Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 193-206).

XXIII

Cinq heures du soir, dans le jardin de l’Avenue de Messine.

Après une courte visite, mais si charmante et si tendre, Renold prenait congé de sa fiancée, qui, d’un regard lui offrait ses lèvres, et d’un geste lui tendait la main.

— Vous reviendrez bien vite, mon Renold, n’est-ce pas ? Que ce ne soit qu’une courte absence. J’ai tant plaisir à vous parler dans ce cher petit endroit tranquille… Lorsque vous êtes loin, le silence me fait peur : Il m’enivre lorsque vous êtes là !…

Il partait en promettant, et, jusqu’à la porte, se retournait, gai, jeune, rieur.

Déjà une semaine écoulée depuis que l’événement était arrivé, mais quelle douce semaine ! Et Lyllian, grisé par tant de bonheur, s’imaginait, avec l’illusion des beaux rêves, que ce bonheur-là datait de toujours.

Fiancé !… Il était fiancé ! Et non pas à la façon américaine des gens qui n’échangent que leur porte-monnaie, mais à la façon romanesque des princes de légende ! Fiancé d’adolescence et fiancé d’amour, union des vies, union des cœurs !

Il songeait à cela et à bien d’autres choses encore, lorsqu’il s’éloigna de l’avenue, rentrant chez lui. Il revoyait dans une succession de caresses et d’ivresses leur retour à tous les deux, après les serments dans l’église de Versailles ; la rencontre de la mère, désormais de leur mère commune, qui, sans mot dire, en pleurant de joie et d’espoir, leur ouvrait les bras, les embrassait…

Et puis, oh, et puis… ce trajet jusqu’à Paris qu’il se rappelait avoir accompli quelques heures auparavant dans l’incertitude et dans l’indifférence, et qu’il parcourait, maintenant, près de la bien-aimée, comme dans une extase, avec des ailes ! Quelle griserie, mais aussi quelle invraisemblable joie !…

Si bien que le soir, sur le point d’annoncer à ses cousins d’Angleterre l’heureuse nouvelle, il hésitait encore… Mélancolie de vivre qui voile toutes choses d’un doute ! Pourtant, que de désirs soudainement exaucés, que de beaux rêves qui allaient enfin éclore !

Maintenant, Lyllian concevait mieux la vérité. Ce qu’il croyait une légende devenait la réalité du présent et de l’avenir.

Dès les premiers jours, elle lui avait donné en gage un portrait d’elle, un tout petit portrait qui la représentait, dansant le joli pas lent du menuet, ainsi que Renold l’avait aperçue, dans un bal poudré, en finette de Watteau.

Et voici : chaque fois que Renold rentrait, après ces quelques heures exquises passées près d’elle, avenue de Messine, dans le parfum grisant de toutes ces fleurs blanches, il la retrouvait en image et en évocation, ainsi qu’une caresse évanouie.

Sa chambre en avait pris inconsciemment un air d’innocence et de gaîté légère, comme si elle s’était illuminée du sourire de la Vierge !

Ce fut ainsi que Renold rentra chez lui. Le concierge, sur le seuil de la loge, lui fit un grand salut cérémonieux.

— Il n’est venu personne ? interrogeait Lyllian en recevant ses lettres.

— Excusez-moi, my Lord. Il est venu deux messieurs… trois messieurs… dont deux très bien, qui ont remis leur carte avec leurs félicitations pour my Lord. Ah ! continuait le larbin avec une grimace protectrice, cela nous fait tant de plaisir à madame la concierge et à moi, le bonheur de my Lord ! My Lord autrefois faisait un peu la fête !… Depuis un mois et surtout depuis ses fiançailles, my Lord devient un jeune homme rangé…

— Ce qui est passé est passé, répondait Lyllian avec une grâce charmante. Soyez indulgent, concierge, oubliez ma bamboche et vos veilles forcées. Surtout, défendez ma porte aux gens qui venaient avant. Je les ai prévenus…

— Justement, my Lord, il en est arrivé un, un jeune, le troisième, dont je vous parlais. Une drôle de tête, et pâle… mais pâle !… Je crois que c’est un des… collégiens qui venaient si souvent chez my Lord. Il insistait beaucoup pour être reçu. Alors je lui ai dit que my Lord et moi c’était tout comme, que my Lord était sur le point de se marier, et que ça lui donnait des occupations. Comme il continuait, je l’ai menacé de lui fiche mon balai quelque part.

— Avec une protection comme celle-là ! Tenez, voilà pour ma défense…

Renold partait, après avoir glissé un louis au pipelet, et traversait la cour pour pénétrer chez lui.

Sur ces entrefaites, le concierge, avec une expression indéfinissable, le regardait disparaître…

— Peut-être bien que ce sera son dernier pourboire, murmura-t-il. Puis, appelant sa femme :

— Tiens, Génie, file çà avec ceuss de la préfecture !

 

Cependant, Lyllian, assis devant son secrétaire, tout près de la blonde image de sa fiancée, décachetait le paquet de lettres qu’à l’instant on lui avait remis.

Félicitations, souhaits, assurances d’amitié enthousiaste, Renold s’en grisait sans pouvoir s’en lasser. Sincérités, mensonges, illusions, hypocrisies, faiblesses, qu’importe ! Il avait besoin, dans son jeune bonheur, de croire à l’universelle bonté.

Subitement un coup de timbre retentit. Quel contretemps ! Renold serait en retard Avenue de Messine. Pourtant il alla ouvrir. Une exclamation. C’était André Lazeski, le petit rhétoricien — poète, familier de jadis, un des anciens « enfants de chœur » qui avaient servi la messe noire, Avenue d’Iéna.

— C’est vous qui êtes déjà venu dans la journée ? demanda Lyllian, très froid.

— Oui, c’est moi, répondit le jeune homme avec une voix blanche.

— Pourquoi voulez-vous me voir ?

— Parce qu’il faut que je te voie.

— Vos raisons ?…

— Peu importe. Renold, est-ce vrai que tu te maries ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Ce n’est pas possible. Tu mens !

— Est-ce pour me le dire que vous forcez ma porte !

— Je te répète que tu mens ou que tu es fou…

— Mais enfin de quel droit venez-vous m’en parler ?

— Du droit que je t’aime et que tu m’as aimé ! cria Lazeski. Oh, continuait-il, de plus en plus exalté, tu as beau me traiter en inconnu, avec des mots comme des coups de cravache… Il y a eu un temps, te souviens-tu, où j’étais ton maître, et ton amant ! Aujourd’hui tu me méprises et tu m’oublies… Renold, mon Renold, pourquoi fais-tu cela ?…

André, à bout de souffle, s’arrêtait, des larmes pleins les yeux. Lyllian, stupéfait de cette douleur soudaine, de cette torture muette, ne savait quoi répondre.

— Voyons… Renold… tu comprends que je suis sincère… tu as bien deviné que je t’aimais — farouchement. C’est la première fois que j’aime quelqu’un. Tu m’as tellement conquis, tu as fait de moi si bien ta chose, qu’on pourrait m’offrir toutes les guérisons du monde : ce n’est pas possible. C’est toi qui m’as appris l’amour…

Et comme Lyllian protestait :

— Oh ! je ne t’accuse pas de vilains actes, Renold, répliqua Lazeski, les yeux brillant d’une flamme étrange. Au lycée, avant de t’avoir rencontré, je connaissais tout. Entre internes, c’est forcé : on est si seul, si loin, si triste ! Non, tu ne m’as pas fait de mal : au contraire… Tu m’as élevé le cœur et l’esprit ; avant, je blasphémais l’amour. C’est par toi que je l’ai béni. C’est par toi que je l’ai compris.

Mais aussi, Renold, c’est un amour sauvage, ardent profond et vivace d’autant plus vivace qu’il est immatériel. Comment est-il né, comment a-t-il grandi… Est-ce qu’on demande ça aux oiseaux des montagnes ? Ah… tu m’appelais ton petit exalté, jadis, tu te rappelles… Hé bien, si tu devines combien je t’aime, combien je te désire et pour moi, pour moi tout seul, tu dois savoir aussi ma souffrance, ma jalousie. Tant que tu en voulais d’autres — des jeunes gens comme moi — ce m’était égal ; je pouvais te reprendre. Mais une femme, une femme qui te griseras, qui te tromperas, qui te garderas à tout jamais ! Une femme, notre ennemie… Non, non, mille fois non ! Tu es à moi, tu es mon bien, tu es ma chose, tu es mon Dieu !

» Et je me tue si tu l’épouses !

André Lazeski, plus blanc qu’un linge, grandi d’une façon surhumaine par son émotion et par sa souffrance, acheva ces derniers mots d’une voix stridente.

Lyllian eut un frisson. Dans la chambre, le soir enveloppait les meubles d’une pénombre naissante, un peu mélancolique. Il resta un instant tout pensif, sans répondre au collégien… puis, doucement, il murmura :

— Pauvre petit !…

Tout de suite, une réaction extraordinaire s’opérait. André s’affaissa sur une chaise, en sanglotant. Il parlait à travers ses larmes…

— Renold, je ne te l’avais jamais dit, jamais dit encore… Je sentais que pour toi je ne suis qu’un joujou de hasard, qu’un caprice, qu’une passade. Et pourtant les vers que je t’ai dédiés auraient dû t’avouer ce que je souffre… Ils étaient maladroits, mes pauvres vers… Tu ne les a pas compris… Je les écrivais le soir dans ma chambre, en pensant à toi, en pensant à toi… Te souviens-tu comme tu m’expliquais bien les grands poètes de ton pays ?… J’étais assis presque à cette place… et c’était le même crépuscule… Ta voix chantait dans le silence, si caressante, si tendre, que bien souvent le poème s’achevait en baiser… Cela ne peut pas périr, cela ne peut pas disparaître… C’est toute ma vie, à moi ! Mes parents m’abandonnent… Le lycée ressemble à une prison… Que veux-tu que je devienne ?…

Oui, murmura André dans un sanglot, si tu te maries, si tu me quittes après m’avoir juré que tu m’aimerais toujours, je préfère partir loin, bien loin, où je n’aurai plus ni désirs, ni rêves, avant que ma jeunesse ne s’en aille… Le mal est là ! Mon âme est trop profonde pour en guérir !…

Lyllian, très ému, se souvenait maintenant de leur passion ensevelie. Il l’avait rencontré, un jour, sur sa route, dans je ne sais plus quel concert, dans je ne sais plus quelle danse. De suite, ils avaient sympathisé, et ce qui n’était qu’un plaisir était devenu de l’amitié ; l’amitié doucement s’était transformée en amour… Surpris de la vivace intelligence de son petit camarade, Lyllian s’était amusé à lui traduire et à lui transposer Byron, Browning, Rosetti, Tennyson. Et les dialogues des Dieux s’achevaient sur leurs lèvres. Oui : ils avaient passé des heures inoubliables…

— Écoute, mon enfant, mon ami, mon frère… dit enfin Renold avec pitié, essuie tes yeux, ne pleure plus, écoute. Il faut que tu m’oublies… que tu oublies les choses que nous avons faites ensemble… Car tout cela est faux, tout cela est vilain, tout cela est mal… Je me suis trompé autrefois, et c’est parce que je t’ai fait partager mon erreur que je suis coupable.

Abandonne cette illusion. Les jeunes gens qui, pareils à nous, croient par leur propre amour pouvoir remplacer celui des femmes sont des malades sentimentaux et sensuels. Quelquefois ils n’ont jamais osé aborder de femme et cette timidité est devenue une manière de sauvagerie haineuse. Plus souvent, leurs premières expériences ont été si navrantes qu’ils ont cherché autre part à calmer leur soif de mystère, de tendresse et de beauté. Or, le narcissisme à deux révèle tout l’attrait d’une caresse nouvelle. Mais il ne se conçoit qu’entre adolescents. L’âge le rend vulgaire. Aussi pour moi, à vingt ans, mon gosse, est-ce fini.

Aujourd’hui, je me repens et je suis sauvé. J’ai bien souffert, André, je ne te repousse point… Je t’aiderai pour la guérison prochaine… Tu verras comme la vie est meilleure, comme elle est plus saine et plus forte !… Ne désespère pas… Tu es beau, intelligent et bon ainsi que le furent Mozart et Chopin… Tu as l’avenir devant toi… écoute !… Dans un an ou deux, tu rencontreras, ainsi que je l’ai rencontré, le charme exquis d’une jeune fille, et tu t’apercevras qu’auprès d’elle, on ne pense plus aux anciens jours… Mon enfant… mon cher petit… essuie tes yeux… ne pleure plus… Il faut que tu m’oublies !

Un silence se fit dans l’ombre grandissante. Lyllian ne voyait plus que la silhouette mince du petit collégien et la tache d’or fauve de ses cheveux…

— Je t’ai aimé, continua Renold. Mais oui… sans pourtant savoir combien tu répondais à ma tendresse. Je voulais faire de toi un disciple, un adorateur de l’éphémère jeunesse, de la fragile beauté… Hélas ! je t’entraînais loin de l’aurore, vers le crépuscule et vers la nuit… écoute… Tu es si enfant que tu peux, sans peine, effacer un souvenir… Je t’ai aimé… Mais jamais nous n’aurions réaliser notre Amour !

— Alors… aujourd’hui, articula fébrilement André Lazeski, en relevant la tête, aujourd’hui… Pas de blague… c’est passé, cassé, lassé ? Tu ne m’aimes plus ?…

Renold ne l’avait jamais deviné plus beau, plus passionné, plus sincère. Le « mais oui, je t’aime encore ! » tremblait sur ses lèvres… Alors, soudain, il se rappela sa promesse, ses serments, ses fiançailles : Elle !…

Elle devait l’attendre, toute déçue qu’il ne soit point là, au fond du jardin solitaire… Non, il était trop tard pour ressusciter les vertiges de jadis. Il fallait en finir, l’autrefois était mort.

— Je ne t’aime plus, dit Lyllian lentement, parce que je ne dois plus le faire…

— Misérable, misérable lâche ! s’écria André, tu n’as même pas la dignité de rougir de tes mensonges ! Ainsi tu m’auras rencontré, trompé, souillé et perverti, tu auras fait de moi un malheureux et un damné — à dix-sept ans ! Après avoir été un jouet pour ton désir, je suis un but pour ton mépris. Et tu me laisses ! oui, ton geste a de l’élégance : Veuillez donc ouvrir la croisée que je jette ceci dans la rue ! ceci, c’est moi, c’est tant d’autres, pareils à André Lazeski que tu auras détournés du droit chemin, pour amuser tes vices afin de t’en mieux dégoûter un jour.

» Et tu te défends d’être un éducateur ? La belle histoire ! Mais tu ne sens donc pas qu’avec ta littérature et toutes tes beautés prétendues, avec l’excuse de tes jolies phrases, tu m’enlisais plus fort, tu me débauchais davantage… La boue seule répugne… Mais toi, Renold, tu cachais la boue sous des fleurs !…

Lord Lyllian, troublé par ces invectives, essayait en vain d’apaiser le jeune homme.

— Et tu t’imagines que je vais traîner ma vie de bouge en bouge, de naufrage en naufrage parce que tu m’auras dévasté le cœur, pendant que, blasé de tes anciennes hontes tu essaieras de frotter ta pourriture à l’innocence d’une jeune fille. Non ! ce serait trop facile, mon cher !

— On dirait la scène à refaire. Voyons, André, Calme-toi ; j’ai un rendez-vous… Il est bientôt sept heures. Le temps de m’habiller ; il faut que tu t’en ailles… À quoi bon tout cela ?

— Nos âmes du Nord ne connaissent pas le pardon ni l’oubli, haletait Lazeski. Je profite de tes leçons. Assez souvent, tu m’as montré le monde ainsi qu’un tréteau de masques dont il faut se venger… Tu es encore le plus cynique de tous ces masques… Allons soit : Veux-tu de moi, oui ou non… M’aimes-tu encore, et pour la dernière fois ?

— Non.

— Hé bien, je me venge !…

Un geste bref, des coups de feu : un cri, un seul… un cri terrible !

Sur le corps de Renold s’abattait André, qui râlait.

 

Il y eut un instant, dans la chambre, d’immobilité tragique. Puis, des appels du dehors, parvinrent.

— Je vous dis que ça vient du rez-de-chaussée de l’Anglais ! disait une voix… Sûrement un malheur !

— Allez vite chercher du secours, répliquait un autre. Il faut ouvrir cette porte…

Un long murmure suivit ; après cela, un va et vient confus.

Des gens couraient. On cherchait quelqu’un.

Enfin, des bruits de clefs, de la lumière ; les premiers arrivants reculèrent sur le seuil de la chambre…

— Les voilà !

— Bugre, ils ne bougent plus… Ils sont morts ! s’exclama un larbin… quelle sale affaire !…

— Qui qu’c’est l’autre ? Il tient encore son révolver, hasarda une femme.

— On sait pas… un ancien du Lord.

— Je vous crois, opinait le concierge. C’est l’gosse qu’est venu plusieurs fois demander à voir l’Anglais. Qui veut aller chercher le médecin… et la police ? Dépêchez-vous, y n’fait presque plus clair. Ça m’a l’air d’un assassinat !

— Alors pourquoi qu’y se seraient tués tous les deux ?

— Bah, vous n’y comprenez rien… Génie, ajouta le concierge très embêté, téléphone à la famille…

— Quelle famille ?

— La fiancée, parbleu ! Quant à moi, je ne reste pas ici. J’aime pas les macchabées !

Suivant son exemple, ils partirent, refermant soigneusement la porte à clef, laissant la lumière.

Un autre silence, long, très long…

Et puis une plainte s’éleva…

André Lazeski, hagard, la figure ensanglantée, se relevait péniblement… Mais ses forces le trahirent et il retomba à genoux. Alors il aperçut Renold étendu, sans un souffle, la main contre sa poitrine d’où s’échappait un mince filet rouge.

— Oh !…

Rampant jusqu’à lui, il vit à la clarté violente de l’électricité la figure blême, les paupières bleuies de Lyllian. Avec des précautions infinies, luttant lui-même contre l’agonie, la tête si lourde qu’il ne la levait qu’à demi, André entr’ouvrit le veston, le gilet, la chemise de Renold. Là ! c’était là que la balle avait frappé : D’une blessure minuscule le sang filtrait, tiède, ininterrompu.

— Renold, mon Renold… pleurait André… qu’ai-je fait de toi… qu’ai-je fait de toi ?…

Et comme ses larmes coulaient sur le front pâli de Lyllian, le jeune Lord fit un léger mouvement. Ses lèvres blanches s’entr’ouvrirent… ses paupières se dessillèrent. Il regarda autour de lui… comme en un rêve…

— Tu vis ! Oh mon Dieu, merci ! balbutiait André, la voix éteinte… Renold, tu vivras… je peux mourir !…

— Mon enfant, mon frère, mon aimé… murmura alors Lyllian, lointainement. Elle est là… tout près, la tombe calme, la porte qui s’entr’ouvre vers des pays plus beaux… Oh je souffre ! Oui, mon petit exalté, continuait-il, enivré par sa douleur, tu avais raison… De t’abandonner, c’était trop facile… Nous allons faire ensemble un grand voyage…

Il s’arrêta, épuisé.

— Dire que je t’ai tué… fit André, chancelant.

— Toi ? Allons donc… tu veux rire ! siffla dans un spasme le malheureux Renold… C’est moi, l’assassin… c’est moi, tu te rappelles ?… Je t’ai menti, souillé… perverti… et tant d’autres, tant d’autres !… Oui, je les aperçois maintenant, à l’heure suprême — râlait-il — j’ai peur, André, j’ai peur… de toutes ces figures d’enfants qui me regardent… Les voici… ils me fixent de leurs grands yeux tristes… On dirait qu’ils murmurent des choses surhumaines… Ils me menacent !… André… j’ai peur !

Un flot de sang l’étouffait. Près de lui, André Lazeski haletait et tournait vers Lyllian des yeux suppliants… Renold, subitement, eut de la lucidité dans son délire.

— Tu veux que… je… te pardonne ? dit-il tout bas, avec sérénité.

André eut un nouveau regard, un regard extasié. Puis il se raidit deux fois, cherchant l’air avec des sursauts d’oiseau blessé… et retomba, inerte.

— Des fantômes… encore des fantômes !… bégayait maintenant Renold… quelle est cette femme… avec un couteau dans la poitrine… cet enfant… là-bas… sur un lit de fleurs… Et cet homme qui sanglote ?… Lady Cragson, Axel Ansen… Harold Sk…

À ce moment, avec de larges éclats de voix, des hommes ouvrirent la porte d’entrée et parurent : Le médecin, le commissaire. L’un d’eux se pencha vers le jeune Lazesky, l’ausculta longuement, puis, après un silence :

— Celui-ci a son compte… Emportez-le…

Et tandis qu’on plaçait le cadavre d’André sur une civière, Lyllian, inconscient, était transporté sur son lit.

 

— Et celui-là, Docteur, croyez-vous qu’il en réchappe ? murmura alors le commissaire en indiquant Renold. Nous avons le mandat d’arrêt. La préfecture m’a téléphoné. C’est très grave…

— Très grave en effet. Il est intransportable.

— Pas possible ?… Songez donc… Un scandale urgent ! Il nous le faut, coûte que coûte.

— À quoi bon ?

— J’y gagnais la croix !

— Laissez-le mourir…

Dehors, dans la douceur tranquille de l’été, des hirondelles passaient, rapides en criant. La nuit était tombée.

Ceylan-Capr 1904.
FIN