Mes vacances au Congo/Chapitre IX

P. Piette (p. 65-72).

IX

À travers les solitudes. — Faune et flore tropicales. — La danse à la lune. — Paysages lacustres. — Sur le Lualaba. — À la Cour du roi Mafenge.


Sur les bords de la Luwua, 9 sept. 1922.

Depuis dix jours, tantôt sur l’eau, tantôt à travers la brousse, nous apprenons à connaître de plus près la vraie vie d’Afrique. Le confort disparaît. La sauvagerie nous enveloppe peu à peu. C’est toute la grande faune et toute la grande flore des Tropiques qui nous révèlent leur magnificence et leur mystère. Avant-hier, au petit jour, nous découvrions, à un détour du Lualaba, des centaines de gracieuses antilopes occupées à brouter dans les prairies, aussi paisibles qu’un grand troupeau de moutons ou de chèvres. À deux reprises déjà, nous avons salué au passage des bandes d’éléphants que le voisinage de notre petite caravane ne semblait pas inquiéter le moins du monde. Les nobles pachydermes s’en allaient à la file indienne à travers les papyrus, et à les admirer, les descriptions des « Poèmes barbares » chantaient en ma mémoire :

L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l’œil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume ;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

Nous avons même vu de très près un superbe lion. Mais je m’empresse d’ajouter que ce roi des carnassiers était captif derrière de solides barreaux de bois, dans une factorerie de Kabala. Quant aux crocos et aux hippos, ils peuplent le fleuve et ses affluents, et la saison des eaux basses nous vaut le plaisir de voir souvent émerger aux pointes d’îles et sur les bancs de sable leurs redoutables carapaces. Dans la végétation des rives, qui est abondante et enchevêtrée, et où les palmiers et les arbres à saucisses surgissent de la masse des roseaux et des hautes graminées, la vie tropicale s’épanouit jusqu’à l’exaspération. D’âcres odeurs de fermentation se mêlent à de suaves parfums dans les bouffées d’air chaud qui annoncent un prochain orage. De grands vols de kapsalas, dont la silhouette a quelque chose de héraldique, coupent brusquement le ciel. Des grues couronnées, des aigles presque blancs, des oiseaux au plumage multicolore et irisé, d’autres aux formes invraisemblables, tel l’oiseau à tête d’âne, achèvent d’animer ces vastes solitudes, mais sans en rompre le silence.

Car la journée d’Afrique est majestueusement silencieuse. Ce sont les nuits qui sont bruyantes, surtout à l’époque de la pleine lune, — et nous y touchons précisément. Dès que l’implacable soleil s’enfonce à l’horizon, il semble que sa disparition marque automatiquement l’éveil de toutes les rumeurs, de toutes les harmonies, de tous les cris de la vie. Aussitôt s’élève le concert des cigales et des grenouilles. Dans tous les villages, le tam-tam, les marimbas et la danse font fureur. Il ne m’a point paru, du moins chez les Baluba dont nous avons jusqu’ici traversé la région, que les danses au clair de lune, — ou du moins ce que j’en ai vu, — méritassent les reproches de brutalité et d’indécence que j’ai entendu parfois formuler. On dirait bien plutôt des premières mesures, à peine ébauchées, d’un quadrille avec l’accompagnement d’une mélopée sans cesse renaissante, et dont le « leitmotive » ne comprend que quatre notes. Du chœur des femmes, une jeune fille, — il en est de menues et de graciles comme des Tanagra, — se détache à chaque figure nouvelle. Elle esquisse quelques minauderies, puis revient bien vite rejoindre le groupe de ses compagnes. Danseurs et spectateurs frappent impitoyablement le sol de leurs pieds qui suivent la cadence des tam-tam.

En dépit de la poussière et des moustiques, ces danses ont quelque chose de primitif et de charmant dans le cadre des paillettes et le décor des borassus qui découpent leurs palmes sur le ciel tout envahi par la grande clarté lunaire. Parfois, un écho plus ou moins distinct signale aux environs l’entrée en chasse d’un grand fauve. Et ce mélange d’insouciance enfantine et de dangers obscurs achève de reculer une telle scène au passé le plus lointain des races.

* * *

Au petit jour, le bateau lève l’ancre. De Kialo à Kabalo, le paysage est infiniment varié. Tantôt, le Lualaba glisse entre des prairies qui semblent suspendues dans le vide, tant l’air et l’eau sont également fluides et diaphanes. Pour un peu, on se croirait au Moerdyk, par un joli matin de printemps, entre les îlots du Biesbosch. Puis, le fleuve se rétrécit brusquement et les rives reprennent leur vêtement touffu. Et voici, l’heure d’après, que nous entrons dans les lacs et les marais du Lupemba et du Kisale. Ils forment, dans une dépression géologique que dessinent encore les montagnes s’écartant de plus en plus, un ancien « graben » très semblable à celui du Bahr el Ghazal sur le haut Nil. À plusieurs lieues de distance, l’œil ne découvre qu’une mer de papyrus aux tignasses vertes ou mordorées. De-ci de-là, dans la perspective d’un canal ouvert entre les herbes, apparaît une sorte de petit village lacustre : les noirs y vivent bien plus dans l’eau ou sur leurs pirogues que sous leurs pauvres huttes. Un ancien officier a établi à proximité de ces marais, à Nyonga, des pêcheries importantes et déjà en pleine prospérité. Quelques factoreries assises au bord du fleuve contribuent, elles aussi, à ramener un peu de vie dans ces régions qui furent naguère dépeuplées par l’horrible maladie du sommeil. Voici, à Kamukisi, un camp militaire où se forment au métier des armes en même temps qu’aux rudiments primaires nos beaux soldats de bronze, — chacune des quatre provinces du Congo ayant ainsi son camp d’instruction et son camp de troupes formées.

Notre merveilleux réseau fluvial, dont on aurait tort, d’ailleurs, de sous-évaluer l’importance dans les destinées de notre colonie, aurait besoin — pour que son utilité ne fut plus à la merci d’un accident saisonnier, — de quelques travaux de dragage, voire de rectification. En attendant qu’il y soit procédé, notre flottille du haut-fleuve a fort à faire, et on ne peut qu’admirer l’ingéniosité et la patience de nos marins dans les passages difficiles. Voici qu’à la proue du bateau, le noir qui sonde de sa « foundo » la profondeur du lit interrompt soudain sa chanson monotone et signale un bas-fonds de sable ou de roche. Encore que son tirant d’eau ne dépasse pas ici 70 ou même 60 centimètres, il arrive que la cale ne puisse franchir, par ses seules forces, ce seuil prévu ou imprévu. Bien vite, un câble est accroché à quelque palmier de la rive. Et toute l’équipe noire de s’atteler à la manœuvre du cabestan. L’opération est souvent longue et pénible. Le capita qui la dirige renouvelle de trois minutes en trois minutes les paroles chantées que les travailleurs répètent avec ensemble pour rythmer l’effort de leurs biceps et de leurs jarrets tendus comme le câble même qu’il s’agit d’enrouler. Les paroles sont naïves de toute la puérilité de l’âme noire, et le chant est parfois exquis. « Si notre maman nous voyait… » « Quand nous aurons fini, nous aurons du bon kawa… » « Attention, le chef blanc nous regarde. » C’est ainsi qu’avec un bon câble et de « l’huile de bras », le bateau peut poursuivre sa route… Et il n’en allait pas autrement, sans doute, sur le Danube et le Rhin, au temps où ces beaux « chemins qui marchent » étaient abandonnés à toutes les fantaisies de la nature.

* * *

Le 5 septembre, un petit roi indigène, du nom de Mafenge, est venu nous inviter à visiter ses domaines. C’est un grand gaillard bien bâti, aux dents admirables. Fier de son uniforme khaki, — dépouille de la grande guerre, — de son casque à double visière et surtout de la grande médaille de métal blanc qui proclame, en français et en flamand, ses droits à la chefferie, il avait belle allure, ma foi, dans la petite pirogue où il se prélassait et qui nous montrait, à travers le dédale des îles, le chemin de ses États. Notre pirogue à huit pagayeurs suivait la sienne, vite, si vite et si mince dans ses parois, qu’il nous semblait sentir glisser sous nous l’eau du fleuve. Au débarcadère, la reine-mère, suivie de ses dames d’honneur, s’avance lentement à notre rencontre. « Vera incessu patuit dea. »

Elle aussi est de belle prestance. Vêtue, sous les bras, d’un pagne multicolore qui la drape à l’antique, elle étale, sous forme de diadème et de colliers, toute une collection de bijoux et de coquillages. Son nom est Moranga, et son histoire se rattache à celle de notre occupation au Katanga. Car elle était la femme favorite du terrible Musiri, ami et fournisseur des traitants arabes, et qui eut maille à partir, aux jours héroïques, vers 1892, avec Bia et Francqui, puis avec le capitaine Bodson, qui l’abattit de sa main.

Mafenge nous présente les dignitaires de sa cour et les anciens de la tribu des Mulongo. Entourés d’une foule de moricauds et de moricaudes, parmi lesquels les gosses gambadent de plaisir, nous voici dans la case même du chef, — une maison toute neuve, bâtie de briques et dont les murs sont ornés de trop médiocres portraits de nos souverains, répandus un peu partout par l’administration coloniale, et de quelques images très variées, arrachées à des illustrations de Paris ou de Londres. Avec une impressionnante mimique, Mafenge nous raconte comment sa mère fut enlevée par Musiri, lorsque lui-même avait à peine quelques mois. Il s’étend longuement sur le récit des horreurs commises par les esclavagistes avant l’arrivée des blancs secourables. Tandis qu’il s’anime, ses épouses, — il en a une vingtaine, — apparaissent une à une aux portes, à la fois curieuses et timides. Mais il les a entrevues, — et déjà elles s’éclipsent. Dans un coin de la salle du trône, nous avisons une bicyclette. Aussitôt le bon Mafenge, ravi d’exhiber ses talents, enfourche la bécane et se livre, devant son peuple émerveillé, à quelques savants virages parmi les papayers et les plants d’ananas qui dessinent un petit jardin devant son palais. Nous admirons ensuite des fillettes qui filent à la quenouille et quelques négrillons, sérieux comme des augures, qui apprennent à lire dans des bibles en Kiswahili distribuées par quelque mission protestante du voisinage.

Maintenant c’est l’heure des présents. La générosité de Mafenge joint l’utile à l’agréable. À côté d’un beau quartier d’antilope et de quelques canards dont le bec disparaît sous des turgescences écarlates, voici des peaux de léopards et de loutres ; voici un petit rhinocéros d’ivoire sculpté, d’une naïveté exquise, et des fruits de toute forme et de toute couleur. Que répondre à de telles attentions, sinon fouiller ses malles pour y découvrir tout ce qui est susceptible de flatter le goût d’un roi Mulengo et de l’ex-favorite d’un marchand de bois d’ébène ? Celle-ci sera sensible, nous l’espérons, au don de quelques belles images et de quelques boîtes de caramels. Quant à Mafenge, ses grosses lippes s’ouvrent de joie à la vue des babioles destinées à reconnaître tant bien que mal sa propre munificence ; mais rien ne l’intéresse davantage qu’un bel insigne de je ne sais quel congrès international de la paix et de l’arbitrage tenu avant la guerre et découvert dans mes pacotilles. Je renonce d’ailleurs à lui en expliquer le sens et l’utilité. Déjà, il a fixé cette pseudo-décoration à sa boutonnière et s’en va, fier comme Artaban, parmi ses dignitaires et ses sujets, que leur costume ultra-sommaire condamnera sans doute toujours à être privés de tous les attributs de la gloire, de l’honneur ou de la vanité que la civilisation contemporaine multiplie au revers de tant de vestons.