Georges Thone (p. 80-84).

SCÈNE VI.

La paix des choses.


La scène représente un paysage de Meuse ; motif principal : le prieuré ; sur la gauche une vieille maison mosane ; à côté une villa qui s’harmonise avec la vieille maison et le prieuré ; derrière, dans la verdure fleurie, des villas ; au fond la colline, prolongement du paysage, de maisons et de villas. À l’avant-plan de ceci, qui forme une toile de fond, et à même la toile, un chemin de halage avec des pêcheurs rituéliques, la Meuse, que l’on devine, car la scène elle-même est sur l’île.
xxxEntre la toile de fond et l’île passeront des barques. Dans les hautes herbes, bouquets d’arbres. C’est l’heure dorée, l’heure où la Meuse étincelle au soleil.

Au début de la scène, il y a dans la prairie, deux vieux hommes proprets, assis sur des pliants.

LE PREMIER VIEUX.

C’est tout de même beau, Joseph.

LE SECOND VIEUX.

Oui, c’est beau.

LE PREMIER VIEUX.

J’ai beaucoup voyagé, couru le monde, admiré des merveilles, de hautes montagnes couvertes de neiges éternelles.

LE SECOND VIEUX.

Les Alpes ?

LE PREMIER VIEUX.

Les Alpes et les Pyrénées. J’ai vu le Jura avec ses verts prés, le Rhin et le Rhône majestueux, l’heureuse Dordogne, la Loire et ses châteaux, et je suis revenu vers la Meuse comme vers une vieille maîtresse.

LE SECOND VIEUX.

Moi, je demeurai près d’elle toute ma vie et je ne me suis jamais lassé de la regarder et je l’aime, vieillard, comme l’on aime l’enfant de son enfant.

LE PREMIER VIEUX.

Tu n’as jamais songé à t’en aller.

LE SECOND VIEUX.

Que si ! Parfois, en voyant passer les bateaux aux noms évocateurs… Europe, Asie, La Saône, Paris, en lisant, sur leur flanc, l’inscription indiquant leur port d’attache : Rotterdam, Dusseldorf, Rouen, tant de noms de villes et de pays, il m’est advenu de les suivre, en rêvant, au fil du fleuve.

LE PREMIER VIEUX.

Et ?

LE SECOND VIEUX.

Et quand mon regard atteignait l’horizon, quand au sortir de la courbe, derrière le rocher, je voyais s’élever la fumée du toueur qui les emmenait, mon projet s’évanouissait avec le ruban bleu dans le ciel de chez nous.

(On entend un remorqueur qui s’annonce à une écluse.)
(L’orchestre enveloppe tout ce qui va suivre d’une légère symphonie : la paix des choses.)
LE PREMIER VIEUX.

On n’entendait ici, jadis, point de bruit, n’étaient l’appel des remorqueurs, le pas des chevaux sur le chemin de halage, le ronron sempiternel du barrage écumant de l’écluse proche, parfois une chanson et le cri des oiseaux.

LE SECOND VIEUX.

À présent il y a les autos qui pétaradent, le halètement des bateaux à moteur. On dirait des asthmatiques.

LE PREMIER VIEUX.

Et puis tout le boucan que font les troupes de touristes, en partie de plaisir, comme ils disent.

LE SECOND VIEUX.

Il faut leur pardonner, mon ami, car ils ne savent ce qu’ils perdent. La Meuse ne se donne bien qu’à ceux qui la respectent. Sa beauté n’apparaît qu’à ceux qui l’aiment, comme elle demande à être aimée, avec tendresse.

LE PREMIER VIEUX.

C’est une fée.

LE SECOND VIEUX.

C’est une déesse. Autrefois, dans les vieux temps, à certains endroits, on jetait dans ses eaux, comme une offrande, des pièces d’or.


LE PREMIER VIEUX.

Et dans les fins d’après-midi comme celle-ci, tout le métal vermeil qu’on lui offrit jadis, elle le fait danser à la lumière du soleil.

Entrent les danseuses qui sont tous les rayons du soleil, habits légers pailletés d’or. La première danseuse étant le soleil, et les autres, les rayons… Danse légère symbolisant les jeux de la lumière sur la Meuse à l’heure dorée. Les deux vieux se sont tus ; ils allument leur pipe ; ils se tournent vers la Meuse. Parfois ils feront un léger geste pour se montrer quelque chose. Ils dodelinent de la tête. L’un d’eux s’endormira. Ils sont en état de grâce.
Le ballet terminé, deux amoureux entrent, sens opposé à celui où sont assis les deux vieux. Elle porte une robe claire ; elle a dans les bras un énorme bouquet de graminées, de marguerites, d’églantines, de reines de pré. Il y a dans la prairie une meule de foin qui les dérobera aux deux vieux… Les deux vieux se tournent vers eux un bref instant, sourient, reprennent leur pose, regardant la Meuse, leur tournant le dos — ils s’étendent au pied de la meule.
(Orchestre : thème d’une chanson d’amour.)
LUI.

Je t’aime.

ELLE l’embrasse longuement.

Comme te voilà belle, ma chérie, au milieu de toutes ces fleurs de nos prés, belle comme une fleur.

ELLE, souriante et rougissante, lui donne des fleurs de sa gerbe. Elle les éparpille sur sa tête. Ils rient. Il les prend, les rassemble et les baise.
LUI.

C’est comme si je baisais tes lèvres ; les fleurs de nos champs ont le parfum de ton corps et tes lèvres ont leur parfum.

ELLE se lève, doucement… il la suit ; ils s’approchent de la Meuse.
LUI.

Laisse glisser au fil du fleuve bien-aimé les fleurs de ton corsage, les fleurs de nos prairies, les fleurs de notre doux pays, comme une offrande parfumée.

Qu’elles s’en aillent au loin vers les villages et les villes en signe de bonheur et de paix.

Développement du thème musical de la chanson d’amour tandis qu’ils jettent lentement et religieusement les touffes de fleurs dans le fleuve.

(Ils retournent près de la meule, se couchent et s’enlacent.)
(Musique très douce.)
Deux jeunes filles en maillot de bain courent dans la prairie, se poursuivent comme des nymphes, dans des rires — elles tournent autour de la meule et disparaissent. Une barque à voile glisse sur l’eau. On entend des chants d’oiseaux, l’appel du toueur. Les vieux fument béatement leur pipe.