Mes vacances au Congo/Chapitre X

P. Piette (p. 73-81).


X.

Dans le recul du haut Moyen-Age. — Sur le Tanganyka — Chez les Pères Blancs de Baudouinville. — Caisses d’Épargne et Mutualités pour Noirs. — Le capitaine Joubert — La station d’Albertville.
Malela, 15 septembre 1922.


Plus je m’instruis de cette Afrique Centrale par tout ce que je vois et tout ce que j’entends, et plus je suis frappé par une vérité, souvent formulée au cours des controverses sur nos problèmes coloniaux, mais dont nous ne pénétrons peut-être pas assez ce qu’elle a d’exact et dont nous ne déduisons surtout pas toutes les conséquences logiques qu’elle comporte.

Notre colonie vit dans le recul de notre propre histoire. Nous sommes ici aux débuts mêmes que connut l’ère chrétienne dans les régions où s’épanouit actuellement notre vie sociale et nationale. Tout est à peu près au Congo en 1922 comme dans notre Belgique du ive et du ve siècles. Ces grands fleuves dont le régime n’est pas encore organisé et qui s’étalent de ci de là en lacs et en marais où germent les fièvres ; ces forêts où tout pousse à l’aventure dans le fouillis des végétations utiles ou nuisibles ; ces bêtes fauves qui sont à la fois pour les populations un constant motif de terreur et la réserve de leurs chasses alimentaires, souvent de leur commerce ; ces industries primitives et où se perçoit un certain instinct d’art (armes, poteries, tissus, instruments de musique et de toilette) ; ces tribus adonnées au fétichisme et à toutes sortes de superstitions et qui, suivant leurs mœurs respectives, — gens de la montagne ou de la plaine, gens de la forêt ou du fleuve, — offrent une résistance plus ou moins obstinée, voire hostile, aux progrès de la civilisation : n’est-ce pas, dans ses principaux aspects, le pays des Nerviens, des Aduatiques, des Eburons, des Ménapiens, au temps de César et de ses successeurs, au temps des préfets et des apôtres venus soit de Rome, soit des régions de la Gaule déjà conquises à l’influence romaine ?

Certes, la comparaison pèche par plus d’un côté. Notre amour-propre accepte mal une assimilation entre nos lointains aïeux et les noirs, qui ne paraissent pas susceptibles, à quelques exceptions près, d’atteindre jamais un degré de culture comparable à celui dont s’enorgueillit l’Européen du xxe siècle. Acceptons cette nuance. Mais ne nions pas les analogies. Reconnaissons dans ces vaillants officiers belges qui sont venus, il y a quelque trente ans, explorer et pacifier ces territoires sauvages, dans ces fonctionnaires, ingénieurs et administrateurs qui ont délimité et organisé les provinces et les districts, qui ont créé et créent chaque jour ces voies de transport, ces centres d’activité et d’échanges commerciaux, qui habituent les indigènes au travail régulier, à l’usage de la monnaie, au payement de l’impôt en argent, qui accordent l’investiture à tel chef de tribu ou de village dont ils escomptent le concours, sauf à écarter les suspects et à soumettre les rebelles ; reconnaissons les héritiers authentiques de cette œuvre lointaine dont nous fûmes nous-mêmes les bénéficiaires et qui s’appelle d’un mot étymologiquement romain : « la colonisation ».

Ces analogies historiques éclatent ici à chaque pas. Mais nulle part elle ne m’ont frappé davantage qu’à étudier l’action de nos missionnaires. Nulle part, je ne les ai ressenties plus nettement que dans cette région du Tanganyka, où les Pères Blancs d’Afrique prodiguent les ressources de leur étonnante et émouvante activité.

Ne sommes-nous pas au temps où les premiers apôtres du Christianisme pénétraient peu-à-peu jusqu’aux recoins les moins accessibles de nos Pays-Bas d’aujourd’hui, où les saint Martin et les saint Willibrod reconnaissaient, au nom de la Foi nouvelle, des terres encore sauvages ou païennes ? Ne revivons-nous pas ici l’aurore de telle ou telle de nos cités aujourd’hui superbes ?

Rejetés tout à coup dans notre propre passé, ne comprenons-nous pas mieux la genèse de Bruxelles, née autour de cet îlot de la Senne où saint Géry avait fixé son ermitage ? N’assistons-nous pas à la fondation de Liège ? N’évoquons-nous pas saint Arnaud établissant son poste d’évangélisation, qui devait devenir la capitale des Flandres, dans cette grande plaine fertile

Où la Lys et l’Escaut
Joignent les gestes clairs et souples de leurs eaux

Autour de ces stations primitives se groupaient peu à peu les familles séduites par l’attrait de la religion révélée, toute de paix et de fraternité. On y instruisait les enfants. On y soignait les malades. On y recueillait les veuves et les infirmes. Les défrichements et les dessèchements élargissaient bientôt autour du noyau central l’aire des cultures et des négoces. Souvent, une abbaye remplaçait la chapelle primitive. Elle servait d’abri aux populations contre les incursions des barbares ou des Normands. Plus tard, une cathédrale surgissait de terre. La vie de la commune et la vie des métiers s’organisaient en marge de la vie religieuse…

* * *

Sur le lac Tanganyka, qui est plus grand que toute la Belgique, et dont la surface est à 772 mètres au-dessus du niveau de l’océan, tandis que sa profondeur atteint 1,800 mètres et sans doute davantage, un petit vapeur plein de bonne volonté nous conduit d’escale en escale. Il s’appelait jadis « Alexandre Delcommune », du nom d’un des premiers explorateurs belges de cette région si longtemps mystérieuse, où la tyrannie arabe fut enfin vaincue par Dhanis et ses compagnons. Aux premiers jours de la grande guerre, ce bateau fut tout à coup assailli par l’« Hedwig von Weissman », qui lui envoya galamment une bordée de 40 projectiles. Réduit à l’état d’écumoire, le pauvre vapeur coula non loin de la côte. Le voici renfloué et radoubé du mieux qu’on a pu. Il s’appelle aujourd’hui « Le Vengeur ». Il promène désormais paisiblement son pavillon belge sur cette mer intérieure, convoitée naguère par la « Welt-politieke », et ne doit plus compter avec d’autres ennemis qu’avec les vents du sud et les terribles lames de fond qui rendent cette navigation très mouvementée et parfois périlleuse. N’importe. Les flots sont d’une admirable limpidité et la haute chaîne des Marungu déroule sur la rive occidentale un cadre vraiment grandiose.

Voici l’escale de Baudouinville, où nous accostons parmi des huttes de pêcheurs. À dos d’âne, par de rudes sentiers, nous montons vers la mission, suivis, à la mode africaine, par une longue file de porteurs, dont chacun a équilibré sa charge de bagages sur la tête. Après deux ou trois heures de marche, nous touchons au plateau. De larges avenues de palmiers s’ouvrent au travers des cultures. Bientôt les maisons indigènes succèdent aux maisons indigènes, toutes bien propres et avenantes. Les bâtiments de la mission, que domine la haute flèche de l’église, se découpent tout roses sur le grand ciel radieux.

Dans la cour principale, pavoisée aux couleurs belges, c’est tout un fouillis de têtes noires crépues et rieuses, d’où montent les « Djambo » et les souhaits de bienvenue, tandis qu’une fanfare en uniforme prodigue d’éclatantes « Brabançonne » dirigée par un jeune Père Blanc, tout barbu sous son grand chapeau rond ; ce brave religieux manœuvre lui-même la grosse caisse et la cymbale, tout, en se servant de sa mailloche en guise de bâton de chef d’orchestre. Voici les autres Pères Blancs, toute simplicité, toute énergie, toute bonne humeur. À Baudouinville, ils ne sont qu’une demi-douzaine, car les stations sont nombreuses, et il faut que les Pères se dispersent et se multiplient pour faire face aux tâches qui les appellent dans toute la contrée. Mais la qualité supplée à la quantité. C’est bien l’esprit et c’est même l’allure du cardinal Lavigerie, le fondateur des Pères d’Afrique, que l’on retrouve dans ces hommes que tous admirent et vénèrent ici : quelque chose de dégagé et de martial, d’austère et de cordial à la fois, qui allie le souvenir des Croisés aux notions les plus modernes et les plus démocratiques de l’apostolat.

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Dans cette grande abbaye, que complètent des étables, des champs et surtout des jardins merveilleux et où ateliers et chantiers voisinent avec les écoles dont s’occupent aussi les Sœurs Blanches, les noirs sont partout chez eux. Rien de touchant et de pittoresque à la fois comme le sans-gène, fait d’habitude et de confiance, avec lequel à toute heure du jour, grands et petits, hommes et femmes, circulent partout, et jusque sur la « barza » de la communauté, demandant qui un conseil, qui un remède. Celui-ci a des semences à appareiller, un autre a quelque outil à réparer, celui-là une plaie à panser ; car les Pères, qui doivent tout connaître, n’hésitent pas, dans ces régions perdues, à se faire médecins des corps comme des âmes, et chirurgiens au besoin. Voici un pauvre aveugle qui s’est installé confortablement, à la façon de saint Alexis, sous un escalier. Voici, assis au pied d’un oranger, deux jeunes moricauds qui répètent ensemble leurs leçons. Après une palabre qui ne manque pas de solennité, le chef indigène, grand ami de la mission, nous offre le « pombe » d’honneur sur la terrasse de sa demeure, qui commande la place du Marché. Mieux encore. Voici les œuvres sociales de cette chrétienté du type patriarcal. Les noirs ont formé, sous la direction des Pères, une caisse d’épargne, qui paie du 4.50 p. c. à ses adhérents. Elle compte 552 membres et possède une encaisse de 9,000 francs. Deux sociétés de secours mutuels, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, sont en plein progrès, et ce sont les noirs eux-mêmes qui en assurent tous les services. Dans la première, le versement mensuel est de 15 centimes et l’allocation hebdomadaire est de 50 centimes à partir du quatrième jour de maladie. Les mutualistes du sexe faible sont déjà au nombre de 250. Elles reçoivent une prime de deux francs à la naissance d’un enfant et une allocation journalière à partir du quatrième jour. Les jeunes filles ont, elles aussi, une mutualité, destinée à leur assurer un trousseau en cas de mariage. À côté des écoles, un séminaire a été fondé, où j’ai entendu de jeunes noirs répondre en latin et en français, de la façon la plus sensée, à des questions de philosophie et d’histoire.

Tout ce monde se retrouve, le dimanche, dans la grande église. Rien de plus suggestif que le spectacle matinal de cette nef, envahie par un peuple noir, dont les visages forment une grande masse obscure sous les voûtes toutes blanches. Ce peuple chante et prie de toute sa ferveur. L’évêque coadjuteur officie pontificalement. Il a un jeune diacre noir parmi ses assistants. Mgr Huys est, auprès de Mgr Roelens, l’apôtre clairvoyant et inlassable du Tanganyka et du Kivu. Par son profil réfléchi et grave et sa haute taille émaciée, il évoque, à de certains moments, le fameux portrait de Richelieu que peignit Philippe de Champagne. Toute la sollicitude paternelle de ces grands moines ne va pas jusqu’à s’aveugler sur les défauts du peuple de Chanaan auquel ils ont voué leur vie. Ils en connaissent à merveille le bon, le médiocre et le pire. — et que la bonne méthode pour les civiliser doit être faite de justice, de patience et de fermeté.

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Non loin de l’abbaye, à Sainte-Marie de Borna, vit un héros d’un autre genre, dont l’existence de paladin s’achève — il a aujourd’hui plus de quatre-vingts ans, — dans la sérénité d’une retraite digne d’un chrétien des âges révolus. C’est le capitaine Joubert, ancien soldat de Lamoricière aux zouaves pontificaux et de Charette à l’armée de la Loire. Ce vieux blessé de Mentana a fait le coup de feu contre les Arabes esclavagistes, et c’est plaisir de l’entendre conter les péripéties de cette campagne qui fut, à sa manière, une véritable croisade. C’est plaisir aussi de l’entendre dire sa vieille amitié admiratrice pour le général baron Jacques, « noss Jacques », qui fut son compagnon d’armes dans ces expéditions audacieuses. Il s’occupe aujourd’hui de ses arbres et de ses enfants, — assez valide encore pour aller faire visite de temps en temps à ses amis et voisins les Pères Blancs et saluer leurs prouesses au jeu de tir à la perche, — qui est le seul sport auquel, de loin en loin, ils consentent à se délasser. Quel joli tableau, dans ce merveilleux décor de nature, de travail et de paix prospère, que celui de ces grands moines blancs un moment transformés en archers tandis que sous l’abri de chaume, le vieux capitaine fait office d’arbitre du jeu et que tous les grands enfants noirs forment à distance un cercle de frimousses curieuses !

À ces souvenirs inoubliables de Baudouinville s’ajoutent ceux de la mission de Mr Palu, admirablement située sur la rive même du lac, à mi-côte d’un contrefort de collines.

Plus au Nord. Albertville, aujourd’hui chef-lieu de district, commande les relations avec l’ancien Est-Africain allemand, et avec une partie du Kivu. C’est une station en plein développement, où les ressources d’activité commerciale se doublent des chances d’un site charmant qu’envieraient nos bains de mer à la mode. Les Pères Blancs y ont une jeune et belle mission, non loin de la bourgade naissante de Greinervillc ou de Makala, où l’extraction de la houille se poursuit à fleur de terre avec un succès de plus en plus marqué.

Le Manyema a, lui aussi, des missionnaires d’un zèle exemplaire. Ce sont les Pères du Saint-Esprit, dirigés par Mgr Callewaert, qui compte trente-six ans d’Afrique et qu’on rencontre partout, modeste et infatigable, allant visiter, de pied, ses religieux et ses catéchistes, organisant des écoles pour les noirs et les petits mulâtres, des dispensaires et des hôpitaux, n’hésitant pas à se faire tour à tour jardinier, maçon et charpentier. Avec les moyens les plus modestes, il réalise de grandes choses. Son église de Lulunda, qui ne manque pas d’allure, lui a coûté dix mille francs, mais, en plus, combien de trésors d’ingéniosité et de travail !

À voir de près ces véritables apôtres, auxquels tous les problèmes de la colonisation africaine, aussi bien de l’ordre matériel que de l’ordre moral, sont depuis longtemps familiers, et dont l’influence sur les noirs s’exerce dans le sens de la meilleure civilisation et du meilleur patriotisme belge, on aperçoit tout le bienfait d’une collaboration confiante et suivie entre de tels missionnaires qui demeurent et les représentants de l’administration qui, trop souvent, ne font que passer. Quelle force, insuffisamment comprise peut-être, dans cette compénétration d’intelligences et d’énergies associées au service d’une même tâche humanitaire et nationale !