Meschacébéennes/À M. Adrien R***, VI

Librairie de Sauvaignat (p. 59-62).


 
Moi, l’espérance amie est bien loin de mon cœur ;
Tout se couvre à mes yeux d’un voile de langueur ;
Des jours amers, des nuits plus amères encore.
Chaque instant est trempé du fiel qui me dévore.
(André CHÉNIER.)




Quand tu me dis:« Partons, à la nouvelle automne ! »
Oh ! mon doute t’émeut, mon peut-être t’étonne.
Ton regard pénétrant, fixe, sur moi jeté,
Interroge mon front d’un nuage attristé.

Pour ton cœur fraternel ce doute est un mystère.
Hé bien ! apprends-le donc, car je ne puis le taire.
Apprends-le; j’ai souffert pendant de longues nuits:
L’étude est impuissante à bercer mes ennuis,
Et, dans ses mille voix, la nature créole
N’a pas un seul accent, un bruit qui me console !
La lointaine chanson d’un invisible oiseau,
Les soupirs des grands pins, les plaintes du roseau,
L’assoupissant écho de l’écumeuse rame,
Rien ne parle à mon cœur, rien ne m’allége l’âme !
Oh ! c’est que deux instincts contraires mais puissans,
D’importuns aiguillons me harcèlent les sens ;
C’est qu’aujourd’hui je rêve à la terre du Dante,
J’étreins d’un bras fiévreux l’italienne ardente,
Sur la lagune bleue, au flot tiède et mouvant,
J’écoute un chant du Tasse emporté par le vent ;
Je tiens sur mes genoux une brune maîtresse,
De ses longs cheveux noirs dénouant une tresse,
Et de bonheur ému, je sens, comme Byron,
A chaque coup donné de rame ou d’aviron,
Mon poumon rafraîchi qui se dilate à l’aise…
Demain…je pleurerai, triste sous le mélèze,
Quand l’autre instincts s’éveille et bouillonne vainqueur,
Et revient m’arracher tous ces rêves du cœur.
Adieu l’heureux départ ! adieu le long voyage !
Adieu sur l’Océan notre double sillage !

Adieu les rayons purs du ciel italien !…
Je me sens retenu par l’amoureux lien.
Hélas ! je porte en moi ce poison qui corrode,
Cet amour qu’a chanté l’harmonieux rapsode,
Ce maladif amour que le poëte André
Sublime nous dépeint dans son rhythme inspiré !
Ami, contre le cœur impuissante est la tête.
Je veux partir… hélas ! un seul regard m’arrête.
Un souris de mon ange, un seul mot recueilli,
Et tous nos grands projets sont livrés à l’oubli,
Et dans l’enceinte errant, tout honteux de moi-même,
Tout honteux de faillir à ce frère que j’aime,
Voyageur renégat, transfuge du vaisseau,
Je semble d’un maudit au front porter le sceau;
Muet esclave aux pieds d’une vierge créole,
Du barde indépendant j’ai perdu l’auréole.
Mais ne la maudis pas, ma voix te le défend :
Est-ce sa faute si je l’aime… pauvre enfant !
Si, cet hiver, lassé des ennuis de l’étude,
Enseveli vivant dans une solitude,
J’ai senti le besoin d’être moins seul….de voir
Sous des sourcils soyeux rayonner un œil noir,
Si, pensif, écoutant la bûche en feu qui pleure,
Assis, à son côté, je rêvais toute une heure ?…
Mais non…soyons toujours les jumeaux Siamois :
Je veux triompher d’elle. Oh ! partons dans deux mois !
Adieu, pinière

aimée, ô solitude sainte !
Adieu, chênes connus de la tranquille enceinte !
Adieu, lac Pontchartrain ! adieu ma vieille tour !
Adieu !…je pars…hélas ! peut-être sans retour !

Loin des copalmes verts, au balsamique arome,
J’irai m’asseoir, pensif, sur les débris de Rome.
Oh ! si le Tibre, mieux que le Michasippi
Me berçait mollement sur son onde assoupi !
Oh ! si la cité veuve et qui de tout console
Rendait la paix de l’âme au poëte créole !
Sur ton passé pleurant, ô vieille Niobé,
Oh ! si comme Byron, un fils de Mastabé 19. ,
Loin des pins résineux de l’inconnu Lacombe,
Trouvait l’oubli de tout, près de ta grande tombe !



2 septembre 1837.

19 Voici quelques détails sur ce célèbre chef indien, que j’emprunte à un voyage fait à la Louisiane en 1798, par M. B**D**.

« C’est parmi la nation des Chactas qu’était né le fameux Mingo Mastabé. Il s’était emparé de l’esprit de ses compatriotes, et son courage inspirait une telle confiance, 19 qu’on le croyait aussi invincible dans les combats qu’infaillible dans les conseils. On ne lui avait pas remis les rênes du gouvernement ; il les avait prises, et personne n’osait les lui disputer. C’est ainsi qu’il prenait un ascendant irrésistible et qu’il le soutenait par les dehors les plus séduisans. On se battait en vain contre lui, il remportait toutes les victoires. Un jour, interrogé par un de nos officiers sur son peu de fidélité envers les Français, il lui répondit : « Tu sais bien que je suis de la race du tigre, et que le tigre est méchant et traître. » Il joignait à la hardiesse une mâle éloquence. Il périt assassiné par deux traîtres de la tribu des Chactas, soudoyés par les Français. Postés derrière des arbres, il tirèrent deux coups de fusil dont les balles vinrent frapper la poitrine de l’invincible chef. Si l’on n’eût pas été aveuglé par une crainte pusillanime, il était possible de n’avoir point recours à cet odieux assassinat. L’adresse de la politique consistait à gagner son affection, et l’on conservait un des plus rares génies. On pouvait l’attirer dans le parti des Français, et, en substituant l’or au fer, on se faisait un ami d’un des hommes les plus étonnans que la nature se soit plu à former. »