Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 2/Chapitre IV

Deuxième partie
Les idées et les jugements de Bonaparte
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CHAPITRE IV

OPINION DE NAPOLÉON SUR L’ARMÉE,
ET QUELQUES PRINCIPES SUR LA GUERRE.


Je n’ai point la prétention d’assigner ici la place que la postérité marquera à Napoléon comme militaire. Je me propose seulement de faire connaître quelques-unes de ses opinions qui lui ont échappé dans les moments d’abandon. Et comme je les lui ai entendu répéter souvent, et presque toujours dans les mêmes termes, je ne puis pas douter qu’il ne s’en fût fait des principes.

Il disait souvent qu’un soldat qui s’était battu pendant quatre à six heures ne demandait qu’un prétexte pour abandonner le combat, s’il le pouvait avec honneur, et que l’approche d’un corps de réserve, quel que fût le nombre, était presque toujours une raison suffisante pour l’y déterminer.

Il ajoutait que lorsqu’on avait à combattre des forces supérieures, il fallait les étonner par l’audace, et que, dans ce cas, il lui avait toujours réussi de réunir ses forces pour les porter avec impétuosité sur un point et mettre en désordre une partie de l’armée ennemie. Un général habile, qui sait profiter avec vigueur de ce premier avantage, est sûr de forcer son ennemi à la retraite. On perd alors dans une heure tout le monde qu’on aurait perdu sans succès par des manœuvres, des marches et des contremarches.

C’est sans doute un grand talent pour un général de faire de bonnes dispositions, de savoir arrêter un bon plan, de prendre de bonnes positions ; mais un talent bien supérieur à ce dernier et bien plus rare, c’est celui qui consiste à profiter des fautes de l’ennemi, à réparer promptement un échec. Celui-ci suppose plus de sang-froid, et Bonaparte convenait que Masséna le possédait au suprême degré.

« Tout homme, disait-il, peut former un plan de campagne, mais peu sont capables de faire la guerre, parce qu’il n’appartient qu’au génie vraiment militaire de se conduire d’après les événements et les circonstances. C’est ce qui fait que les meilleurs tacticiens ont été assez souvent de mauvais généraux.

« Je suis trop grand capitaine pour oser donner des leçons aux généraux qui commandent en Espagne. Ce n’est pas des Tuileries qu’on peut diriger une armée. »


« Le premier talent d’un général consiste à connaître l’esprit du soldat et à capter sa confiance. Et, sous ces deux rapports, le soldat français est plus difficile à conduire qu’un autre. Ce n’est point une machine qu’il s’agit de faire mouvoir, c’est un être raisonnable qu’il faut diriger.

« Le soldat français a une bravoure impatiente et un sentiment d’honneur qui le rend capable des plus grands efforts ; mais il a besoin d’une sévère discipline, et il ne faut pas le laisser longtemps dans le repos.

« Le soldat français est raisonneur, parce qu’il est intelligent. Il juge sévèrement le talent et la bravoure de ses officiers. Il discute un plan de campagne et toutes les manœuvres militaires. Il peut tout, lorsqu’il approuve les opérations et qu’il estime ses chefs ; mais aussi, dans le cas contraire, on ne peut pas compter sur des succès.

« Le soldat français est le seul, en Europe, qui puisse se battre à jeun. Quelque longue que soit une bataille, il oublie de manger tant qu’il y a du péril. Il est plus exigeant que tout autre, lorsqu’il n’est plus devant l’ennemi.

« Le soldat français est infatigable, lorsqu’il poursuit un ennemi en retraite. Il peut faire dix à douze lieues par jour et se battre deux à trois heures le soir. J’ai souvent profité de cette disposition dans ma première campagne d’Italie.

« Un soldat français s’intéresse plus au gain d’une bataille qu’un officier russe. Il attribue constamment au corps auquel il est attaché la première part à la victoire.

« L’art des retraites est plus difficile avec des Français qu’avec des soldats du Nord. Une bataille perdue lui ôte ses forces et son courage, affaiblit sa confiance en ses chefs et le pousse à l’insubordination.

« Les soldats russes, prussiens, allemands, gardent leur poste par devoir ; le soldat français, par honneur. Les premiers sont presque indifférents à une défaite, le second en est humilié.

« Les privations, les mauvais chemins, la pluie, le vent, rien ne rebute le soldat français, lorsqu’il espère ou poursuit des succès.

Le seul mobile du soldat français est l’honneur : c’est dans ce mobile qu’il faut puiser les punitions et les récompenses. Si jamais les corrections qui sont en usage pour les troupes du Nord s’établissaient parmi nous, on déflorerait l’armée, et elle cesserait bientôt d’exister comme puissance.

« Un bon mot du soldat français sur son général, une chanson qui lui peint son état de misère, ont souvent fait oublier des privations de tout genre et surmonter les plus grands obstacles.

« Le soldat français est généreux. Il pille pour dépenser, jamais pour s’enrichir. À ce sujet, j’ai entendu raconter au général Lariboisière qu’à un relais d’Allemagne, il trouva quatre grenadiers français dans une berline, et que l’un d’eux, chargé de payer la poste, demanda au postillon ce que l’Empereur lui donnait de guide. Sur sa réponse qu’il lui donnait trois francs par poste, il lui mit six francs dans la main, en observant qu’il était bien aise de donner à son Empereur une leçon de générosité, et qu’il ne manquât pas de le dire quand il repasserait.

« Le soldat français se bat avec bravoure, dès qu’il a l’uniforme. Il fait un soldat instruit après deux mois de marche.

« La conscription forme des armées de citoyens. Le recrutement volontaire forme des armées de vagabonds et de mauvais sujets. L’honneur conduit les premiers, la discipline seule commande aux seconds.

« Il suffit d’être juste avec des Français. Il faut être sévère avec des étrangers. »


L’Empereur racontait un jour que, la veille de la bataille d’Austerlitz, il passait en revue un corps de grenadiers. Il en menaça un des arrêts par rapport à sa mauvaise tenue ; ce soldat lui répliqua : « C’est trop peu que les arrêts, mais destituez-moi, pourvu toutefois que ce soit après-demain, car je ne veux pas être déshonoré. »

Il ajoutait qu’au fameux passage du pont de Lodi, il parcourait le front d’une demi-brigade qui recevait le feu de l’ennemi, et l’encouragea à tenir ferme. Un soldat l’apostropha en lui disant : « Vous nous faites périr en détail ; sacrifiez ma brigade ; les autres nous passeront sur le corps et, en moins d’une demi-heure, la victoire est à vous. » Après le passage opéré de cette manière, il fit chercher le soldat, qui n’existait plus. « Il y avait déjà là, disait-il, le courage et la tête d’un grand capitaine. »

L’Empereur était convaincu que l’opiniâtreté seule gagnait souvent les batailles. Je lui ai entendu raconter qu’il s’était battu avec le général Alvinzy pendant cinq jours consécutifs, sans qu’il y eût ni perte ni avantage d’aucune part. « Comme j’étais, disait-il, plus jeune que lui et plus entêté, je ne doutais pas qu’il ne finît par me céder le terrain, et je ne tenais plus que dans cette persuasion. Le cinquième jour, à cinq heures du soir, il se décida à ordonner la retraite. » L’Empereur disait souvent avec complaisance que ce général Alvinzy était le meilleur capitaine qu’il eût eu à combattre, et que c’était pour cela qu’il n’en avait jamais dit ni bien ni mal dans les bulletins, tandis qu’il avait fait l’éloge de Beaulieu, de Wurmser et du prince Charles, qu’il ne craignait pas.

Un ennemi intimidé, disait-il, fait tous les sacrifices qu’on lui demande. « Après avoir battu Beaulieu, à mon entrée en Italie, le Piémont se trouva découvert, la consternation devint générale. Il m’eût fallu six mois pour me rendre maître de toutes ses places fortes, et ma campagne était perdue pour la conquête de l’Italie. Je menaçai le Roi d’une invasion. Il m’ouvrit ses places, et je pus poursuivre Beaulieu sans lui donner le temps de se rallier. »

« La prise de Rome, dans la même campagne, m’aurait fait perdre vingt jours dont l’archiduc Charles aurait profité. Je menaçai le Pape, qui racheta ses États moyennant trente millions, dont j’avais grand besoin, et je poursuivis l’archiduc. On traite toujours plus favorablement, disait-il, avec un souverain qui n’a pas quitté sa capitale et qu’on menace, qu’avec celui qu’on a forcé d’en sortir. Mon traité de Campo-Formio a été proposé et conclu d’après ces principes. Je n’ai menacé Moscou que pour obtenir un semblable résultat. L’effet a tourné contre moi dans cette circonstance. »


Napoléon portait dans la guerre ce caractère d’insensibilité qui, dans toutes les phases de sa carrière orageuse, a toujours été le trait dominant. En Égypte, du côté de Jaffa, il fit fusiller sept mille Turcs qui s’étaient rendus par capitulation. Cinq ou six individus qui avaient échappé à cet effroyable carnage se réfugièrent à Saint-Jean d’Acre, y firent connaître cet attentat à la bonne foi et déterminèrent la garnison à n’écouter aucune proposition et à se défendre jusqu’à la mort. C’est là la cause principale de la résistance que Bonaparte essuya à Saint-Jean d’Acre.

À peu près dans le même temps, il fit empoisonner quatre-vingt-sept soldats, malades de la peste, dans l’hôpital de Jaffa. On essaya d’abord l’opium, qui ne produisit pas l’effet qu’on en attendait, et on employa ensuite le sublimé corrosif.

En faisant sa retraite de Saint-Jean d’Acre, il fit brûler toutes les récoltes des pays où il passait, et à une grande distance, à droite et à gauche du chemin que suivait l’armée. C’est d’après des traits semblables qu’il jugeait de l’habileté des généraux. Je me rappelle l’avoir entendu une seule fois vanter le talent militaire de Wellington au moment de sa retraite sur Lisbonne, qu’il exécutait devant Masséna ; ce général dévastait tout sur sa route ; il détruisait les moulins, brûlait les subsistances et emmenait avec lui les populations et les bestiaux. « Voilà un homme, disait l’Empereur ; il est forcé de fuir devant une armée contre laquelle il n’ose pas se mesurer, mais il établit un désert de quatre-vingts lieues entre l’ennemi et lui ; il retarde sa marche ; il l’affaiblit par des privations de tout genre ; il sait la ruiner sans la combattre. Il n’y a que Wellington et moi, en Europe, capables d’exécuter ces mesures. Mais il y a cette différence entre lui et moi, c’est que cette France, qu’on appelle une nation, me blâmerait, tandis que l’Angleterre l’approuvera. Je n’ai jamais été libre qu’en Égypte. Aussi m’y suis-je permis des mesures pareilles. On a beaucoup parlé de l’incendie du Palatinat, et nos misérables historiens calomnient encore à ce sujet Louis XIV. La gloire de ce fait n’appartient point à ce roi. Elle est toute à son ministre Louvois, et c’est, à mes yeux, le plus bel acte de sa vie. »

Il jugeait avec sévérité tous les généraux qui l’avaient précédé. Alexandre était son héros, parce qu’à de grands talents militaires, à de grandes vues de politique et d’ambition, il avait su joindre un grand système d’administration et d’amélioration pour le commerce du monde.

Dans le parallèle qu’il faisait des généraux les plus estimés, il lui échappait souvent des aperçus pleins de justesse et de raison. « Il y a, disait-il, cette différence entre Condé et Turenne, c’est que le premier s’est montré à Rocroi, à vingt-deux ans, ce qu’il a été toute sa vie ; il n’a jamais été plus brillant que dans cette première campagne, tandis que Turenne s’est constamment perfectionné et que sa dernière campagne est toujours la plus savante, ce qui provient de ce que Turenne avait l’esprit d’observation et savait mettre à profit l’expérience, tandis que Condé, né militaire, s’est arrêté au point où la nature l’avait placé. » Je crains que, dans ce parallèle, Napoléon ne se soit jugé lui-même : il n’a jamais été plus grand que dans la campagne d’Italie, qu’il a faite à vingt-six ans, où, avec une armée peu nombreuse, mal vêtue, mal nourrie, dépourvue d’une partie du matériel nécessaire, il a détruit successivement quatre armées autrichiennes et a marché de victoire en victoire jusqu’aux portes de Vienne.

Il accordait du génie militaire au grand Frédéric, mais dans ce sens qu’il avait su s’écarter de la routine de son siècle. « Il a mis, disait-il, plus d’activité dans ses marches, moins de lenteur dans ses manœuvres ; il a montré de l’audace devant des généraux qui n’avaient que de la méthode ; il les a étonnés et battus, parce qu’il s’est écarté de leurs formes et de leur froide tactique. » Un jeune homme entreprenant lui eût plutôt résisté qu’un général consommé dans le métier.

Il parlait avec admiration des premiers temps de la guerre de la Vendée ; « alors, disait-il, les paysans étaient des soldats qui n’écoutaient que leur courage et leur fanatisme ; ils étonnaient et déconcertaient la troupe de ligne ; il n’y avait plus de tactique pour elle ; les paysans, armés de bâtons, s’emparaient de l’artillerie ; mais lorsque ces paysans ont commencé à se battre en ligne, alors ils ont eu de l’infériorité sur les troupes réglées, parce que, dès ce moment, la supériorité de la tactique a décidé de la victoire ».

J’ai vu un manuscrit de Kléber dans lequel cet habile général, qui avait suivi Bonaparte en Égypte, examinait avec soin son talent militaire et, passant en revue toute sa campagne d’Italie, ne lui accordait la réputation de grand général que dans cette circonstance où il se décida à lever le blocus de Mantoue et à abandonner son artillerie de siège pour aller combattre Wurmser, qui marchait contre lui avec des forces très supérieures.