoir vu ici plus tôt. Depuis longtemps tout le monde vous avait fait missionnaire. Vous avez préféré attendre l’heure de la divine Providence, vous avez bien fait. Il faut que ce soit le bon Dieu qui nous appelle et nous amène dans cette maison. Ici on a quitté ses parents, ses amis les plus chers. On respire plus à l’aise la grâce du bon Dieu. C’est un bonheur de songer que notre unique espoir est en Dieu, que lui seul désormais doit être notre père, notre mère, notre frère, notre ami. »

Le séminaire des missions étrangères est la grande école où l’apôtre, avant d’aller combattre les combats de Jésus-Christ, vient apprendre à mourir pour le nom, pour la gloire et l’amour de Dieu. En franchissant le seuil de cette maison, le futur missionnaire se dépouille de tout ce qu’il a de plus cher au monde. Il meurt d’abord à sa famille ; il la quitte, et vraisemblablement c’est pour toujours ; il ne lui appartient plus. Il meurt à sa patrie ; bientôt il ira sous d’autres cieux où rien ne lui rappellera le pays natal. Il faut enfin qu’il meure à lui-même, c’est-à-dire à toutes les délicatesses de l’âme et du corps, car il devra vivre sans asile assuré, sans une pierre où reposer sa tête, et peut-être sans confident et sans ami.

Le séminariste des missions étrangères, pour vaincre la nature et allumer dans son cœur la flamme qui ne s’éteindra plus, se soumet à une vie de sacrifice. Ses journées s’écoulent avec des maîtres qui sont allés eux-mêmes jusqu’aux extrémités du monde, porteurs de la bonne nouvelle. Il se pénètre de la vie des saints et des martyrs qui ont occupé sa place avant lui ; il contemple et admire ces instruments de toutes formes dont les bourreaux se sont servis pour donner la mort ou faire subir d’horribles tortures. Dans la salle des martyrs sont les glaives qui ont frappé ses frères, les cangues et les chaînes qu’ils ont portées, les cordes et les fouets qui ont déchiré leur chair ; les linges teints de leur sang. Cette vue le familiarise avec l’idée des supplices et le prépare, avec la grâce de Dieu, à supporter sans défaillance même le martyre.

Dans ce saint asile l’abbé Ridel trouva le bonheur. Cependant la joie d’être à Dieu seul ne l’empêcha pas de sentir l’amertume de la séparation et le vide immense qui se creusait en son âme. Dans ses lettres il l’avoue simplement à ses parents, à ses amis ; mais il a toujours une parole qui calme la douleur, un baume pour la plaie qui saigne encore. C’est ainsi qu’il écrit à son vénéré père, cinq mois après la séparation :

« Que je pense à toi ! Tous les matins, à la sainte messe, ton nom vient le premier sur mes lèvres, parce qu’il est le premier dans mon cœur. Ah ! mon bien cher père, nous sommes séparés, et sans doute pour toujours. Cette pensée est bien pénible pour moi et fait à mon cœur la blessure la plus profonde, mais l’espoir qu’au ciel nous nous retrouverons pour aimer Dieu et vivre heureux ensemble, voilà ce qui me soutient, ce qui me donne force et courage pour accomplir les desseins de Dieu sur moi et répondre à son appel. Il me semble voir au ciel cette bonne mère que j’ai trop peu connue, mais tant aimée. Elle veille sur nous, elle prie pour nous. Nous sommes l’objet de sa sollicitude comme lorsqu’elle était sur la terre au milieu de nous. Il me semble entendre sa voix qui nous appelle et nous invite à partager son bonheur. »

À mesure que l’heure du départ approche, le futur missionnaire redouble de ferveur et de piété. Il aspire de plus en plus à cette vie d’immolation dont son âme a goûté les prémices.

Les supérieurs ont reconnu ses vertus et son zèle, malgré le voile de l’humilité qui les abrite. Le 2 juillet 1860, il écrit à sa famille : « Dieu vient de m’appeler d’une façon plus spéciale pour travailler à sa gloire et au salut des âmes. J’apprends ma destination. Je vais en Corée, au nord de la Chine. Je partirai par la mer Rouge, avant la fin de ce mois. » C’est à peu près tout le contenu de cette lettre. On dirait, en la lisant, que celui qui l’écrit ignore la grandeur et les périls de ce poste.

La Corée dévore ses apôtres. Seule à l’extrémité de l’Orient, elle demeure toujours séparée du reste du monde par une barrière infranchissable. Sous peine de mort, aucun étranger n’en peut fouler le sol ; aucun de ses habitants, sauf des cas exceptionnels et déterminés, n’en doit dépasser la frontière. Si la tempête jette une jonque chinoise sur la côte coréenne, les naufragés mêmes sont surveillés afin qu’ils n’aient aucun rapport avec les indigènes. Pénétrer dans ce pays si rigoureusement fermé est depuis longtemps l’objet d’une suite d’efforts que les missionnaires seuls ont vu couronner de succès. Depuis l’année 1788 jusqu’à 1860, l’histoire de l’Église de Corée se résume en un seul mot : persécution sanglante. Presque tous les missionnaires sont morts de la main des bourreaux, après les plus horribles tortures. Telle est la mission de l’abbé Ridel ; tel est le poste que l’on confie à son intrépide courage.

Le 26 juillet, il partait pour Marseille, en compagnie de M. Calais, qui devait, dans le même champ du père de famille, supporter les mêmes fatigues, courir les mêmes dangers, et moissonner la même récompense.


  1. Notice biographique par M. l’abbé Lahue, condisciple de Mgr Ridel.
  2. Oraison funèbre de Mgr Ridel, par M. l’abbé Th. Mainguy.
  3. Notice biographique, par M. l’abbé Lahue.