Mes vacances au Congo/Chapitre VIII

P. Piette (p. 56-64).


VIII.

Au Katanga Elisabethville cité-jardin. — Le cuivre, l’uranium, le charbon. — Les exploitations agricoles. — Est-on en pays belge ?


Bukama, 2 septembre 1922.

Aladin au pays des merveilles ne fut pas moins surpris que ne l’est le voyageur arrivant d’Europe et transporté brusquement dans ce Katanga qui était encore un pays sauvage il y a quelque dix ans.

Sans doute, ce voyageur a ouï parler d’une ville toute jeune mais florissante, administrée conformément aux méthodes de la civilisation. Il sait qu’aux environs de cette cité en formation, et se prolongeant vers le nord, un bassin minier d’une richesse extraordinaire a mis en éveil et en action l’ingénieuse activité des blancs et leur souci d’arracher au sol les trésors qu’il renferme.

Il a entendu, il sait tout cela. Mais il se méfie du « bourrage de crâne ».

Cette cité nouvelle, il l’imagine volontiers comme une sorte de campement établi à la hâte, avec tous les défauts de l’improvisation. Il s’attend à trouver, auprès des " bars " et des " stores " que fait champignonner toute agglomération naissante de prospecteurs et de pionniers, quelques bâtiments rudimentaires, quelques habitations en tôle gondolée, ou encore quelques " bungalows " plus prétentieux et quelques constructions plus solides à destination officielle, le tout s’alignant à la diable au long de chemins poussiéreux destinés peut-être à devenir des rues.

À Elisabethville, rien qui sente le " Far-West " ou les tristes banlieues de tant de grands centres industriels de l’ancien ou du nouveau monde… Une ville accueillante et coquette, où de belles avenues bien tracées et régulièrement plantées s’égaient de maintes habitations élégantes encadrées de jardins fleuris. Voici la cathédrale romane, déjà flanquée de son campanille et de son baptistère. Presque tout le « gros œuvre » en est achevé, et l’édifice promet d’être du meilleur goût. Voici des « cottages » qui font penser à ceux de Boitsfort ou des Espinettes. Ces magasins étonnamment approvisionnés et dont les vitrines se louent chacune à mille francs par mois, qu’ont-ils à envier à ceux de notre Mont-des-Arts ? À suivre ce nouveau boulevard, ne se croirait-on pas à Spa plutôt qu’au cœur de l’Afrique ? N’est-ce pas un paysage d’Ardenne qui déploie là-bas ses crêtes boisées et superposées, devant la terrasse du Palais du gouverneur ?

Joseph Prudhomme s’étonnait qu’on ne construisît pas les villes à la campagne. « Il y fait plus sain », disait-il. Ici, son vœu a été réalisé autant qu’il peut l’être. C’est un type de cité-jardin qu’Elisabethville. Et lorsque ses quartiers indigènes auront été déplacés et améliorés — ce qui ne tardera guère, — cette cité-jardin constituera un ensemble colonial bien supérieur à Buluwago et à Livingstone, pour ne citer que les deux principales villes de Rhodésie, qui sont de loin ses aînées.

La surprise n’est pas moins agréable de constater combien la vie telle qu’elle est organisée ici s’enveloppe d’une atmosphère de sociabilité, de confort et de bon ton. Voici, — pour les loisirs de l’après-midi dominicale, — un match de foot-ball entre deux équipes de la ville. Le match a lieu dans une grande plaine aménagée à cet effet par la Compagnie du Chemin de fer du Katanga. C’est parfait d’esprit sportif, aussi bien de la part de la foule, blanche et noire, que de la part des joueurs. Voici un défilé de soldats, à la démarche souple et vraiment martiale, et, en tête de la compagnie, une musique digne des musiques militaires de chez nous. Voici, au Cercle Albert-Elisabeth, une soirée qui réunit autour de M. Rutten, le sympathique et très expérimenté gouverneur, deux cents ou deux cent cinquante personnes : administrateurs, ingénieurs, commerçants, officiers, fonctionnaires, — beaucoup accompagnés de leur femme : on y découvre une élite, composée de gens qui ont vraiment la conscience, le dessein et la fierté de participer à une grande œuvre. Créer autour de soi, dans des cadres nouveaux, de la vie et de la richesse, transformer la brousse, qui était insalubre et désolée, en exploitations minières, en prairies d’élevage, en champs de culture, habituer au travail et à une vie plus humaine de pauvres noirs dépourvus de tout, on conçoit aisément que de tels objectifs puissent animer davantage les énergies et donner plus d’intérêt aux rapports sociaux que ne l’eût fait le train-train habituel de l’existence que ces fonctionnaires et ces hommes d’affaires auraient sans doute menée au vieux pays.

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Ce n’est plus un mystère pour personne que l’exceptionnelle prodigalité du sous-sol du Katanga, mais chaque année vient ajouter quelque heureuse révélation à toutes celles que la voix de la renommée a déjà publiées au loin. Que dire des installations de l’« Union Minière du Haut-Katanga », qui occupe de douze à quinze mille ouvriers ?

L’étonnement éprouvé à voir fonctionner les fonderies de la Lumbubashi, l’émerveillement que provoque la richesse des minerais de Luisha, tout cela est dépassé par le prodige de la Panda, les grandes usines de concentration établies à une centaine de kilomètres d’Elisabethville, et qui s’accrochent aux flancs mêmes des montagnes où dort le cuivre.

Le cuivre, il est partout ici. Sa richesse semble même obséder le paysage, et l’on retrouve jusque dans les merveilleux couchers de soleil, — si courts de durée, mais si éblouissants d’éclat, et qui s’accompagnent du flamboiement des feux de brousse à l’horizon, — les teintes ardentes du métal rouge et les délicates nuances vertes de la malachite qui se sont mêlées tout à l’heure au gouffre des concasseurs et des broyeurs électriques.

Par une route de montagne, l’auto nous conduit à 34 kilomètres de Linkasi, aux nouvelles mines d’uranium. Le précieux minerai, dont chaque bloc vaut son pesant d’argent, fut découvert dans les forêts de Chinkolobué à la fin de 1914. Un ouvrier, en creusant un trou dans le sol pierreux pour y placer une borne de délimitation, fut étonné de la couleur orangée de la pierre. L’analyse révéla bientôt l’uranium. En 1917, un nouveau gisement, d’une teneur plus riche encore, était découvert par hasard à quelques centaines de mètres de la première mine. Deux carrières ont été ainsi ouvertes et sont exploitées. Ceux qui — à les voir — demeurent fermés aux mystères de la radio-activité n’en sont pas moins éblouis par les nuances imprévues et merveilleuses de ce minerai où les jaunes, les verts, les noirs, les bleus, combinent toutes leurs nuances en des cristallisations qui semblent appartenir plutôt au monde de la fleur qu’au monde de la pierre.

Dans la même région, à Kakontwe, M. Barzin a découvert récemment de grandes grottes à stalactites où sommeille un lac souterrain. Étape indiquée pour les tournées Cook de l’avenir. Un peu plus loin, nous saluons des mines d’étain. Mais voici mieux encore : ce sont les nouveaux charbonnages de Sankishia, où l’on extrait, dès maintenant, le pain noir dont s’alimentera de plus en plus ce grand district industriel, auquel le bois sert encore de combustible ordinaire. Sous la conduite de M. Cambier et de ses contremaîtres, qui révèlent, sous ce soleil ardent, les merveilleuses qualités techniques de nos ingénieurs et de nos ouvriers, nous descendons dans la fosse, profonde aujourd’hui de 22 mètres, où les mineurs noirs « tapent à la veine », et nous constatons que la qualité de la houille va s’améliorant au fur et à mesure que l’extraction se poursuit sous le sol.

D’autres charbonnages ont été découverts dans la province. Et cette nouvelle richesse a plus d’importance peut-être que celle de l’or et du diamant, qui y sont aussi exploités.

Ajoutez à ces trésors de Golconde les « mamelles » chères à Sully : labourage et pâturage. Pays de plateaux, coupés par des rivières que ne tarit pas la saison sèche, le Katanga se prête à merveille aux essais de culture et d’élevage qui s’y multiplient de plus en plus. Voici deux stations d’expérience créées par l’État, l’une sur la Munama, un peu au sud d’Elisabethville, l’autre à Katentania, à l’altitude de 1,800 mètres. Le bétail y est sain et vigoureux. Des méthodes persévérantes et l’emploi régulier du " deeping ", c’est-à-dire du bain arsenical, y ont eu raison des épizooties du début. Les colons qui eurent l’excellente idée de se fixer dans ces régions et qui ne se sont pas laissé rebuter par les premières difficultés se déclarent très contents des résultats déjà obtenus. Tel cet intelligent fermier, qui occupe avec sa famille le petit domaine, aujourd’hui isolé, qui fut le premier poste officiel d’Elisabethville, — à l’endroit même où s’établit d’abord le général Wangermée, fondateur de la ville nouvelle et où résida notre souverain lors de sa visite en 1909. Tels les jeunes ménages de " gentlemen-farmers " qui ont admirablement compris les exigences et les avantages de cette vie d’initiative et dont les champs de maïs donnent déjà plus de sept mille sacs par an. Tels ces moines bénédictins dont la mission de Kansenia, avec sa chapelle, ses écoles, ses dépendances, ses jardins d’ananas, de papayes et d’oranges, dignes de la Terre de Chanaan, laisse au visiteur une impression délicieuse de paix et de prospérité.

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Mais de toutes les impressions, celle qui est la plus vive et la plus réconfortante, c’est de se sentir ici en pays belge. Je redoutais un peu — pourquoi ne pas le dire ? — les conséquences de cette pénétration économique par le Sud, à laquelle le Katanga restera naturellement trop exposé, aussi longtemps du moins que l’achèvement du chemin de fer qui le reliera au Congo Moyen et au Bas Congo, via Bukama ou Sankisha jusqu’à Nebo, n’assurera pas entre les diverses parties de notre colonie une solidarité plus étroite, dont l’impérieuse nécessité est aujourd’hui reconnue par tous. Le Katanga paie annuellement plus de 30 millions de francs de frais de transport aux chemins de fer rhodésiens. C’est dans l’Afrique australe que les exploitations industrielles ont recruté tout d’abord nombre d’ingénieurs et de contremaîtres, et c’est de là qu’elles ont fait venir et font venir encore beaucoup de leurs travailleurs noirs. Soit que le Katanga fût plus proche pour eux, soit qu’ils eussent plus de confiance que nous-mêmes en ses merveilleuses destinées, les étrangers ont été plus prompts que les Belges à s’implanter dans la région d’Elisabethville. De là quelque inquiétude d’ordre national. La langue anglaise, la monnaie anglaise n’allaient-elles pas peu à peu l’emporter ? Que cette inquiétude ait eu quelque raison d’être, cela n’est pas douteux. Qu’elle doive demeurer pour nous un excitant à développer au Katanga l’influence belge en fait comme en droit, rien de plus sage. Mais à tenir compte des observations les plus récentes, la situation va s’améliorant. Les groupements industriels sont de plus en plus attentifs, m’a-t-il paru, à faire appel aux collaborations belges. La population blanche d’Elisabethville est au total de 1,943 âmes. Elle comprend 1,111 Belges contre 20 Américains, 210 Anglais, 3 Australiens, 23 Écossais, 20 Français, 111 Grecs, 15 Hollandais, 8 Irlandais, 209 Italiens, 14 Luxembourgeois du Grand-Duché, 97 Sud-Africains, etc. Dans l’ensemble du Haut-Luapula, les blancs sont au nombre de 3,431, et les Belges y comptent pour 1,764, les Anglais pour 402, les Français pour 402, les italiens pour 339, les Sud-Africains pour 227.

Il n’est plus du tout exact de prétendre que la langue anglaise domine au Katanga. De plus en plus, le Belge y est chez lui. Et rien ne touche plus agréablement la fibre patriotique que de voir flotter partout notre pavillon et de retrouver partout des noms de Flandre et de Wallonie. Tous nos accents locaux, d’Ostende à Bastogne, du Borinage au pays d’Aubel, quel plaisir de les entendre sonner dans les ateliers, dans les factoreries, dans les mines ! Il y a plus qu’une autorité belge, qu’une influence belge que des intérêts et des familles belges désormais enracinés ici. Il y a aussi des méthodes belges, qui se manifestent notamment dans la politique suivie vis-à-vis des indigènes. Tandis qu’ailleurs la " colour-bar " écarte systématiquement ceux-ci de tous les métiers et emplois qualifiés, ici on les élève, on les instruit, on les utilise partout où l’on peut, non pas seulement comme manœuvres ou hommes de peine, mais aussi comme chefs d’équipe, comme machinistes du chemin de fer, comme « clercs » de bureau, comme chefs de gare. Les belles écoles salésiennes, dirigées par le Père Sacke, de même que les cours professionnels organisés par le Chemin de fer du Katanga et par les officiers de la force publique donnent chaque jour la preuve de l’éducabilité du noir et de la possibilité de le faire monter peu à peu dans l’échelle des valeurs intellectuelles et sociales. C’est de la bonne civilisation, à condition de ne pas brusquer les choses et de veiller, non seulement par les prescriptions qu’on lui impose, mais surtout par les exemples qu’on lui donne, à la formation morale du noir en même temps qu’à sa formation technique. Un autre principe qui est méconnu dans les colonies voisines et dont l’application se généralise ici, c’est de ne plus déplacer le noir de son village, soit comme travailleur, soit comme soldat, sans qu’il soit accompagné de sa femme et de ses enfants.

Oui, en vérité, le Katanga offre dès aujourd’hui un ensemble de réalisations qui force l’émerveillement et qui autorise tous les espoirs.