Mes vacances au Congo/Chapitre XIV

P. Piette (p. 114-121).


XIV.

Du Pool à Banane. — Notre front de mer. — Les bâtisseurs de villes. — Aux colonies, les formules ne sont rien. Les hommes sont tout.


Banane, 17 octobre 1922.


Après Kinshasa, c’est la course à la mer. À mi-chemin du rail audacieux, tout en rampes et en circuits, qui va du Pool à Matadi, la Compagnie du Chemin de Fer du Congo a créé une station d’altitude que l’absence de moustiques a suffi déjà à rendre célèbre et sympathique parmi les coloniaux. Des nuits fraîches ou presque fraîches, dans des lits confortables et qui n’ont besoin d’être défendus par aucune mousseline, ce privilège, combiné avec l’arrêt des trains qui ne roulent que de jour, vaut à Thysville et aux installations de l’A. B. C. (Alimentation du Bas-Congo), la clientèle reconnaissante des voyageurs à la descente comme à la montée. Des magasins, quelques ateliers, des maisons pour le personnel du chemin de fer, un marché quasi permanent, la construction des routes qui s’en iront vers le fleuve au Nord, vers l’Angola au Sud, achèvent de donner une figure active et prospère à cette station justement baptisée du nom de l’homme clairvoyant et énergique — qui voulut le C. F. C. et qui parvint à le mener à bonne fin.

Passé Thysville, une visite à Tumba, intéressant centre de mission desservi sous l’intelligente direction de Mgr  Henz, un Ardennais de Bastogne, par les Pères Rédemptoristes, qu’on appelle là-bas les « aumôniers de la ligne ». Une autre visite à Lukala : des ingénieurs achèvent d’y monter les presses et les concasseurs d’une grande fabrique de ciment. Puis le petit train se fait de plus en plus audacieux, réduisant au minimum le rayon de ses courbes, exagérant au maximum la déclivité de ses rampes, tantôt escaladant un plateau farouche, et tantôt dévalant dans des creux profonds, où de gigantesques baobabs grimacent à son passage.

Installés sur des sièges de fortune et adossés à la locomotive-Garrate, nous voyons se développer devant nous, à la descente du col de Palabala, tout ce panorama déjà classique, où l’ancienne route des caravanes, le Pic Cambier et Vivi, la première capitale congolaise, jouent respectivement leur rôle. Nous retrouvons enfin le fleuve plus encaissé et plus sévère et, cette fois, c’est le Bas-Congo, que tant d’images et de récits nous ont rendu familier.

Dirai-je Matadi, Matadi-la-fournaise, Matadi-la plaque tournante ? En effet, le soleil y tape plus fort qu’ailleurs et la rive est à la fois quai, entrepôt et station. Mais, à mesure qu’on s’éloigne du port, par les rues qui grimpent en zig-zag à flanc du coteau, le site se fait plus clément et les maisons plus souriantes à l’ombre des manguiers. Tout en haut, l’hôpital des blancs semble à la fois une garantie et une protestation contre la réputation d’insalubrité que les vieux coloniaux ont faite à Matadi. Une garantie, car il est joliment situé et parfaitement ordonné. Une protestation, car il est vide.

Dirai-je Boma-l’officielle ? Pour elle, comme pour ce Matadi, dont la sépare le Chaudron d’Enfer, il me semble que la commune renommée a manqué d’indulgence au point d’être injuste. À la vérité, il convient de blâmer ses constructions en tôles gondolées ou à toitures plates. Il importe de corriger le voisinage ou la confusion des maisons européennes et des logis pour indigènes. Mais à côté de ces erreurs, il y a quelques réussites : l’avenue des manguiers ne manque pas d’allure, le marché couvert est vivant à souhait et l’école dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes est d’autant plus intéressante qu’elle groupe et forme des orphelins appartenant aux tribus indigènes les plus variées.

Quant aux témoignages par quoi notre administration coloniale y a manifesté l’inexpérience de ses débuts, ils ont peut-être, eux-mêmes, l’intérêt d’un souvenir d’histoire et l’utilité d’une leçon. Et puis, du haut de ses sept collines, — car Borna est tout en monticules comme la Ville Éternelle, — quels admirables couchers de soleil embrasant là-bas la large route d’eau qui est le chemin de l’Atlantique !

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Passé l’île de Mateba, ce chemin se divise bientôt, au gré des îles et des îlots de l’embouchure, en d’innombrables canaux. Parmi les méandres de ce labyrinthe, un « motorboat » nous a conduits jusqu’à Banane. Son faible tirant d’eau lui permet de glisser partout et de pénétrer le mystère de ces criques à la végétation paradoxale. Les bambous et les fougères arborescentes s’y marient aux parasoliers et aux palétuviers dont les étranges racines s’échappent du tronc de l’arbre comme autant de moignons. Dans l’air humide et chaud, les odeurs de la vase qui fermente luttent avec l’enivrant parfum des magnolias.

Banane n’est qu’une étroite langue de terre qui sépare ce delta de l’océan. De loin, elle dessine sur le ciel quelques rangs de cocotiers dont le vent du large a légèrement incliné la tête, comme il courbe nos peupliers de la Flandre maritime. Deux de ces cocotiers, qu’on appelle les arbres fétiches de Banane, sont étrangement envahis par une épaisse fourrure de fibres qui les fait ressembler à deux gigantesques bonnets à poil. Pauvre front de mer qui, par-delà Moanda, se prolonge jusqu’à l’enclave portugaise de Cabinda ! Chaque jour, les vagues en rongent insensiblement la rive. On y a établi une maison de repos où les convalescents, que la fièvre a minés, viennent se refaire dans l’air salin. Pour compléter ce « sanatorium », l’administration métropolitaine y a expédié une douzaine de baraquements ayant servi aux hôpitaux de la guerre, et qui — sous ce climat — sont parfaitement inutilisables. Banane offre d’autres curiosités : le poste du pilotage, des installations de pêcherie.un cimetière négligé et d’aspect sinistre où dorment quelques pionniers des anciens jours, et une grande factorerie hollandaise qui paraît aujourd’hui abandonnée, et dont les granges, percées de meurtrières, firent office, au temps jadis, de parc et d’entrepôt à esclaves. C’est ici, en effet, que les marchands embarquaient à destination de l’Amérique leur « bois d’ébène » et, si j’en crois un Anglais bien informé des choses de cette région, les lourdes coquilles blanches que l’on trouve à Banane et même à Borna, où elles décorent en bordure les jardins du gouvernement, servaient jusqu’au début du siècle passé, de l’est de retour aux voiliers qui transportaient au Brésil ou aux Antilles les pauvres noirs exportés par les traitants.

Ces souvenirs ne contribuent pas à faire de Banane un centre très récréatif, en dépit de quelques avenues bien plantées et de quelques habitations d’un type récent. Est-ce un motif suffisant pour établir ici — ainsi qu’on songe à le faire, — un grand lazaret où seraient internés les malades atteints de peste ou de choléra, et qui se trouveraient, à bord des navires qui remontent le fleuve ? Je doute qu’un tel projet soit heureux, et sa réalisation risquerait fort de priver nos coloniaux de la seule station de cure marine que leur offre notre maigre littoral d’Afrique.

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Et voilà, passées en revue, nos principales villes ou villettes congolaises. Il faudrait y ajouter Lusambo, sur le Sankuru, et Irumu, dans l’Ituri, que je n’ai pas eu l’heur de visiter et dont on dit grand bien. Chacune d’elles a son originalité et chacune d’elles, dans sa création ou son épanouissement, correspond non seulement à quelque raison d’ordre économique ou politique, mais à la volonté tenace de quelques hommes, souvent d’un seul homme qui s’est attaché à son « poste » comme il se serait attaché à son enfant.

La fondation d’une colonie, bien loin de vouer à l’anonymat, ainsi qu’il en va d’habitude dans nos vieux pays, les efforts des administrateurs et des fonctionnaires, éveille chez ceux-ci le sens de la personnalité. Le réalisateur, celui qui fait surgir la vie ou qui la rassemble sur l’un ou l’autre point de cette grande sauvagerie, celui qui crée des postes nouveaux, des marchés, des routes, — s’il est homme de travail et d’intelligence, — apparaît personnellement associé à son œuvre et au progrès de son œuvre. Il en a la légitime fierté de même qu’il en a le juste honneur. Et c’est plaisir de voir, entre ces bâtisseurs de villes, dont la colonie connaît et aime les noms, s’établir une émulation féconde, — que l’autorité, à mon avis, ne pourrait trop encourager, en évitant les déplacements trop fréquents et en faisant confiance au " right man " qui a prouve son mérite.

La métropole doit, elle aussi, apprécier ces efforts individuels mis au service d’un grand intérêt commun. La vraie décentralisation, que chacun prône en théorie, est à ce prix. À Elisabethville, c’est le gouverneur Rutten qui poursuit sagement la tâche entreprise par le général Wangermée. À Albertville, un jeune commissaire de district, M. Van den Boogaerde, a pris à cœur la transformation d’un poste qui était à peine ébauché et s’en acquitte à merveille. Le nom du gouverneur de Meulemeester est déjà et demeurera à tout jamais inséparable des progrès de Stanleyville, — cité pleine de vie et de charme, et qui est comme le centre « ombilical » du grand continent noir. Kindu doit le meilleur de son développement à la clairvoyance et à la persévérance de M. Theeuws, le directeur des Grands-Lacs, homme de science et d’action. La cité indigène de Kinshasa est l’œuvre singulièrement remarquable de M. Moulaert, continuée aujourd’hui par le Gouverneur Bureau et M. Wilmin. Le docteur Étienne avait commencé Banane. Le docteur Druart l’améliore. Aux grands ouvriers de l’âge héroïque — que notre gratitude ne peut oublier, — a succédé déjà une nouvelle lignée d’administrateurs, où se révèlent plusieurs hommes dignes de leurs aînés. La puissante personnalité du gouverneur général et l’heureux magnétisme qu’elle exerce, contribueront à exciter leur ardeur au travail qui ne doit rien avoir de commun avec la vie bureaucratique et obscure des pays civilisés.

Aux colonies, les formules ne sont rien, les hommes sont tout. Et l’erreur que je soupçonne au fond de la plupart des grandes et petites querelles qui divisent parfois ici fonctionnaires, administrateurs, missionnaires, magistrats, commerçants est l’importance exagérée et vaine que des théoriciens de cabinet attribuent trop volontiers à des méthodes qui sont à la fois vraies et fausses : colonisation scientifique, respect des cadres de la société indigène, séparation des pouvoirs, défense du droit coutumier. Ici, plus qu’ailleurs, la réglementation outrancière, c’est la paralysie. À toute cette logomachie, délayée en de savantes circulaires ou en ordonnances compliquées, je préfère le système plus pratique qui consiste à lâcher la bride à toutes les compétences et à toutes les bonnes volontés, à dissiper les préventions et les jalousies, à encourager la collaboration confiante et cordiale de toutes nos forces nationales, — si peu nombreuses hélas ! au Congo, et à agir plutôt qu’à disserter.

On m’assure qu’il y avait naguère, au débarcadère de Boma et à l’usage des nouveaux-venus, un écriteau planté là par quelque colonial facétieux et sur lequel était inscrit ce conseil laconique : « Tire ton plan ».

Formule pour formule, cet appel à l’initiative, à la responsabilité, à l’action me paraît devoir être pour longtemps encore le meilleur des mots d’ordre dans cet immense champ de richesses où la moisson est si abondante et où les moissonneurs sont encore si rares !