Georges Thone (p. 117-127).

SCÈNE IX.

Liège.


La scène est à Liège sur la place Verte. À gauche, dans le fond, la statue de Grétry. Dans le fond, vieilles maisons que surplombe la vieille église. Arbres de la place Verte ; échoppes de marchandes de fleurs.

Quand le rideau se lève, des gamins jouent, courant en s’interpellant autour des échoppes. Des promeneurs s’arrêtent devant les fleurs. Des marchandes s’affairent ; bruits de tramways, claksons, de marteaux battant le fer ; un homme chante dans une maison, des merles sifflent. Cris d’une marchande que l’on ne voit pas :

 kute peûre[1] !

Et d’un marchand qu’on ne voit pas davantage :

 houïe[2] !

UN GAMIN, à un autre.

Tu ne m’auras pas, valet.

UN AUTRE.

Tu vas bien l’voir, vieux coïon.

(Ils s’empoignent. « Coup de tête empoisonné ».)
UNE MARCHANDE (Trinette), bondissant.

Hé là, sales gamins !

Ils lui rient au nez et l’enferment dans leurs bras en criant :

Vive Trinette ! vive Trinette !

Les marchandes rient aux éclats, les passants s’arrêtent amusés.
Entrent le dieu Temps et la fée Espace
LE DIEU TEMPS.

Liège !

LA FÉE ESPACE.

Liège !

LE DIEU TEMPS.

Liège ! Épanouissement de la vallée entre les collines de Saint-Gilles, Saint-Laurent, Saint-Martin, Sainte-Walburge et Vivegnis, la plaine où s’étale, souveraine, la Meuse.

LA FÉE ESPACE.

Liège, la cité ardente,
l’Athènes du Nord,
le bastion de la civilisation latine.

LE DIEU TEMPS.

Liège, sur laquelle plane l’ombre de Charlemagne.

LA FÉE ESPACE.

Et l’ombre de Notger.

LE DIEU TEMPS.

Et qui déroule, tumultueuse, généreuse et fière, sa vie autour de la statue de Grétry, cœur au rythme saccadé battant contre ce grand cœur endormi.

LA FÉE ESPACE.

« Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille. »

LE DIEU TEMPS.

Liège, le clair pays du peuple libre de Wallonie.

En ce moment entre en scène Tchantchès. Costume traditionnel, sabots, sarrau, mouchoir rouge au cou, le chef coiffé de la casquette de soie.
Il prend par la taille Trinette, la marchande de fleurs.
TCHANTCHÈS.

Mon Dieu, Trinette, que tu es belle ; quand je te reluque je ne vois plus tes fleurs et quand je reluque tes fleurs, tu es la plus belle de toutes.

(Il la lutine.)
TRINETTE.

Laissez-moi, bougez vos mains, mal honteux que vous êtes…

(Il continue.)

Si Nanesse vous entendait, que feriez-vous donc, beau galant ?

TCHANTCHÈS.

Nanesse !… Nanesse… Qu’elle aille baiser Brizette[3], Trinette de mon cœur.

(Il continue.)
LES MARCHANDES.

Tchantchès ! Tchantchès ! Tchantchès !

TCHANTCHÈS.

Quoi n’y a-t-il donc, mes crapaudes parfumées ?

LES MARCHANDES.

Tchantchès ! Tchantchès ! Tchantchès ! voilà Nanesse.

NANESSE se précipite en scène — costume classique, un bâton à la main. Elle s’élance vers Tchantchès qui se cache derrière les jupes de Trinette puis des autres marchandes tandis que Nanesse le poursuit. Elle s’arrête un instant et dit :

Ah ! c’est ainsi. Ah ! c’est cela que tu appelles « aller toucher ton chômage ».

La poursuite continue et Tchantchès s’enfuit poursuivi par Nanesse qui ne l’atteint pas mais frappe, frappe. Les commères crient :

Allez Tchantchès ! allez Tchantchès !

(Sortie.)
LA FÉE ESPACE.

Quel est ce drôle de petit bonhomme ?

LE DIEU TEMPS.

C’est Tchantchès.

LA FÉE ESPACE.

Je l’ai entendu, mais encore !

LE DIEU TEMPS.

Tchantchès ?, comme dit le poète wallon,
Il n’a point de parents sur terre
On peut fouiller la nuit des temps,
Seule Wallonie est sa mère,
Tous les Wallons sont ses parents.


xxxxTchantchès ? Il est vieux comme Liège. On dit qu’il naquit un jour des eaux de la Meuse, comme Vénus naquit de la mer, si j’ose comparer.

LA FÉE ESPACE.

Une Vénus au nez de rose.

LE DIEU TEMPS.

Il ne serait point Tchantchès s’il n’avait le nez rouge comme une fraise de Saint-Lambert.

TCHANTCHÈS, réapparaissant.

Et s’il n’était tel que je suis, Madame, ainsi que tu peux voir, pour vous servir.

(Il virevolte.)
LE DIEU TEMPS.

Et Nanesse ?

TCHANTCHÈS.

Tais-toi, va. Je te l’ai conduite dans un bon petit cabaret où le pèket est fris’ comme le sourire de Trinette. Donne-lui z’en deux litres que j’ai dit au patron. C’est le règlement, hein ! Alors, tu comprends bien, hein, nous avons bien le temps, sais-tu.

LA FÉE ESPACE.

C’est votre femme ?

TCHANTCHÈS.

Tu l’as dit, binamée crapaude. Ne te fâche pas, sais-tu Môssieu.
C’est votre homme ce laid-là, Madame ?
On dirait tout à fait Mathieu Lansberg.

Oui, Madame, Nanesse, c’est ma femme… un ange… le seul être au monde qui puisse faire reculer Tchantchès.

Tchantchès ! Je suis Tchantchès !

Ne cherchez pas à me donner un âge,
Je suis vraiment le plus vieux des Liégeois.
Ceux de Roture et du plus haut lignage
Également se réclament de moi.
Napoléon, Amadis, Charlemagne,
Maugis, Ogier, Roland, je les connus.
Aussi, Marie et Joseph qu’accompagne
le bourricot portant l’enfant Jésus.

Toujours avec la gueusaille qu’on vexe
J’ai bataillé, ramassant plus d’un gnon.
J’ai de mon sang payé la paix de Fexhe
et résisté contre le Bourguignon.
J’ai de Boufflers subi la canonnade

Et vu mon toit brûlé par l’Autrichien,
Mais le plus laid, vois-tu, vieux camarade,
le plus odieux c’est encore le Prussien.

J’ai le sang chaud et suis d’humeur gauloise
Devant aucun je n’ai baissé les yeux
Et simplement je toise qui me toise
Contrepêtant le sot et l’orgueilleux.
Si ma chanson déplaît à vos oreilles
Bouchez-les donc, je chante, c’est mon droit,
disant mon goût des femmes et des treilles
et que pauvre homme en sa maison est roi.

Tout le monde en scène reprend les quatre derniers vers.
Quand la reprise est finie tous crient :

Vive Tchantchès ! Vive Tchantchès !

On veut le porter en triomphe. Il échappe aux mains qui le pressent et se tournant vers les marchandes de fleurs, il les appelle à lui :

Venez, mes belles crapaudes, venez que je vous présente, mes amies de toujours, au môssieu et à la Madame.

(Présentant.)

— Celle-ci c’est la joie, le mouvement, la gaîté, la vie.

— Celle-ci c’est la gouaille, la verve, la fronde, et l’esprit.

— Celle-ci c’est la plus chère de toutes : LA LIBERTÉ.

Elle m’aime. Et je l’aime. Elle m’aime : en moi se réunissent tous ses amants de tous les temps.

Allons, venez vous tous…

Il va vers la coulisse et ramène, mains nouées, formant la chaîne, des gens du peuple du XIIIe siècle, du XVe siècle, des Franchimontois, Guillaume de la Marck, les bourgmestres Beeckman et La Ruelle, des révolutionnaires de la Révolution liégeoise (1789), des soldats de 1830, des soldats de 1914 en uniforme de Liège — bleu foncé — shakos.
Airs mêlés de crâmignon final et de Valeureux Liégeois
Ils ferment la scène dans le fond.
LE DIEU TEMPS.

Aux soldats de Loncin se joignent et se scellent
Ceux de l’an trente.

LA FÉE ESPACE.

Et de quatre-vingt-neuf.

LE DIEU TEMPS.
Voici,

Pères de la Cité, Beeckman et La Ruelle,
Ces vieux mayeurs loyaux qu’un prince odieux occit.
Leur peuple refusait de se courber ; eux-mêmes,
Puisqu’ils étaient ce peuple, avaient dressé leur front.
On les tua.

LA FÉE ESPACE.

Pour y mourVoici La Marck. Devant lui, blême,
Pour y mourir, dans la forêt, fuit le Bourbon.

LE DIEU TEMPS.

La Marck tombe à son tour.

LA FÉE ESPACE.
Un autre prend sa place
LE DIEU TEMPS.

Un autre tout pareil à ceux qu’on crut matés,
Que rien, ni fer, ni feu, ni famine ne lassent
et qui plus que la vie aiment la liberté.

LA FÉE ESPACE.

Louis XI, Charolais, Jean Sans Pitié, le Boche
Tuez, noyez, pillez, brûlez hommes et toits,
Vous n’aurez point brisé de Liège, la caboche.

LE DIEU TEMPS.

L’âme de ceux de Fexhe et des Franchimontois.

La fée Espace émue, tend les mains vers le groupe des héros de la liberté.
TCHANTCHÈS.

Y ne faut pas pleurer, sais-tu Madame ; si nous avons la tête dure, nous aussi, nous avons l’âme tendre.

(Pinçant Trinette à la taille.)

Qu’en dis-tu donc, toi, Trinette ?

TRINETTE, l’embrassant.

Ah ! binamé valet.

TCHANTCHÈS.

Allons, ainsi, vous autres, et, en route, pour le crâmignon. Chantons notre terre bien-aimée comme la chanta Defrecheux. Célébrons la vierge adorable, l’image douce et fière de notre pays de Meuse. Allons, main dans la main, par les prés embaumés où glisse la rivière, où passa l’enfant pure, si légère que les herbes n’étaient point couchées où elle avait passé.

(Orchestre.)
Il prend la tête du crâmignon qui se forme et où tous vont s’unir. L’orchestre mêlera aux airs du crâmignon le bruit de la vie ardente de Liège et le chant du Valeureux Liégeois. Le crâmignon va se dérouler. La toile tombera sur la reprise du dernier couplet dans un grand mouvement de vie ardente.

On dîmègne qui dj’côpéve dès fleûrs divins nosse pré[4],
Dji vèya ’ne bèle djône fèye ad’lé mi s’arèster.
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

Dji vèya ’ne bèle djône fèye ad’lé mi s’arèster.
— « Dji m’a pièrdou, di-st-èle, aîdîz-me a m’ritrover. »
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

— « Dji m’a pièrdou, di-st-èle, aîdîz-me a m’ritrover. »
— « Djisqu’a pus lon, lî di-dje, tot dreût dji v’va miner. »
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

— « Djisqu’a pus lon, lî di-dje, tot dreût dji v’va miner. »
Dj’èl louka tot-a mi-åhe tot rotant so s’costé.
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

Dj’èl louka tot-a mi-åhe tot rotant so s’costé.
Elle aveût l’pê pus blanke qui l’margarite dès prés.
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

Elle aveût l’pê pus blanke qui l’margarite dès prés.
Sès-oûy èstît pus bleûs qui l’cîr d’on djoû d’osté.
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

Sès-oûy èstît pus bleûs qui l’cîr d’on djoû d’osté,
Elle aveût, come lès-andjes, lès dj’vès d’on blond doré.
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

Elle aveût, come lès-andjes, lès dj’vès d’on blond doré,
Nole jèbe n’èsteût coûkèye wice qu’èlle aveût roté.
Ha ! ha ! ha ! dihez-me, l’avez-ve vèyou passer ?

Séparateur

  1. À la poire cuite : cri populaire liégeois.
  2. À la houille : cri populaire liégeois.
  3. Expression liégeoise : le derrière d’une chèvre.
  4. xxxxxCrâmignon de Nicolas Defrecheux. — Traduction :


    Un dimanche, cueillant des fleurs dans notre pré,
    Je vis une belle jeune fille auprès de moi s’arrêter.
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    Je vis une belle jeune fille auprès de moi s’arrêter.
    — « Je me suis perdue, dit-elle, aidez-moi à me retrouver. »
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    — « Je me suis perdue, dit-elle, aidez-moi à me retrouver. »
    — « Jusque plus loin, lui dis-je, tout droit je vais vous mener. »
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    — « Jusque plus loin, lui dis-je, tout droit je vais vous mener. »
    Je la regardai tout à mon aise, en marchant à son côté.
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    Je la regardai tout à mon aise, en marchant à son côté.
    Elle avait le teint plus blanc que la marguerite des prés.
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    Elle avait le teint plus blanc que la marguerite des prés.
    Ses yeux étaient plus bleus que le ciel d’un jour d’été.
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    Ses yeux étaient plus bleus que le ciel d’un jour d’été,
    Elle avait, comme les anges, les cheveux d’un blond doré.
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?

    Elle avait, comme les anges, les cheveux d’un blond doré,
    Nulle herbe n’était couchée où elle avait marché.
    Ah ! ah ! ah ! dites-moi, l’avez-vous vu passer ?