Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 97-105).

XI

Le lendemain matin il s’éveilla de fort méchante humeur, trouvant qu’il avait trop d’adorateurs à Venise. La pureté du ciel qui illuminait sa chambre, la fraîcheur de ce jeune soleil de mars qui, déjà, annonçait le printemps, lui rendirent son habituelle gaieté. Les histoires de la veille, un instant oubliées en regardant la baie bordée à l’horizon par la ligne bleue du Lido, lui revinrent à l’esprit lorsque, debout devant la haute glace qui brillait entre les fenêtres, il y refléta complaisamment sa nudité blonde où, de plus en plus, la virilité s’accusait.

— Zut ! Je deviens un homme… pensa-t-il, et, comme il adorait dire zut et un tas de jolis vilains mots d’argot, il sourit à se voir.

On frappait à la porte. D’un bond il fut dans son lit, et, sur sa permission, un valet de chambre lui remit une lettre. C’était de M. d’Herserange. Encore ! qu’est-ce qu’il voulait donc ce diable de Diplomate ? D’un regard, il lut : « J’ai trouvé l’adresse de la petite chanteuse qui vous plut hier soir. Venez chez moi vers six heures. Nous dînerons ensemble. Je vous mènerai vers elle. »

Et, comme en rêve, soudain, la silhouette de l’enfant qu’hier au soir il avait écoutée en gondole, lui apparut. Il se souvenait… Elle était à l’avant de la barque lorsqu’ils étaient tous montés, travestie dans un méchant costume de page florentin qui rendait plus mince et plus souffreteux son corps, plus irréel et plus sensuel son visage.

Quelque rouleuse de café-concert au premier abord. Et puis voilà que sous les rayons vaporeux de la lune, sous les feux incertains des étoiles, au milieu de ce décor suranné et charmant fait de palais en ruines et de ruines sur l’eau, elle avait surgi comme l’incarnation amoureuse de la Venise héroïque de jadis. Il ne lui avait prêté d’abord qu’une oreille distraite. Jean d’Alsace, à côté de lui, devenu mélancolique et bavard, évoquait en longues phrases les apothéoses du Titien, les gloires du Véronèse, les miracles du Pérugin.

D’ailleurs, elle chantait les romances banales qu’on entend dans tous les hôtels et sur tous les quais d’Italie. Tout à coup une musique plus naïve avait préludé à des stances anciennes, qui devait être d’un Pergolèse ou d’un Verbosa, si douce, si simple ! Les rameurs ne ramaient plus, la barque glissait sur l’eau dormante. Des vaguelettes léchaient les bords de la gondole avec un bruit humide de lèvres. Petit à petit les conversations avaient cessé et tout le monde s’était tu, même Jean d’Alsace.

La petite, à l’avant, continuait, la tête vers le ciel, grisée par sa voix, par les accords d’une mince guitare bohémienne dont elle s’accompagnait. Et comme lord Lyllian la regardait, il vit qu’elle avait fixé sur lui ses prunelles. Aux lueurs du fanal, il ne voyait plus que ces bijoux de caresse et de nacre.

Jusqu’à la fin de la promenade nocturne, qu’elle chantât ou qu’elle s’assît, les yeux mystérieux ne s’alarmèrent point du visage qui les avait tentés. Et Lyllian s’abandonnait délicieusement à cette muette volupté, à cette étreinte lointaine, contenue jusqu’aux désirs les plus ardents, dans l’aveu d’un seul regard. Ah, le piteux travesti, mais la douce voix solitaire et aimante ! Un instant, M. d’Herserange, troublé lui aussi par la poésie du grand canal, hasardait un : je vous aime, pendant que le prince Skotieff jouait avec un mouchoir parfumé…

— Tâchez donc de m’avoir cette jeunesse… murmurait en réponse Renold à l’oreille du Diplomate.

Et d’Herserange comme un caniche obéissait :

— Venez chez moi vers six heures. Nous dînerons ensemble. Je vous mènerai vers elle.

 

La matinée et la journée lui parurent d’une longueur effroyable jusqu’à ce qu’il soit reçu au Palazzo Vendranim par la bonne figure du Diplomate.

— Alors c’est vrai, vous l’avez découverte ? Quel coulissier !

— Mon Dieu, bien simple, je vous l’assure. Je lui ai demandé un rendez-vous comme pour moi et elle me l’a accordé. Elle est exquise, elle parle français.

— Charmant vieux Satyre ! l’idée est très bonne. J’ajoute même excellente. Savez-vous ce qu’elle m’inspire ? vous allez contenter cette amoureuse enfant. La seule grâce que vous daignerez m’accorder sera de voir la marchandise avant et après, de façon à constater l’excellence de la méthode. Ça va, hein ?

— Ce « Ça va, hein ? » abrutit littéralement M. d’Herserange qui roulait de gros yeux, sans comprendre où lord Lyllian voulait en venir. Il n’avait pas eu des surprises comme celle-ci avec ses petits Chinois, certes non ! Au Japon non plus, en Turquie non plus. Tout se passait le plus calmement et le plus sagement du monde. Mais ici ? était-ce un piège, un nouveau guet-apens ? Rassuré à moitié, il lança un œil oblique du côté de son jeune Anglais.

— Le plus sérieusement parler, vous dérangerais-je de faire le voyeur ?

Le gros homme ventru à la manière des Bouddhas qu’il avait rencontrés en voyage, bondit à cette proposition.

— Mais jamais de la vie, je ne l’aime pas, cette petite, et j’aime encore moins votre proposition ! Je lui ai parlé pour vous faire plaisir, rien que pour vous faire plaisir. Je ne l’aime pas, je ne la trouve pas jolie. Si même vous voulez savoir mon opinion, je la trouve laide, cette femme.

Oh, comme il en avait horreur, de « cette femme » et de toutes les femmes : sa haine contre elles, sa rage d’impuissant et de mal bâti s’exagéraient, se lisaient sur son visage glabre malgré la moustache, glabre et bouffi d’eunuque.

— Si ! laissez-moi regarder ! Du reste, vous n’aimez pas cette femme : c’est ce que je vous demande. Cajolez-la avec respect. Je ne regarderai que vous, elle restera loin. Mais vous, je suis sûr qu’artiste et poète comme vous l’êtes, vous saurez ressusciter d’un geste (!) le plus pur des académies grecques…

Et Lyllian insinuait cela de sa voix mélodieuse, de sa voix pressante, de sa voix intérieure. L’autre faiblissait…

— Eh bien, peut-être ! Si vous êtes sage à dîner. Mais, mon Dieu, quelle drôle d’idée ? Enfin, si vous y tenez absolument !

S’il y tenait ! Lyllian s’en délectait d’avance : d’Herserange en costume d’Adam ! Toute la morgue de l’homme, le respectable du Diplomate, le masque du viveur janséniste abandonnés avec la chemise ! quelle splendide caricature, quel merveilleux monstre !

— C’est promis ? répéta Lyllian.

— Ce sera tenu, soupira M. d’Herserange, avec la résignation de Louis XVI.

 

— Dieu que ce sent mauvais, dit Lyllian, en pénétrant dans le taudis où d’Herserange l’avait conduit. Bien la peine de me faire courir les canaletti les plus mal famés pour s’enterrer ici !

— Attendez, petite bête sauvage…

— Petite bête sauvage ? vous avez des façons d’appeler les gens.

— Par des noms d’oiseau. En Chine on ne dit pas mon chéri, on dit…

— Chut… j’entends des pas, où me cachez-vous ?…

— Vous y tenez absolument ?

— Comme à ma première dent… Ici, derrière le paravent, et vous savez, du chien !

— J’en aurai, en pensant à vos yeux, roucoulait le vieux.

Et comme Lyllian se dissimulait, la Vénitienne entra, s’excusant auprès du seigneur étranger…

— J’ai été retenue par mon amie, qui chante avec moi sur les barques. J’avais laissé ma porte ouverte, vous êtes entré.

— Et je vous aime ! minauda d’Herserange. Je suis entré comme autrefois Roméo chez Juliette.

— Sans balcon… pensait Lyllian.

— Comme Dante chez Béatrice, comme Pétrarque chez Laure… comme, dans les légendes, Amadis chez Éliane.

— Comme un miché chez une grue, continuait le petit Lord en aparté.

— Savez-vous que jamais Venise ne m’a paru plus belle qu’avec votre sourire…

La fillette s’était rapprochée de son amoureux de hasard, quémandant une caresse, offrant ses lèvres. Mais le Diplomate, plus réservé que jamais, continuait son discours exalté…

— Je donnerais le monde pour un baiser de vous…

— Faut-il qu’il pense à moi, murmura Renold pâmé derrière son paravent.

Mais voici que subitement — était-ce de jouer avec le feu, était-ce illusion ou stratagème — M. d’Herserange se rapprocha de la Vénitienne dont le corps tiède et souple palpitait contre lui.

— Elle m’a rudement oublié, dit Lyllian avec dépit.

D’Herserange, alors, vint à la fille, prit lentement ses poignets blancs, malgré les soleils et les misères, les jeûnes et les hâles, et les baisa enfin avec une satisfaction manifeste. Ses gros yeux brillants devenaient hagards de désir. Que lui importait son dégoût de la femme, ses résistances et ses vices ? Il y avait là de la chair fraîche, de la chair de jouvencelle qui lui rappellerait celle du jeune Anglais.

Cependant la chanteuse, cédait aux caresses, et dans ses regards heureux et sensuels, aucune arrière-pensée elle, aucun regret. Après tout, on la paierait bien ! Soudain, leurs bouches se mêlèrent et, avec une science que Lyllian eut enviée, il promena ses lèvres tout autour du cou fin, derrière les oreilles menues, frissonnantes et nacrées, à la naissance de la gorge que le corsage légèrement échancré découvrait.

— La résurrection de saint Lazare, hasardait, impatienté, le jeune Lord.

Maintenant, avec des précautions inimaginables, M. d’Herserange la dévêtissait. Il était moins heureux qu’aux préliminaires. Ses mains maladroites, inaccoutumées aux choses féminines, traînaient sans trouver, frôlaient sans ouvrir. Elle l’aidait avec une moue espiègle et avec un air de dire : Pauvre vieux ! Et le pauvre vieux, contrit, avait beau se donner tout le mal possible au monde… il attendait que Vénus fût Vénus.

Elle le devint. Et Lyllian, frissonnant, oublieux de la prudence la plus élémentaire, s’était avancé en rampant jusque près de l’alcôve. Là il pouvait détailler le corps admirablement juvénile de la petite, juvénile au point d’être presque celui d’un gosse d’amour. Un parfum entêtant se dégageait du linge, du pauvre petit linge qu’elle avait quitté, un parfum musqué de joli animal. Mais l’extase de Renold fut de courte durée. M. d’Herserange, en chemise et en caleçon, marchait vers le lit avec des mines de curé galant…

— Vous n’avez pas de toupet, mon gros père !

Un cri d’effroi, menu comme un cri d’oiseau, un ahurissement, une trombe et un sourire. C’était Lyllian qui bondissait de sa cachette, se plantait devant la diplomate, protégeant le lit.

Vraiment, il y a des cas où l’homme a l’air d’une oie. Jamais ce n’était arrivé au paroxysme atteint par M. d’Herserange. Lui, M. d’Herserange, en caleçon au moment où — quelle horreur — il allait accomplir sa gymnastique avec une femme ! Lui, pincé par ce diable de garçon qu’il adorait et qu’il craignait. Tout cela M. d’Herserange l’avouait par sa mine piteuse et sa pose de coq vaincu. Il avait croisé les mains sur le pan de sa chemise et semblait la statue tragique de la Fatalité.

La femme, affolée, s’était caché la tête sous les draps. Lord Lyllian, justicier railleur, gardait le silence.

— Voyons, mon petit ami, balbutia d’Herserange…

— Oui dà, mon beau seigneur, cela vous ennuie de baisser le masque ? Je comprends. Un homme si respectable et si considéré. Vous n’aimez pas qu’on voit vos défaillances, vos petites lâchetés, vos bêtises, car c’est une bêtise, j’étais là. Dieu sait que vous étiez prévenu. Vous faites de si beaux serments, vous dites de si jolies phrases ! Il faut vous croire : je vous ai vu. Sous prétexte d’amusette, vous avez consenti, n’est-ce pas, à cajoler cette fille, et puis, de fil en aiguille, votre aiguille a voulu piquer. Et si je n’étais pas venu à la rescousse, vous l’enfiliez ! Ah, dragon de vertu, cénobite de chasteté, chevalier de mortification, vous aimez donc les femmes ! Mais vous ne vous êtes jamais regardé.

Mirez-vous dans cette glace, je vous prie, voyez ce front épais et fuyant, ces naseaux de buffle et de muffle, cette bouche couturée de lèvres grasses, comme d’un rond de cuir. Eh bien, je vous donne ma parole qu’en fait de femmes vous n’aurez pas celle-ci, parce qu’elle est bien trop jolie, bien trop fine et bien trop délicate pour un vilain gros dindon comme vous. Filez, Monsieur…

Pâle comme un mort, sans comprendre, M. d’Herserange regardait Lyllian, très pâle aussi.

— Filez, et tout de suite, scanda Renold en lui indiquant la porte…

Un silence se fit, effrayant. Subitement l’amour du Diplomate pour le petit Lord se changeait en haine, en haine intense. Un sentiment inconnu jusqu’alors, la jalousie, se réveillait en lui, en face de cette charmante proie offerte au vainqueur, et qui se cachait toujours, palpitante, au fond du lit.

— Vous ne voulez pas m’obéir ?

— Mais vous êtes fou ?

— Assez pour vous mettre à la porte ! Et, saisissant d’un geste les habits épars de M. d’Herserange, Renold ouvrit la porte et les lança dans le vieux corridor sombre par où ils étaient venus.

— Allez les rejoindre.

Puis, comme d’Herserange, les poings fermés, pleurant de colère et de honte le menaçait, il le saisit avec une force peu commune, le plia sous lui et, devant la chanteuse épouvantée, administra au consul une fessée magistrale. D’Herserange, serré par les deux genoux nerveux de Lyllian, emprisonné comme dans un étau, faisait de vains efforts, râlait sa rage.

— Adieu, mon doux seigneur, bien des choses chez vous ! et d’un coup de pied il l’envoya dehors.

 

— Comme il était vilain pour toi, ma chérie, murmura Lyllian revenu près du lit, mais comme tu m’avais oublié !… et, découvrant le corps de la fillette, souriante et amoureuse, d’une caresse agile, il lui tiédit les seins.