Mes vacances au Congo/Chapitre XV

XV.

Au Mayumbe. — Portage et maladie du sommeil — Plantations et factoreries. — Notre politique coloniale a ses dangers extérieurs et intérieurs. — Da mihi Belgas !.
Lukula, 22 octobre 1922.


Le Mayumbe est comme une petite colonie dans la grande. Ici, les proportions sont mieux à l’échelle de nos habitudes européennes, et comme l’expérience belge remonte déjà à quelque trente ans, il y est plus aisé que dans le reste du Congo de vérifier, par leurs résultats eux-mêmes, le mérite des méthodes que nous employons.

Trois jours durant, nous avons parcouru cette belle région qui est en quelque sorte l’hinterland économique de Boma et à laquelle la proximité du grand chemin d’Europe et la fertilité d’un sol riche et coupé par plusieurs rivières assurent d’incontestables chances de prospérité. Un vicinal, plus vermiculé que celui qui monte de Bouillon à Paliseul, y déroule ses 140 kilomètres de rail.

De même que tous nos problèmes coloniaux se retrouvent en miniature dans l’administration du Mayumbe, ainsi le paysage mayumbien reproduit en un microcosme les principaux aspects de notre décor congolais : brousse, savane et forêt. Voici des zones incultes, puis des plaines aux arbustes clairsemés, puis — dans les creux — des taillis et de la futaie sauvage, puis, — au partage des vallées, — quelques plateaux brûlés de soleil et d’où l’œil embrasse de larges panoramas, évocateurs de l’Ardenne.

Le pays est relativement peuplé, mais la race, comme dans tout le Bas-Congo, est abâtardie et étiolée. Elle se ressent des misères historiques de la traite. L’alcool et le « malafou » n’ont pas tout à fait cessé d’y exercer leurs ravages et la maladie du sommeil y sévit encore cruellement. Néanmoins, l’activité commerciale et même industrielle se manifeste par le nombre et l’importance des factoreries, des plantations et de leurs dépendances. Tout au long du « tortillard » dont on s’occupe, en ce moment même, à corriger les trop nombreux lacets, un sentier suit la voie ferrée, et le train dépasse ou croise à tout instant des petits groupes de porteurs, qui s’en vont à la file indienne avec des lourdes hottes qu’une bretelle rattache à leur front penché. Des porteurs. Non. Ce sont des porteuses. Car le noir du Mayumbe laisse galamment au sexe faible le soin de transporter ses fardeaux. Lui-même se borne d’habitude à précéder l’équipe, casquette dans la nuque et badine à la main, tandis que ses femmes, toujours la pipe aux dents, ajoutent vaillamment à leur charge le poids de leur progéniture. Qui ne s’est amusé de voir surgir d’une boîte à surprise un petit diablotin hirsute, simple boule de laine noire avec deux perles qui lui servent d’yeux ? C’est ainsi qu’apparaît la petite frimousse éveillée du poupon parmi les produits hétéroclites qui emplissent la hotte de la pauvre maman.

Inutile d’avoir observé beaucoup de ces groupes d’indigènes ou d’avoir parcouru beaucoup de leurs villages pour comprendre quelle tâche ardue s’impose ici à l’action médicale et hygiénique. L’administration y veille et se préoccupe d’y multiplier, à défaut de médecins, des agents sanitaires et des infirmiers auxiliaires. Mais ce que j’ai vu de plus efficace est assurément l’effort organisé et poursuivi par quelques missions. À Kangu, les Augustines de Roulera desservent un dispensaire et un hôpital où sont rassemblés, au nombre de deux ou trois cents, de pauvres malades que la trypanose, la tuberculose, la syphilis, le plant, l’éléphantiasis, la lèpre accablent de leurs affreux stigmates ou de leurs monstrueuses difformités. Hallucinante cour des miracles, où vont et viennent, simples et souriantes, intelligentes et bonne, toutes à leur charitable office, ces Sœurs de chez nous, qu’aucune de ces hideurs ne rebute et qui connaissent l’art de les soigner, de les calmer, de les guérir. Leurs installations matérielles sont modestes et combien insuffisantes ! N’importe. Je défie l’anticlérical le plus obstiné de demeurer insensible devant le dévouement de ces religieuses, quelques-unes jeunes et charmantes et qui exposent chaque jour leur vie pour disputer à la mort de malheureux nègres rongés par les ulcères ou déjà guettés par la clémence. Et ce dévouement-là, dites, quel est le laboratoire, si bien outillé qu’il soit, quelle est la leçon scientifique, si magistrale qu’on la suppose, qui suffiraient à en enseigner le secret ?

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Depuis les premières années de notre colonisation, le Mayumbe a été — par excellence — le pays du cacao. Il l’est encore. Est-il destiné à le rester toujours ? Les avis sont partagés. Une maladie cryptogramique, que l’on combat d’ailleurs avec succès par le greffage du cacaoyer sur d’autres arbustes de la forêt, a fait quelque tort aux dernières récoltes. D’autre part, si le bel argile rouge de cette région est fertile à souhait, les pluies que réclame le cacao, n’y sont pas, dit-on, aussi abondantes ou régulières qu’il faudrait. Je me garderai de trancher cette controverse agronomique, me bornant à noter le très bel aspect de la plupart de ces plantations, et par exemple de l’Urselia et du domaine de Temvo, tout en vallées, où nous avons abattu à cheval ou en auto des lieues entières parmi des forêts basses où pendent, entre les feuilles lustrées, les lourdes « cabosses » dont les teintes vont se dégradant selon la maturité du fruit, depuis le vert clair jusqu’au brun orangé. Quelques planteurs s’occupent davantage des oléagineux et créent des champs de palmiers élaïs comme l’a fait à M’ Bavu le doyen ou le « roi » du Mayumbe, le sympathique M. Jacques. D’autres, — et c’est le cas du baron Charles de T’Serclaes, dont les efforts méritent d’être donnés en exemple, — ajoutent au cacao et aux palmistes le café, les cultures vivrières, la scierie mécanique. Car l’industrialisation s’affirme ici avec succès. Ceux qui, comme MM. Egger, ont installé des machines pour traiter les produits palmistes plus méthodiquement et plus proprement que ne le font les indigènes, en sont déjà récompensés. Il y a peu de bétail, sauf à Kangu, où j’ai revu, chez les Pères de Scheut, la petite race du Dahomey, — la Jersey d’Afrique, — que j’avais admirée déjà à Nouvelle-Anvers.

Chose curieuse, si les planteurs du Mayumbe sont tous Belges, les commerçants y sont presque tous des Portugais. Très solidaires les uns des autres, c’est de l’Angola qu’ils font venir les marchandises : riz, sel, poisson séché, etc., qu’ils vendent aux indigènes qui leur apportent leurs noix et leur huile. Et c’est vers l’enclave de Cabinda qu’ils acheminent, autant qu’ils le peuvent, leurs produits, par des baleinières ou des pirogues ou tout simplement en confiant leurs barils d’huile au courant de la Lukula, de la Shiloango et de la Lubuzi. Ce trafic, qui fait concurrence au rail, favorise l’enclave portugaise dont la configuration, — et il en va ainsi de toutes les enclaves — favorise évidemment aussi la contrebande…

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N’est-ce pas Napoléon qui a dit que la politique des États était tout entière dans leur géographie ?

Nulle part cette vérité n’apparaît plus évidente que pour la Belgique d’Afrique, sinon pour la Belgique d’Europe. À y réfléchir, la configuration de notre colonie, dont le territoire embrasse tout le grand fleuve, depuis ses sources jusqu’à son embouchure, ne ressemble à celle d’aucune autre colonie. On l’a comparée à une énorme dame-jeanne dont le goulot serait ridiculement rétréci. Comme type géographique, ce n’est assurément pas l’idéal.

L’Est africain allemand étant passé sous le mandat britannique (y restera-t-il ?) nous n’avons actuellement, sur les flancs de cette dame-jeanne, que d’excellents voisins dont les gouvernements nous inspirent pleine confiance : France, Angleterre et Portugal. Parmi les étrangers qui se mêlent aux Belges dans l’œuvre, à peine entamée, de l’exploitation de notre empire, les Portugais et les Anglo-Saxons sont les plus nombreux. Accueillants aux étrangers, non seulement parce que tel est le tempérament belge, mais aussi parce que le concours d’autrui peut contribuer très utilement à la prospérité de notre domaine, il importe toutefois que nous soyons maîtres et seuls maîtres chez nous. Pas plus que nos amis et voisins d’Afrique, dont les colonies sont, elles aussi, comprises dans « le bassin conventionnel du Congo », nous ne devons pousser le scrupule dans le respect pour l’Acte de Berlin jusqu’à laisser jamais entreprendre directement ou indirectement sur nos droits de souveraineté. La meilleure façon d’éviter tout mécompte à cet égard consiste à envisager franchement les circonstances ou les causes d’où pourrait naître l’éventualité d’un malentendu.

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Un soupçon d’inquiétude, — pourquoi nous en cacher, — a été éveillé naguère en Belgique par l’écho de certaines paroles dites ou de certains écrits publiés dans l’Afrique du Sud. Tradition des grands « Treks » boers, souvenir des raids d’un Jameson, politique impérialiste d’un Cecil Rhodes toujours aimantée vers le Nord, afflux en nombre grossissant de Transvaaliens et de Rhodésiens dans le Katanga et jusque dans notre Nord-Est, monopole de fait assuré au railway rhodésien pour l’évacuation de nos richesses minérales, autant d’invitations à être prudents et à éviter toute méconnaissance de nos droits et intérêts légitimes. Il m’a paru, et je l’ai déjà noté dans ces impressions au jour le jour, que non seulement nos autorités coloniales, mais aussi nos sociétés industrielles et minières, étaient de plus en plus attentives à ce devoir de vigilance nationale, notamment dans le recrutement de leur personnel. Et rien ne les y aidera mieux, chacun le comprend aisément, que l’établissement de communications directes entre les sources du fleuve et son embouchure par le railway du B. C. K. depuis si longtemps attendu.

On devine aussi les répercussions que peut avoir, à ce point de vue, le règlement de la question des langues enseignées au Congo, — question qui demeure livrée à la fantaisie de chacun. En prenant son arrêté du 20 décembre 1920 par lequel il a rendu l’enseignement du français obligatoire dans toutes les écoles de l’Afrique équatoriale française et interdit, sous peine de fermeture, l’emploi de toute autre langue, M. Augagneur, gouverneur général de l’ancien Congo français, s’est inspiré d’une règle suivie dans la plupart des colonies africaines. Le gouvernement de l’Angola n’agit pas autrement en ce qui concerne la langue portugaise. Or, au Congo belge, les missionnaires qui développent, autour de leurs centres d’évangélisation, la connaissance et l’usage de la langue anglaise, sont de plus en plus nombreux. C’est le cas de la plupart des missions protestantes. Lyautey, dont personne ne contestera le génie colonisateur, a pu écrire, dans ses admirables « Lettres du Tonkin et de Madagascar » : « C’est un fait. De par le monde, qui dit protestant, dit Anglais. » Je concède volontiers qu’il y ait, dans un tel aphorisme, une part d’exagération. Surtout, je ne voudrais pas qu’on se méprît sur ma pensée et qu’on y cherchât quelque injustice à l’égard des sociétés protestantes établies dans notre colonie. J’ai vu personnellement, dans plusieurs de leurs missions, notamment à Bolobo, le dévouement intelligent et généreux avec lequel ces hommes et ces femmes de cœur s’occupent de l’enseignement professionnel des noirs et combattent leur ignorance, leurs misères, leurs maladies. Ils ont droit à toute notre admiration et à toute notre gratitude. Mais j’ai constaté aussi, — et le fait est d’observation générale, — que les indigènes qui se rattachent à ces missions se considèrent comme Anglais et que si l’on demande à un nègre protestant quelle est sa religion, il répond très ingénûment : « Je suis English. » Serait-il excessif d’exiger que des missionnaires étrangers, venus directement d’Amérique, d’Angleterre ou de Rhodésie, qui n’ont souvent aucun contact avec notre mentalité nationale, qui ignorent nos institutions et nos méthodes, soient légalement invités à faire la preuve de la connaissance du français, — ou si l’on veut (pour ne froisser personne) — la connaissance de l’une de nos deux langues nationales ? Aucun État, soucieux de son autonomie, ne souhaite voir se développer chez lui une influence étrangère, quelque sympathique qu’elle lui soit au demeurant. J’en dirai tout autant, avec la même franchise, d’une mesure qui fut arrêtée lors de son voyage aux colonies, par M. le ministre Franck et qui demeure toujours en vigueur : c’est le paiement à nos fonctionnaires et agents coloniaux d’indemnités spéciales, qui s’ajoutent à leurs traitements et qui sont calculées d’après le taux de la livre sterling et en tenant compte de ses fluctuations. Prendre une monnaie étrangère comme étalon de la vie matérielle d’un nombreux personnel belge, et intéresser ce personnel à la hausse de son cours, ne me paraît pas une formule heureuse, ni au point de vue national, ni au point de vue financier.

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Un autre aspect du problème politique naît de l’infiltration arabe qui tend à se développer dans notre Province Orientale et au Katanga. Assurément, l’action de l’Islamisme, qui rayonne depuis des siècles jusqu’au centre de l’Afrique, ne se manifeste plus aujourd’hui tel qu’aux temps tragiques de l’esclavagisme. Mais elle offre d’autres périls. « L’Arabe, écrit le colonel Liebrechts, un de nos coloniaux les plus autorisés, est doux d’approche. Au fond, il est cruel et dangereux. Il ne crée pas. » L’influence de l’Islam peut d’ailleurs masquer d’autres influences. Je n’ai pas été peu surpris de découvrir, dans des factoreries étrangères établies le long du fleuve, des collections de chromolithographies publiées en Allemagne et vendues à vil prix aux indigènes. Elles reproduisaient, en même temps que le croissant, l’étendard du Prophète et des vues d’Orient, les portraits des derniers héros de l’Islam, depuis Enver jusqu’à Talaat. La question des langues intervient ici une fois de plus. En effet, la diffusion très rapide du Kiswahili, qui est l’idiome de la côte orientale et qui est parlé par tous les arabisés, favorise la création d’un lien commun entre nos noirs d’Afrique et les musulmans de Zanzibar et d’Asie. Aussi je ne crois pas qu’aucun gouvernement européen, — réserve faite des desseins de l’Allemagne, — ait intérêt à généraliser cet enseignement.

Certes, l’autorité que nous exerçons au Congo n’est pas menacée de façon immédiate et directe par le risque arabe. Encore faut-il le prévoir. On en peut dire autant d’une obscure fermentation nationaliste dont le mouvement kibangiste a été une curieuse révélation. Le nationalisme ? Au Congo ? Il faut s’entendre. Assurément, il n’est pas question d’une « âme nationale » dans cet immense territoire, qui n’a jamais constitué une entité politique ou ethnique avant que nous l’ayons délivré de l’anarchie et de la barbarie. Des tribus profondément dissemblables les unes des autres y parlent 113 dialectes groupés en 14 langues différentes ! Dans l’ensemble, l’indigène, loin d’y être hostile au blanc, reconnaît sa supériorité et apprécie les avantages que lui vaut sa présence en Afrique. Mais, à la faveur de l’un ou l’autre incident ou de quelque maladresse, une propagande de désaffection pourrait trouver quelque jour, dans l’ignorance même de ces grands enfants, un « bouillon de culture » propice aux folles thèses d’un Marcus Garvey, le Moïse nègre des États-Unis, qui réclame, comme on sait, « l’Afrique aux Africains ». Contre un tel risque, il n’est pas de meilleur assurance qu’une politique indigène faite de justice et de bonté, doublée par l’élévationprogressive et prudente à une morale et à une civilisation supérieures. Le moment viendra bientôt, je crois, où il sera sage de demander aux noirs instruits une certaine coopération à notre œuvre administrative et judiciaire. Et pourquoi ne verrions-nous pas un jour, lorsque des conseils consultatifs participeront à l’organisation des services à Elisabethville et à Kinshasa, des indigènes bien choisis être appelés à y délibérer avec des blancs, ainsi qu’on en fait l’expérience à Brazzaville ?

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Mais à étudier ces diverses causes de souci ou plutôt de vigilance, dont il ne faut pas d’ailleurs s’exagérer la gravité, une conclusion se dégage plus nette que toutes les autres : Les Belges doivent venir ici plus nombreux. Il faut qu’ils s’intéressent plus directement et activement à ce qui est leur bien et leur richesse. Plus nombreux doivent être les Belges d’initiative qui viendront ici tenter l’aventure. Plus nombreux les Belges qui y assureront les directions, les services et les emplois trop souvent confiés à des étrangers. Plus nombreux les Belges qui enverront ici leurs produits et leurs commis voyageurs. Plus nombreux les Belges qui déploieront ici, en terre belge, comme éducateurs, comme missionnaires, comme ingénieurs, comme industriels, comme capitalistes, des ressources d’activité et de dévouement qu’ils vont porter si volontiers sur tous les points du globe. Notre admirable colonie nous adresse à tous l’appel historique que saint François-Xavier clamait au xvie siècle du fond de l’Orient. : « Da mihi Belgas ! » « Envoyez-moi des Belges ! »