Mes vacances au Congo/Chapitre XI

P. Piette (p. 82-92).


XI


L’indigène. — Ses qualités et ses défauts. — L’impôt de capitation et le problème de la main d’œuvre. — Le contact avec le Blanc.


Basoko (Aruwimi), 24 septembre 1922.

On reproche volontiers aux noirs d’être égoïstes, sensuels, menteurs, inconstants, paresseux…

Pourquoi ne pas leur reprocher tout simplement d’être des hommes ? Ils sont demeurés au pied de l’échelle humaine. Sans doute. Il est probable qu’ils ne s’élèveront jamais jusqu’au sommet et qu’ils ne donneront à la civilisation ni un Platon, ni un Pascal, ni un Pasteur. Soit, mais si le dosage des qualités et des défauts de l’ordre intellectuel et de l’ordre moral peut différer d’après la couleur de l’épiderme, ne voit-on pas que, chez tous les hommes, l’essentiel, l’âme, reste la même en dépit des temps et des latitudes ? Dans toutes les races la psychologie comparée retrouve des passions et des sentiments analogues. Ce qui varie, c’est la force de réaction opposée à ces passions, à ces sentiments, c’est le plus ou moins de facilité avec quoi tel groupe d’individus y succombe ou y résiste. C’est aussi le mode d’expansion des vertus et des vices dans chaque groupe humain, au gré de l’éducation, de la religion, des traditions, du milieu climatérique, des ressources matérielles.

Quelque opinion que nous puissions avoir sur le noir du Congo, il importe de nous pénétrer d’une vérité première : C’est que le Congo n’est et ne sera rien sans lui. Sans son concours, aucune mise en valeur de notre colonie n’est et ne sera possible.

Ailleurs, on a pu se passer de l’indigène. Bien plus, on a vu des races conquérantes expulser ou même détruire, soit systématiquement, soit hypocritement, les peuplades primitives qui occupaient la région à exploiter ou à coloniser. Tout au long de l’histoire, ce phénomène s’est reproduit et le xixe siècle en a fourni la répétition au Transvaal, en Océanie, en Amérique. Au Congo, de telles méthodes seraient condamnées à la fois par les conceptions supérieures de l’humanitarisme et par les calculs de l’utilitarisme le plus sec. Pourquoi ? C’est que sous l’Équateur, le Belge ne peut guère exercer d’autre travail qu’un travail de direction. Le labeur physique continu, tout métier manuel, pénible par lui-même, lui sont à peu près interdits. En dehors du Katanga, de l’Uelé, du Haut-Ituri, du Kivu, l’idée du « peuplement » européen systématique paraît devoir être écartée. Il n’y a, d’ailleurs, à l’heure actuelle, que 9,000 blancs dans tout notre Congo, et quand bien même ce chiffre serait décuplé, il resterait singulièrement insuffisant en regard des 2,400,000 kilomètres carrés de notre domaine africain.

La collaboration du noir nous étant indispensable, le devoir politique, le souci moral et l’intérêt économique s’unissent donc pour exiger que nous ayons le souci de l’indigène. Préserver sa santé, élever sa mentalité, améliorer ses conditions d’existence, l’instruire, c’est agir pour son profit comme pour le nôtre.

Qu’il s’agisse d’assurer à nos transports, à nos plantations, à nos mines une main-d’œuvre abondante et habile, ou qu’il s’agisse de remplacer peu à peu l’ignorance et la sauvagerie des mœurs noires par la conception chrétienne de la dignité du travail et du respect de la femme, les mêmes conclusions peuvent et doivent rallier les hommes d’affaires et les hommes d’idéal. Toutes les causes si inquiétantes qui atteignent la natalité congolaise, la maladie du sommeil, la malaria, la syphilis ; de même que l’avortement et la prostitution sollicitent à la fois l’offensive des uns et des autres. Mais, par « hommes d’affaires », entendons ceux qui ne limitent pas leur clairvoyance au lucre immédiat d’une entreprise au jour le jour et qui consentent à ne pas sacrifier aveuglement l’avenir au présent.

* * *

Depuis six semaines, je ne cesse d’observer les noirs de notre colonie, dans les villes ou dans les villages, au long du fleuve ou dans l’intérieur ; soit au repos, soit au travail. Ceux que j’ai vus sont de types variés, car l’on sait qu’il existe dans ce territoire à peu près aussi vaste que l’Europe occidentale et l’Europe centrale réunies, des peuplades ou des tribus très différentes de mœurs, d’intelligence et de langage. Mon impression, c’est que nos noirs sont, dans l’ensemble non seulement très intéressants, mais aussi très sympathiques. On me dit ici qu’il faut se défendre contre ce premier mouvement et qu’une grande dissimulation se cache au fond de ces lions yeux qui rient si volontiers dans ces masques obscurs ou qui traduisent une si respectueuse déférence.

On me dit aussi que leur empressement n’est pas toujours désintéressé. Le « Matabitche »… Ils l’attendent à tout propos et même hors de tout propos. Le docteur H… m’assure qu’un brave Basoko, auquel il avait dû amputer un pied à la suite d’un accident, sollicita le lendemain son « matabitche », — et comme le médecin s’en étonnait, le noir de répliquer : « Toi as mangé ma viande. » C’est possible.

Cependant, il est des constatations aisées à faire, même pour un voyageur de passage. À ce titre, je note d’abord que les noirs sont généralement beaucoup plus propres qu’on ne le pense. L’expression populaire de « sale nègre » est parfaitement injuste. Nous avons, sans doute, plus d’un progrès à leur enseigner au point de vue de l’hygiène. Mais s’il s’agit de la propreté de la voirie, des habitations et même de la propreté corporelle ; s’il s’agit aussi de la décence publique, le nègre du Congo central pourrait en remontrer à beaucoup de blancs d’Europe.

Dans la plupart des villages indigènes, le sol est net et bien balayé. Pas de déchets ni de détritus épars, pas d’immondices comme le passant en rencontre dans les rues de maints faubourgs et de maintes communes industrielles et rurales de chez nous. Quant aux ablutions et aux bains, l’usage en est très répandu. Il semble même que certaines mamans noires en abusent pour leurs charmants moricauds, et j’ai vu l’une d’elles tremper son gosse dans la rivière en le tenant par le talon, tout comme le faisait la mère d’Achille… À cette constatation on pourrait en opposer une autre. C’est l’odeur déplaisante que dégage trop souvent le voisinage de ces beaux corps de bronze. Mais ces effluves sont dus surtout à l’huile de palme dont il est de mode ici de s’enduire la peau pour la faire reluire. Et chacun sait que des goûts et des odeurs il ne faut pas discuter.

Seconde observation : le noir est parfaitement éducable. Au bout de quelques mois de classe, négrillons et négrillonnes savent lire et écrire. Ils sont, me dit-on, un peu plus rebelles au calcul. Toutefois, j’en ai rencontré beaucoup pour qui la Table de Pythagore et la régie de trois n’avaient plus de secrets. À la mission Saint-Gabriel on imprime un journal rédigé en kiswahili. Les typographes sont trois bambins de 10 à 12 ans, qui obéissent, en guise de chef d’atelier, à une bonne religieuse franciscaine.

D’autres imprimeries « noires », d’une installation plus complète, fonctionnent aux missions protestantes de Bolobo et de Waï-Ka et à la mission des Pères Jésuites de Kisantu.

En général, ils aiment à s’instruire. Il n’est pas rare de voir, au seuil d’une paillotte ou sur le pont inférieur d’un bateau fluvial, un noir — grand ou petit — qui apprend à lire à un de ses compagnons ou essaie de déchiffrer avec lui quelque bouquin ou quelque catalogue imprimé en français. M. de Meulemeester, le gouverneur de la Province Orientale, dont les heureuses initiatives ne se comptent plus, a organisé à Stanleyville des cours du soir pour adultes. Cours primaires, cours de perfectionnement, cours de comptabilité, sont très fréquentés. Rien n’est plus touchant que de voir l’application avec laquelle ces grands gaillards, après leur journée de travail, s’empressent à suivre les leçons, dirigées avec autant d’entrain que d’intelligence, par Mme  André.

Dans nombre de classes, soit en ville, soit au village, l’instituteur est un noir, ancien élève de l’une ou de l’autre mission. Les écoles professionnelles se multiplient, et c’est plaisir de voir, comme à Stanleyville par exemple, les élèves menuisiers fabriquer eux-mêmes leurs outils : compas, équerres et rabots.

Le service militaire est devenu aussi l’occasion de former des hommes de métier, et on ne pourrait assez encourager les officiers de notre armée coloniale qui se préoccupent de développer les connaissances de leurs soldats et aussi des enfants de leurs soldats (car nos recrues noires vivent au camp avec leur famille), en fait de constructions, de culture, de ferronnerie.

Troisième constatation : le noir a le sens de l’ordre. Son âme, loin d’être anarchique, s’ouvre naturellement au respect de l’autorité. Il n’est pas de geste qui paraisse plus instinctif chez les petits moricauds que le port d’armes ou le salut militaire. Il est aisé d’en faire de bons boys-scouts. J’ai assisté à quelques palabres et à plusieurs audiences, soit devant les magistrats blancs, soit devant les juridictions indigènes. Chacun s’y explique à son tour, en observant autant de dignité que de méthode dans le débat politique ou judiciaire. Peu ou pas d’interruptions. Si la condamnation intervient, le perdant s’incline sans une protestation.

Assurément, il y a des ombres… L’Européen qui vient au Congo et qui lui-même n’y ménage pas ses peines, accuse le noir d’être paresseux. La vérité, c’est que le noir agit peu, quand il n’en éprouve pas le besoin ou la nécessité. L’expression : « Travailler comme un nègre » n’a pas du tout le même sens en Afrique et en Europe. L’indigène obéit, avec une évidente volupté, à la loi du moindre effort. De toutes les inventions que le blanc lui a apportées, celle qu’il apprécie le plus, c’est assurément la chaise longue. Pourquoi se donnerait-il tant de peines quand il fait si bon de se prélasser dans le simple costume du père Adam, devant sa hutte sur la " rocking chair " qu’il s’est fabriquée ?

Le soleil des Tropiques est là pour mûrir, sans qu’on s’en mêle, les régimes de bananes et les racines de manioc, dont tout bon Bantou fait son ordinaire. Il a, d’ailleurs, une autre excuse : il regarde travailler sa femme. Comme dans toutes les sociétés humaines que le christianisme n’a pas épurées, la femme est, pour le noir, une sorte de bête de somme ou un instrument de plaisir. Il l’achète pour cet usage, — car c’est lui qui paye la dot aux parents de son épouse, et une des plaintes qu’il exprime aujourd’hui, c’est que l’augmentation du prix des choses, qui sévit au Congo comme ailleurs, rende dans certaines régions l’achat d’une épouse de plus en plus difficile. Ajoutez-y les polygames, qui sont de terribles accapareurs ! Travailler est une servitude, et le noir admire fort le singe qui gambade dans les palmiers aux environs du village et qui, lui, a toujours eu la malice de ne pas parler, sachant bien que s’il s’en avisait, le blanc le ferait travailler. Aux femmes toutes les besognes serviles. L’homme se réserve les métiers nobles : la guerre, la chasse, la construction des huttes. Au Ruanda, il fait davantage. C’est à lui qu’est réservé le soin de traire les vaches.

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L’Européen voudrait que le noir fût plus actif, et qu’il prit sinon l’amour, du moins l’habitude du labeur. Rien de plus compréhensible qu’un tel souci. Il résume, au point de vue économique, la crise d’ordre commercial qui sévit en ce moment au Congo. Mais comment faire ? Il y a bien la contrainte. Elle s’appelle de divers euphémismes. L’un d’eux est la chicotte. Le docteur Peters, fameux colonial allemand, la justifiait par un aphorisme où l’on reconnaîtra la marque de la « Kultur » : « Si je donne à un chef noir un bœuf, disait-il, il sera aussitôt porté à me dérober tout mon troupeau. Si je lui administre, au contraire, une volée de chicotte, il s’empressera de me fournir du bétail. » C’est, en effet, un incontestable excitant au travail. Mais notre administration coloniale veille — et elle a raison, — à en réduire de plus en plus l’usage. Il y a aussi la servitude domestique. Elle est reconnue au Congo par le droit coutumier et j’ai vu comparaître devant le tribunal de Babeti-ben-Sahid, chef arabisé de la Province Orientale, un jeune indigène qui était allé se promener, tandis que son maître eût voulu le voir travailler à sa culture.

Le prévenu invoquait divers moyens pour sa défense : il avait dû, à l’en croire, assister, dans un village voisin, aux funérailles d’un sien ami. Inexorable et solennel, le juge noir qui siégeait au milieu de ses assesseurs, coiffé d’un élégant bonnet grec et d’une longue « Kanza » brodée, ayant sur sa table un beau réveil-matin, et derrière son prétoire les portraits de nos souverains, — et hélas ! aussi celui du vieux sultan Abdul-Hamid, — le condamna, en guise de sanction, à faire sept jours de travail au profit de la communauté villageoise. Mais ce genre de vassalité ou de servage n’existe qu’entre indigènes. L’État a quelques autres moyens. Il impose, çà et là, un minimum de culture, notamment en coton et en riz.

Partout, où à peu près, — car quelques districts restent d’une pénétration difficile, — il perçoit l’impôt de capitation, qui va de 6 fr. 45 à 24 fr. 45 par an, suivant les régions (les centimes étant acquis au chef indigène), plus un supplément de trois francs par femme, lorsqu’il s’agit d’un polygame.

M. le gouverneur général Lippens avait même proposé que l’impôt sur la polygamie fut désormais progressif. Idée tout à fait heureuse. La polygamie est à la fois un luxe et une présomption de richesse. Elle mérite d’autant moins d’être encouragée qu’elle entretient la paresse de l’indigène. Dès que celui-ci a deux femmes, il cesse tout à fait de travailler. Mais ce projet d’impôt progressif, qui eût rapporté gros, a été écarté à Bruxelles par le conseil colonial, sans que je sache pourquoi.

Dès aujourd’hui, l’indigène qui, sans raisons plausibles, se dérobe à l’impôt, doit effectuer, à titre de pénalité, un ou deux mois de travail. Confondu avec les prisonniers de droit commun, — ce qu’il vaudrait mieux éviter, — il est employé au portage ou aux routes. L’impôt ne paraît pas trop lourd. Les récalcitrants sont rares et beaucoup de coloniaux croient que certaines prestations en travail pourraient utilement y être ajoutées.

Chacun s’accorde d’ailleurs à dire que la meilleure manière de déshabituer le noir de sa paresse, c’est de lui créer des besoins. Et il est certain que, petit à petit et quelle que soit son insouciance native, le noir éprouve la notion et le désir de nouvelles satisfactions qu’il pourra se procurer au prix de quelque peine. Déjà, notamment dans les villages de « licenciés ». les habitations indigènes révèlent un plus grand souci du confort. La coquetterie féminine et masculine manifeste des exigences croissantes. Quelques mères comprennent, — mais elles sont encore bien rares, — la nécessité de garantir leurs enfants contre la pneumonie, qui fait plus de ravages que la maladie du sommeil elle-même, dans un pays où le thermomètre tombe brusquement de 32 degrés à l’ombre à 18 degrés !

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D’ailleurs, le contact européen, s’il enseigne aux noirs bien des choses qu’il lui vaudrait mieux d’ignorer, a développé chez eux un certain sens du négoce qui leur est familier et qui consiste — et n’est-ce pas tout le commerce ? — à acheter un produit : étoffe, poule, œufs, fruits, dans une région où ce produit est abondant, afin de le revendre, à gros profit, dans une région où il est rare. De petits trafics se multiplient ainsi au fur et à mesure du développement des voies de communication. Et l’introduction de la monnaie — qui est aujourd’hui connue et acceptée partout — y a heureusement contribué.

« Le contact européen. » Que de problèmes ne suscitent pas ces deux mots. En principe, tous les coloniaux reconnaissent qu’il importe de maintenir, vis-à-vis des noirs, le prestige et la solidarité des blancs. Dans la pratique, il arrive que quelques-uns poussent jusqu’au vertige le sentiment de l’autorité que leur couleur doit leur assurer vis-à-vis de l’indigène.

D’autres, au contraire, exagérant le côté accommodant et bonhomme du caractère belge, se laissent aller, vis-à-vis de l’indigène, à une condescendance trop grande. La patience et la fermeté sont nécessaires, mais la familiarité et la dureté sont également nuisibles. Le noir, qui est singulièrement observateur et imitateur, abuse de l’une et se venge de l’autre. Un haut fonctionnaire belge, arrivé ici en tournée d’inspection, vient, selon l’usage, d’engager pour la durée de son séjour dans la colonie un de ces « boys » qui sont, en général, d’admirables serviteurs, faisant à l’occasion l’office du cuisinier, du blanchisseur, du stoppeur, du ravaudeur, aussi bien que celui de valet de chambre. Avant de le prendre à son service, il lui demande : « Seras-tu un bon boy. » Et le jeune Casimir, — c’est à ce nom que répond le sympathique moricaud, — de répondre textuellement : « Tel est le blanc, tel est le noir. »

La sagesse des nations ne parle pas autrement quand elle dit : « Tel maître, tel valet. » Et elle ajoute que celui qui prétend se faire respecter, doit tout d’abord se respecter lui-même. À cet égard, la vie aux colonies impose au plus modeste des Européens établi en Afrique des disciplines individuelles, qui ne sont point toujours aisées à remplir. Tous n’en sont pas également pénétrés. Mais quoi ! il en va des coloniaux comme des noirs, « mutatis mutandis ». Eux aussi sont des hommes. Et tout ce qu’il est raisonnablement permis d’attendre d’eux, comme de chacun de nous, c’est qu’ils sachent conjurer ce danger qui constitue, au dire du philosophe Emerson, la seule maladie vraiment mortelle : « L’impuissance ou le refus de s’améliorer ».