Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 106-110).

XII

— Je m’ennuie… disait Renold en caressant ses cheveux d’une main fine, d’une main de femme chargée de bagues… et vous me comprenez, continuait-il les yeux moqueurs… je ne vis plus qu’avec des gens comme vous !

— Trop aimable, répondit l’autre, half and half, un nommé Pol Chignon peintre, poète et penseur. Vous avez cependant quitté ces gens-là à Venise. Vous en êtes parti, m’a-t-on raconté, un peu précipitamment !

— Oui, j’ai déménagé par crainte de mes colocataires. Je suis venu d’abord à Florence, croyant trouver des fleurs, des femmes, des légendes. J’ai vu une ville sèche, un fleuve constipé, un soleil ivrogne qui buvait tout. Et puis non, vrai, j’avais le dégoût dans l’âme, le dégoût des hommes, des choses, de la vie. J’ai continué mon voyage par Rome, par Naples, désireux du même idéal, du même repos et du même oubli. Ils m’ont échappé les uns et les autres. Les fantoches masqués que j’avais cru laisser derrière moi me suivaient à travers les pays, à travers les villes. Comme dans une résurrection atroce, comme si j’avais été halluciné, ils m’apparaissaient têtes différentes, masques changés… monstres pareils.

— Un peu d’eau sucrée ? quelle éloquence ! La haine, my lord, vous rend fougueux.

— La haine, oui, car je les hais, je les hais tous et vous comme les autres.

D’ailleurs vous êtes fixé par eux, n’est-ce pas ? Vous venez me voir, m’examiner ainsi qu’un acteur à scandale, ou comme un cas pathologique. C’est presque un cinquième acte. Je connais ma réputation actuelle, mon cher ; si j’y oppose, ne fut-ce qu’un sourire, c’est un sourire de mépris, et c’est un geste pour signifier : je m’en moque…

Regardez, mes bons messieurs : Lord Lyllian ! oui, vous savez bien, cet Anglais de 20 ans, vicieux comme un Héliogabale à conseil judiciaire. Lui, Héliogobale, allons donc ! çà le flatte… Vous voulez dire le frère émancipé de Messaline ou Messaline elle-même, style Loubet. Et des potins et des grimaces. Et des curiosités. Si bien que vous avez l’air de pitres se disputant un bon mot.

Vous flairez mes tares, mais vous évaluez ma jeunesse. Vous applaudissez à mes hontes, mais vous désirez mes yeux, comme si mes yeux étaient pour vous. Comme si ma jeunesse était la vôtre. Un acteur à scandale, un cas pathologique ?

Ces deux, en vérité. Indeed my boy. Scandale, scandale ? mais tous vous êtes passionnés de scandale !…

Or, écoutez-moi. Croyez-vous, mon bon garçon, que je suis né avec ces sentiments-là et que l’enfant solitaire, que le petit orphelin d’Écosse avait en lui cette nature par hérédité. Savez-vous qui m’a formé ainsi ? C’est vous, c’est le monde, c’est la mufflerie contemporaine. Ce sont ceux qui — je vous l’évoquais tout à l’heure — trouvant en moi la proie facile, ont sauté sur un enfant, sur son nom, sur son argent, sur son corps, sur son âme. Ils lui disaient : regarde ! Et d’un coup lui montraient toutes les horreurs humaines et surhumaines. Ils lui disaient : agis ! et leur geste provoquant fut pour lui un geste de débauche, de honte et de remords, remords bien vite étouffé d’ailleurs. Ils lui disaient : aime ! et leur voix se mêlait au bruit gracieux des mensonges, au bruit sourd des lâchetés, au bruit strident des crimes.

Et puis, ils lui diront : meurs !… et, ajouta Lyllian d’un air mélancolique, ils diront vrai pour la première fois. Grâce aux hommes qui sont mes frères, j’ai appris la vie, la triste vie dans ce qu’elle a de plus triste. Aucune illusion ne m’est restée. Je suis un vieillard dans le corps d’un enfant, et derrière ce visage que d’aucuns regardent avec des airs d’amour, derrière ce visage gît un cadavre, un cadavre pareil à celui de ces anonymes qu’on retrouve au matin dans les quartiers mal famés — poignardés le long d’un mur.

Plus d’espérance, plus de joie, plus de santé… je parle de la santé divine, celle de l’esprit et celle du cœur. Tout est gâché, tout est perdu, tout est fini. L’on m’accuse enfin d’avoir des vices : je n’ai que les vices de mes accusateurs !

— Mais je vous croyais, interrompit Chignon avec un ton supérieur, je vous croyais comme moi un dilettante du mal… c’est si beau le péché : Des caresses, des morsures, des blessures, des maîtresses…

— Oui, je sais, du sang, de la volupté et de la mort. Cela fut mieux écrit que vous ne le direz jamais. Ah, dilettante du mal : Beau titre en effet pour cacher ses désirs, ses instincts, ses luxures, toutes les petites vermines courantes. Ayez donc, ô penseur, le courage de les montrer. N’ayez pas des pudeurs ridicules de sacristain vertueux. Soyez crapule à ma manière. Je me vêts d’infamie comme d’un manteau de soleil !

— Vous seul le portez bien…

— Des grâces… Il y a en effet de l’élégance à mal faire ou simplement à danser au rebours des valses ordinaires. Je remonte le courant. Les idées présentes ne me plaisent pas, soit ; je vais leur donner un changement… Seulement, je m’y suis laissé prendre. Cette chiquenaude-là m’a tapé sur les doigts. Bref — (Regardez le soleil sur Catane au loin toute rose) j’en suis réduit à faire votre connaissance en Sicile par la recommandation d’un ancien ami de fêtes qui m’écrit en parlant rosse : Ce sera le meilleur procureur du monde.

— Vous êtes trop aimable, lord Renold Lyllian. À parler vrai, ma seule qualité est de ne pas me montrer susceptible. Vous vous refusiez d’être — tout à l’heure — un dilettante du vice : dites d’impertinence. J’estime néanmoins que ma politesse demeure une marque de bêtise et de bonne éducation.

— J’allais prévenir ce manque d’amour-propre. Je vous ai connu voici huit jours, Monsieur, et depuis la première fois que je vous ai vu, vous avez gardé le même sourire officiel, le même respect protecteur, les mêmes offres de service. J’ai dîné avec vous, tous les soirs ; vous m’avez montré mystérieusement votre peinture, et comme je n’y comprenais que peu vous m’avez assuré que c’étaient des chefs-d’œuvre. Vous m’avez lu des vers que j’aurais aimés traduits en français et vous répondîtes : Ils sont divins. Vous m’avez favorisé entre temps de pensées assez profondes pour être assez obscures et je me suis incliné devant l’admiration que vous leur portiez… Vous m’étiez, dès le premier jour, désagréable à cause de cette nature que votre bourse a rendue plate. Je vous l’ai fait sentir comme aujourd’hui encore. Vous vous êtes néanmoins attaché à moi, dans quel espoir, je ne sais, dans quel but, je l’ignore. Vous m’étiez et vous m’êtes antipathique et cependant vous m’amusez. Votre insistance a de l’esprit. Votre fatuité n’est pas bête, votre souplesse elle-même est une maison de tolérance… on la tolère !

Pol Chignon, un peu confus, se levait dignement.

— Monsieur, commença-t-il…

Lord Lyllian l’arrêta d’une moue charmante.

— Allons, pardonnez-moi, murmura-t-il, nous sommes du même âge, c’était pour rire… Au fait, venez-vous, dîner ? Je vous invite encore ce soir !