Meuse/p2/s6
SCÈNE VI.
La paix des choses.
La scène représente un paysage de Meuse ; motif principal : le prieuré ; sur la gauche une vieille maison mosane ; à côté une villa qui s’harmonise avec la vieille maison et le prieuré ; derrière, dans la verdure fleurie, des villas ; au fond la colline, prolongement du paysage, de maisons et de villas. À l’avant-plan de ceci, qui forme une toile de fond, et à même la toile, un chemin de halage avec des pêcheurs rituéliques, la Meuse, que l’on devine, car la scène elle-même est sur l’île.
Entre la toile de fond et l’île passeront des barques. Dans les hautes herbes, bouquets d’arbres. C’est l’heure dorée, l’heure où la Meuse étincelle au soleil.
Au début de la scène, il y a dans la prairie, deux vieux hommes proprets, assis sur des pliants.
C’est tout de même beau, Joseph.
Oui, c’est beau.
J’ai beaucoup voyagé, couru le monde, admiré des merveilles, de hautes montagnes couvertes de neiges éternelles.
Les Alpes ?
Les Alpes et les Pyrénées. J’ai vu le Jura avec ses verts prés, le Rhin et le Rhône majestueux, l’heureuse Dordogne, la Loire et ses châteaux, et je suis revenu vers la Meuse comme vers une vieille maîtresse.
Moi, je demeurai près d’elle toute ma vie et je ne me suis jamais lassé de la regarder et je l’aime, vieillard, comme l’on aime l’enfant de son enfant.
Tu n’as jamais songé à t’en aller.
Que si ! Parfois, en voyant passer les bateaux aux noms évocateurs… Europe, Asie, La Saône, Paris, en lisant, sur leur flanc, l’inscription indiquant leur port d’attache : Rotterdam, Dusseldorf, Rouen, tant de noms de villes et de pays, il m’est advenu de les suivre, en rêvant, au fil du fleuve.
Et ?
Et quand mon regard atteignait l’horizon, quand au sortir de la courbe, derrière le rocher, je voyais s’élever la fumée du toueur qui les emmenait, mon projet s’évanouissait avec le ruban bleu dans le ciel de chez nous.
On n’entendait ici, jadis, point de bruit, n’étaient l’appel des remorqueurs, le pas des chevaux sur le chemin de halage, le ronron sempiternel du barrage écumant de l’écluse proche, parfois une chanson et le cri des oiseaux.
À présent il y a les autos qui pétaradent, le halètement des bateaux à moteur. On dirait des asthmatiques.
Et puis tout le boucan que font les troupes de touristes, en partie de plaisir, comme ils disent.
Il faut leur pardonner, mon ami, car ils ne savent ce qu’ils perdent. La Meuse ne se donne bien qu’à ceux qui la respectent. Sa beauté n’apparaît qu’à ceux qui l’aiment, comme elle demande à être aimée, avec tendresse.
C’est une fée.
C’est une déesse. Autrefois, dans les vieux temps, à certains endroits, on jetait dans ses eaux, comme une offrande, des pièces d’or.
Et dans les fins d’après-midi comme celle-ci, tout le métal vermeil qu’on lui offrit jadis, elle le fait danser à la lumière du soleil.
Je t’aime.
Comme te voilà belle, ma chérie, au milieu de toutes ces fleurs de nos prés, belle comme une fleur.
C’est comme si je baisais tes lèvres ; les fleurs de nos champs ont le parfum de ton corps et tes lèvres ont leur parfum.
Laisse glisser au fil du fleuve bien-aimé les fleurs de ton corsage, les fleurs de nos prairies, les fleurs de notre doux pays, comme une offrande parfumée.
Qu’elles s’en aillent au loin vers les villages et les villes en signe de bonheur et de paix.
Développement du thème musical de la chanson d’amour tandis qu’ils jettent lentement et religieusement les touffes de fleurs dans le fleuve.