Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 2/Chapitre V

Deuxième partie
Les idées et les jugements de Bonaparte
◄  Chapitre IV Chapitre V 3ème partie - Chapitre I  ►


CHAPITRE V

OPINION DE NAPOLÉON SUR LA RÉVOLUTION.


Napoléon disait souvent que les nations avaient leurs maladies comme les individus, et que leur histoire ne serait pas moins intéressante à décrire que celle des maladies du corps humain. Tout ce qui affecte et contrarie le corps social dans ses besoins, sa croyance, ses goûts, son indépendance, constitue un état de malaise qui s’annonce par des plaintes et se décide par insurrection. « Le peuple français, disait-il, était froissé dans ses plus chers intérêts. La noblesse et le clergé l’humiliaient par leur orgueil et leurs privilèges. Ils le pressuraient par les droits qu’ils s’étaient arrogés sur son travail. Il a langui sous ce poids pendant longtemps, mais enfin il a voulu secouer le joug, et la Révolution a commencé. La chute de la monarchie n’a été qu’une suite des difficultés qui lui ont été opposées ; elle n’était point dans l’intention des révolutionnaires. »

Napoléon regardait la part plus ou moins active que chacun a prise à la Révolution comme l’effet d’une fièvre politique qui s’était emparée de toutes les têtes. Il n’y voyait pas plus de mal que dans les actes d’un frénétique, et il pardonnait à tout le monde, excepté à quelques nobles qui, comblés des faveurs de la cour, ont concouru à précipiter le monarque de son trône. Il voyait en cela, ou de l’ingratitude, ou une vile ambition. Il concevait qu’ils avaient pu se laisser aller aux idées révolutionnaires, mais il les blâmait d’avoir persisté lorsque le trône commença à être menacé ; « dès lors, disait-il, leur poste d’honneur n’était ni dans les clubs ni à la Convention ; il était à Coblentz ».

La fièvre révolutionnaire a eu son siège dans le cœur ou dans la tête. Dans le premier cas, elle était produite par l’espoir des vengeances ; celui qui en était atteint immolait son voisin sans pitié. C’était alors une perversion de sentiment qui n’était fondée sur aucune considération de bien public. Cette classe a été malheureusement nombreuse, et elle a donné à la Révolution un caractère d’atrocité qui en a dégradé le motif. Dans le second cas, ce n’était que l’explosion d’une opinion très prononcée pour une meilleure forme de gouvernement, pour le rétablissement des droits du peuple. Et, en cela, tout était noble, sacré, généreux. Cette classe était plus nombreuse, en 1789 et 1790, que la première ; mais, en 1793, elle a été subjuguée par l’autre, qui l’a traitée avec plus de rigueur que les ennemis de toute révolution. Alors la Terreur est devenue la seule divinité de la France, et il est peu d’hommes qui ne lui aient sacrifié, en apparence, leur propre manière de penser et souvent leur conduite. La plupart de ces derniers sont à plaindre, peu à blâmer. Les premiers temps de la Révolution avaient fait connaître les opinions, les seconds ont mis à découvert les caractères.

Lorsque Napoléon arriva à la tête du gouvernement, il conçut le projet de réunir tous ces partis. Étranger à tous les actes de la Révolution, il essaya de rallier à sa personne tous les hommes qui avaient montré du talent dans les diverses phases de la Révolution. Il essaya d’éteindre tous les germes de dissension ; il y parvint.

Il ne faut pas croire pour cela que Napoléon ne mît pas du discernement dans le choix qu’il faisait de ces hommes exagérés. Je me rappelle qu’un jour, Cambacérès lui ayant proposé, pour remplir une place éminente dans la magistrature, un des hommes qui avaient le plus marqué dans la Révolution, Bonaparte lui fit observer que cet homme ne convenait pas à la place. Cambacérès lui répliqua qu’il avait appelé Merlin, l’auteur de la loi des suspects, à la deuxième place de la magistrature française.

« Quelle différence ! reprit Napoléon ; Merlin a été membre du Directoire. Là, il s’est convaincu qu’il ne pouvait pas gouverner. Son ambition a été humiliée parce qu’il s’est mieux connu ; il est descendu avec plaisir à une place analogue à ses talents et qu’il a la conscience de bien remplir. Merlin n’a plus l’ambition de s’élever plus haut. L’homme que vous me présentez conserve toutes ses prétentions. Il se croit capable d’occuper votre place et peut-être la mienne. Il me servira mal, dans l’espoir d’une nouvelle révolution dont il croira devoir profiter. Non, je ne puis pas lui confier un poste qui le mettrait dans le cas de remuer trois départements. — Tant que je vivrai, ajouta-t-il, je n’ai rien à craindre de ces hommes-là. Je saurai toujours les comprimer ; mais, après moi, ces hommes vous culbuteraient. Croyez-moi, ne laissons pas prendre position à ces jacobins de première ligne. Dans un moment de crise, vous ne seriez pas assez forts pour les contenir, et si je viens à mourir, gardez-moi huit jours dans mon lit, en faisant croire que je respire encore, et profitez de ce moment pour faire vos arrangements et mettre ces hommes dans l’impossibilité d’agir. »

Malgré le soin qu’il mit à les choisir, Napoléon ne fut pas toujours heureux avec les hommes de la Révolution dont il fit ses conseillers.

À la première invasion des ennemis sur le territoire français, je fus envoyé à Lyon en qualité de commissaire extraordinaire, avec de pleins pouvoirs. Quelques jours après mon arrivée, je reçus la visite de Fouché (duc d’Otrante), qui venait de Naples. Voici ce qu’il me dit :

« J’étais en Illyrie, en qualité de gouverneur, lorsque j’ai reçu une lettre de l’Empereur qui m’ordonnait d’aller de suite à Naples pour conjurer le roi Murat de ne pas déserter sa cause, et surtout de ne pas joindre ses troupes à celles de l’Autriche. Je partis donc pour Naples. Je dis au Roi que l’Empereur était perdu, et qu’il ne lui restait, à lui, qu’une porte de salut, qui était de s’allier à l’une des quatre grandes puissances, et que l’Autriche, qui avait déjà envahi une partie de l’Italie, lui en fournissait les moyens. La Reine se rendit à mes raisons ; Murat résista jusqu’au lendemain, mais enfin il consentit à tout et me promit de réunir son armée pour l’envoyer joindre celle de l’Autriche. Je partis pour Rome, où je restai jusqu’à ce que Murat se fût exécuté.

« Sûr du succès sur ce point, je suis venu à Lyon pour m’emparer de l’armée qu’y commande Augereau et la faire marcher contre l’Empereur. Je suis en correspondance avec Metternich ; lui et les trois souverains attendent à Dijon l’issue de mon entreprise. La révolution sera courte. Nous avons organisé une régence sous la présidence de Marie-Louise. Nous avons arrêté nos proclamations au peuple français, nos lettres aux généraux. Tout est prêt. J’ai toujours abhorré l’Empereur. J’ai tenté trois ou quatre conspirations ; mais toutes ont échoué, parce que je n’ai pas eu d’armée pour les soutenir. Voilà pourquoi je viens m’emparer de celle de Lyon.

— Je suis sûr, lui dis-je, que vous échouerez encore. L’armée de Lyon est très dévouée à l’Empereur et n’a aucune confiance en Augereau. Mais je ne conçois pas le rôle que vous jouiez en Italie : vous correspondiez avec Metternich et l’Empereur.

— Mon rôle était facile : j’écrivais à l’un que je détachais Murat de l’Empereur ; à l’autre, que tous mes efforts étaient vains, et que Murat allait se joindre à l’Autriche. »

Fouché resta treize jours à Lyon ; il fit l’impossible pour séduire l’armée, mais le tout en vain. Enfin, il se décida à envoyer à Metternich un officier, qui fut arrêté aux portes de Mâcon, où se battaient les deux armées. Il vint à Paris sans avoir eu aucun succès.