Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 183-192).

XXII

Le matin joyeux et clair, tout resplendissant de soleil pailletait de lumière la chambre de Renold lorsqu’il se réveilla.

Un second coup discret, frappé à la porte, l’avertissait qu’il était temps de se lever, et subitement, comme au sortir d’un rêve, se rappelant ses projets et l’emploi de la journée, il se sentit vivace et gai.

Comme tout était changé depuis une semaine ! À peine se souvenait-il de la dernière fête où, répondant à un aveu par un adieu, il s’était séparé pour toujours de ses amis anciens.

Le changement, en apparence si fragile, en réalité si complet, avait été tel qu’il ne restait rien en ses aspirations nouvelles des désirs de sa vie passée. Lyllian oubliait son âme d’autrefois. Sa conscience tranquille lui avait accordé le pardon et le repos.

Ah ! quelle délivrance… mais après quels tourments ! Désormais, plus de soirs mélancoliques, plus de nuits angoissées : surtout plus de ces réveils remplis peut-être d’amère volupté mais aussi de dégoût et de détresse. Il aimait. Il aimait ! Il connaissait le véritable amour, celui qu’on peut avouer.

Et, soudain, il avait eu la révélation charmante de tout l’infini que peut contenir un silence, une parole, un regard. Lui qui doutait, malgré sa jeunesse, croyait maintenant en l’avenir comme on peut croire en Dieu. Et, délices suprêmes, il pouvait non seulement s’en assurer, mais encore le dire, le répandre ainsi qu’une nouvelle trop heureuse que l’on apprend les larmes aux yeux : Elle était enfin passée sur sa route où lui, voyageur perdu, ne distinguait, pour s’y guider, que les étoiles factices du ciel. Elle… la Jeune Fille !

Ainsi que dans les églogues d’autrefois, elle lui apparaissait, insoucieuse et légère, au pied d’un arbre en fleurs. Et, dès lors, grisé par ce printemps et par cette innocence, il s’était agenouillé devant cette fraîcheur, protégé par des lys, comme à l’église…

Dire que vous viendrez, souriante et gamine,
Par un matin d’été, des roses aux cheveux,
Et que, sans me parler, d’un geste en mousseline,
Vous garderez mon cœur dans le ciel de vos yeux !

Vous serez enfantine et vous serez charmante,
Et vous serez l’amie que longtemps j’attendis…
Et quand vous paraîtrez au seuil du Paradis,
J’en aurai tant de joie que j’oublierai l’attente.

Je vous dirai : Je t’aime ! ainsi qu’on parle à Dieu,
Et vos doigts frôleront mes deux mains en prière ;
Je sentirai en moi comme une lumière,
Et les anges vermeils nous béniront tous doux !


Enfin je sortirai de mon lointain silence,
Et les mots les plus chers, et les mots les plus doux,
Mes larmes de jadis, mes jeunes espérances,
Avec mon jeune amour seront à vos genoux.

Et peut-être qu’alors, à m’entendre occupée,
Émue par ces appels vous oublierez vos jeux,
Et qu’ayant pour hochet mon cœur victorieux,
Tu me tendras ta lèvre en cachant ta poupée !

 

Ces vers lui revenaient en mémoire lorsque, vers deux heures, lord Lyllian se prépara à sortir. Était-ce pressentiment ou quelque simple chimère ? Il allait, aujourd’hui, sur l’invitation des parents même, revoir celle dont l’évocation ranimait le sens adorateur de toute poésie : Une partie de campagne, un tour de valse suivi d’un dîner sur le gazon donné par lady Hogarth dans sa jolie propriété de Versailles les réunirait.

Et lorsque lord Lyllian quitta l’avenue d’Iéna, il ne s’était jamais senti si plein d’espoir et si radieux. En chemin, il revit les étapes de cette marche au bonheur. Insensé ! Comme il avait longtemps hésité, et pourquoi s’était-il égaré si souvent quand la joie simple et honnête lui tendait les bras ?

Durant l’hiver et le printemps derniers, quand la saison des bals s’était rouverte, il l’avait aperçue pour la première fois, débutante, si timide ! Ils avaient dansé ensemble…

Et Renold se souvenait avec un frisson de ce je ne sais quoi d’exquis qui se dégageait d’elle. Elle était encore si enfant ! Son sourire avait gardé des fraîcheurs de berceau : Ils avaient dansé ensemble…

Puis, à mesure que les soirées les rapprochaient, c’était, petit à petit, des phrases échangées, de menues confidences, où lui percevait autre chose que la griserie des valses. Un sentiment, confus encore, envahissait Renold, sentiment qu’il abandonnait — hélas ! — le lendemain, à l’aurore, pour retourner à ses pernicieuses tentations…

Cependant, dans son cœur, sans que Lyllian se l’avouât, le plaisir d’une rencontre se changeait en émotion, l’émotion en tendresse. Tant et si bien qu’il avait confié son secret à sa cousine, la belle marquise de Rutford ; et la marquise lui avait promis son concours. Ah, il avait beau faire, s’illusionner jusqu’à penser que sa vie désormais l’éloignerait des femmes, mensonge, mensonge, mensonge qu’il se prouvait enfin à lui même !

Tout un être nouveau, dominateur et sensé, germait en lui. Dès qu’il était près d’elle, dès qu’il lui parlait, ses pensées devenaient plus claires et son âme plus pure.

Elle portait en elle tant de grâce et de ferveur, tant de candeur sincère !

Cette jeune fille l’avait sauvé…

Oui, par ce matin clair, limpide comme un cristal, par ce matin clair où il allait, rempli d’une vague espérance, retrouver son rêve, il comprenait délicieusement la joie d’être ressuscité !

Ce fut ainsi, qu’ayant, au milieu de la poussière tourbillonnante, atteint de toute la vitesse de son automobile l’octroi de Versailles, il arriva au rendez-vous.

… Un parc ancien, qui avait dû servir autrefois de retraite à quelque favorite, un parc aux arbres centenaires, savamment taillés comme aux jours jadis, l’accueillit de son ombre et de sa fraîcheur. Encadré d’une allée en quinconces où, par endroits, des statues de marbre dressaient leur fantôme mélancolique et désuet, le pavillon apparaissait tout blanc dans cette verdure.

Déjà, des robes claires de jeunes filles, des éclats de rire d’enfants émaillaient les pelouses, sonnaient gaiement parmi les fleurs. Lord Lyllian, intimidé contre son habitude, saluait d’un mot ou d’un regard, au hasard des rencontres. Son cœur battait. Il se sentait très pâle et comme angoissé. Soudain, il l’aperçut au milieu d’un groupe charmant. Elle… oh rien qu’elle… il l’aperçut. Tremblant, pris d’une émotion indicible, il n’osait pas ; il n’osait plus.

À ce moment, quelqu’un lui frappa joyeusement sur l’épaule.

Don’t you know me anymore, Lyllian ? Voilà ce que c’est que d’être amoureux… ajoutait plus bas Lionel Fantham, secrétaire de l’Ambassade d’Angleterre, oncle de la jeune fille. Allons, reprit-il, venez dans un petit coin du parc causer avec moi. Oh, pas bien longtemps, une minute ! C’est une promesse que j’ai faite, une gageure que j’ai tenue ; après je vous renverrai à vos rêves, monsieur le Songe-Creux.

Il souriait en parlant, d’une façon très malicieuse et si encourageante toutefois, que Renold ne savait que répondre.

En se dirigeant, suivi de Lionel, vers une allée déserte, Lyllian croisa lady Hogarth avec la mère de sa tendre amie. Et là encore, par les paroles très affectueuses dont on le complimenta, il crut saisir comme l’aubaine d’un grand bonheur.

— Vous savez que mon petit doigt m’apprend bien des choses, Renold. Pourtant je ne l’aurais pas cru dans cette occasion, si votre cousine, lady Rutford, ne m’y avait aidé…

» Alors ?… continua Fantham en laissant glisser son monocle, c’est bien vrai que vous avez pour ma petite nièce un sentiment… comment dirais-je ?…

— Dites de l’amour, monsieur Fantham…

— Cependant… vous êtes si jeune !

— Ne l’est-elle point ?

— Peut-être… mais, voyons, murmura Fantham avec son air un peu railleur d’ancien Lifeguard, êtes-vous bien sûr de vous-même ?

— J’en suis sûr.

— N’est-ce pas un caprice ? Songez combien le mariage — j’ai l’air d’être au prêche — est une chose importante, sérieuse. Dans votre cas, comme dans le sien, ça peut commencer si bien et finir si mal…

— Je l’aime avec sincérité et profondément.

— Vous croyez-vous digne d’elle ? Je sais ce que c’est, la vie d’un joli petit jeune homme…

Renold rougit. Est-ce que Fantham se douterait ? Pourtant, calmé, il répondit :

— Je m’en crois digne, à présent.

— Regardez-moi bien en face : les regards ne mentent point.

Lyllian découvrit ses prunelles claires que désormais aucune pensée coupable n’obscurcirait plus.

— Voilà, murmura Renold. Voilà mes yeux, qu’y lisez-vous ?

— La vérité.

Un silence. Tout près d’eux maintenant passaient des visiteuses avec un bruit soyeux de toilettes légères.

Du pavillon arrivaient les accords alanguis d’une valse, tandis que sous les feuillages, près des escarpolettes et des jeux improvisés, la livrée apprêtait un goûter champêtre.

— Allez la rejoindre, dit alors le vieux Fantham, en serrant affectueusement la main de Renold. Parlez-lui ; écartez-vous un peu de la fête. Je vous le permets, moi, au nom de tous. Allez, Lyllian, vous pouvez avoir confiance… on répond à vos sentiments…

… On répond à vos sentiments… Comme dans un songe, le cœur grisé par ces mots d’espérance, Lyllian se dirigea alors vers le groupe où Elle se trouvait.

À mesure qu’il s’approchait et qu’elle le voyait venir, sa frayeur à lui renaissait presque en même temps qu’une ferveur étrange, faite d’adoration et de respect.

C’est à peine s’il balbutia, en rougissant, une phrase banale, quand il fut près d’elle. Comme elle était jolie, ce jour-là ! Dans l’encadrement foncé des vieux arbres, elle se détachait jeune, claire et rose, toute vêtue de ciel !

Vainement, pris d’un trouble indicible, Lyllian cherchait-il ses paroles. La présence des autres jeunes filles l’affolait : Plus rien. Plus un mot : plus une phrase. Et, pourtant, comme il s’était juré de lui parler…

Ils demeuraient ainsi, très timides, l’un près de l’autre, quand l’excellent Lionel Fantham qui, de loin, surveillait le manège, vint les secourir.

— Hé bien, mes enfants, l’on s’amuse ? Avez-vous vu le joli dieu de marbre au fond du parc ?… Une statue de Coysevox… le trésor de l’endroit !… Tenez, accompagnez-moi : je veux vous y guider…

Et comme ils avaient marché quelque temps, séparés désormais du tourbillon joyeux, dont Renold s’était si fort impressionné :

— Allez, je vous abandonne… Vous le trouverez bien tous les deux sans moi… le joli dieu dont je vous parle !…

Maintenant, la solitude, la solitude délicieusement intimidante sous ces tilleuls centenaires, aïeux dont le feuillage avait protégé d’autres histoires d’amour.

Ils suivirent l’allée, d’abord penchant un peu la tête, sans oser se regarder ou rompre le silence.

Puis Renold parla, évoquant à demi-voix les souvenirs disparus, les souvenirs de jadis… tous leurs souvenirs ! Autour d’eux, c’était le soleil d’une éclatante après-midi de juin. Entre deux murmures lointains de danse, les oiseaux pépiaient avec des cris menus. Et le dialogue continuait, continuait, sans que rien ne s’en précise, mais avec de tels accents, de tels murmures, qu’ils n’avaient pas besoin de paroles pour exprimer ce qu’ils devinaient tous les deux, pour s’avouer le secret qu’ils n’osaient point se dire…

Ils atteignirent de la sorte une grille qui séparait le parc d’un vaste enclos. Et derrière cette grille et plus loin que l’enclos apparaissait le clocher d’une église. Chapelle abandonnée, ogives peuplées de nids, cloches muettes… qu’importe ?

— Si nous la visitions, murmurait Lyllian, tandis que, elle, de ses doigts fins, si frêles qu’on aurait dit la neige, cueillait pour lui une rose à la haie clairsemée.

Pour toute réponse, elle lui tendit la main et baissa les yeux. Ils traversèrent lentement le pré embaumé, dont le foin ondulait à la brise. De larges papillons diaprés voletaient comme des fleurs vivantes ; les grillons crissaient, et leurs élitres vibraient dans la chaude lumière. Un ruisseau à passer ; une barrière à franchir : ils se trouvaient en face du porche.

La nef leur apparut, calme, fraîche dans la pénombre où seules luisaient les dorures de l’autel.

Avant d’entrer, Renold, se retournant, aperçut les frondaisons vertes du parc, le pavillon, là-bas, dans une brume bleue.

Comme ils étaient loins !… Une vraie école buissonnière ! Et voilà qu’il hésitait presque… Ils allaient être si seuls dans cette église…

Alors, il la regarda. Elle était debout, la tête presque appuyée contre un crucifix, à l’entrée du sanctuaire, et semblait une divinité juvénile et tendre, un sourire du Christ. Sans un mot, elle lui tendit l’eau bénite. Il fit un grand signe de croix en pauvre petit protestant mystique qu’il était…

Puis, très émus l’un et l’autre, tandis que résonnait encore dans le silence le bruit des grillons du champ voisin, ils s’approchèrent du chœur. Modeste et paysanne était l’humble chapelle, mais si accueillante et si jolie !

Ils s’arrêtèrent aux pieds de la Vierge. Elle y déposa les roses qu’elle venait de cueillir… doucement, doucement…

Après cela, se tournant vers Renold dont l’âme entière palpitait, elle l’enveloppa de son candide regard.

Grisé, parlant comme dans un rêve, agenouillé maintenant, Lyllian murmurait :

— Croyez en moi !… Je vous aime !…

Elle le releva d’un geste, d’un seul geste, mais qu’il était simple, accueillant et pur ! Toute petite, toute mignonne, blottie sur la poitrine de Renold, elle frissonnait, la jeune fiancée, ainsi qu’un oiseau timide.

Alors lord Lyllian eut conscience de son triomphe, de leur amour, d’un immense bonheur. Ils étaient liés pour la vie ! Et le pacte qu’ils venaient de conclure dans cet exil devant Dieu, avait quelque chose de grave, d’auguste et d’immuable comme le lieu où ils l’avaient échangé.

Tendrement, ainsi qu’à une petite sœur plus aimée, il lui baisa le front et mit toute son âme dans cette caresse…

Quels moments, quelles folies, quels vertiges !

— Voyez, lui disait-il, la Vierge vous a compris… elle vous a donné un cœur en échange de vos roses. Ah, ma bien-aimée, que Dieu nous pardonne ! Nous ne retrouverons jamais plus cette minute ni cette heure !…

 

Et lorsqu’ils sortirent dans les bras l’un de l’autre, le gai soleil qui filtrait à travers les vitraux semblait Joindre sa splendeur et sa lumière à l’ardent alleluia de leur premier amour !